On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 19 septembre 2015

Quelles vies comptent ? La responsabilité et le deuil selon Judith Butler

Un très beau texte de la philosophe américaine, Judith Butler, sur la responsabilité, extrait de Ce qui fait une vie, Essai sur la violence la guerre et le deuil (trad. Joëlle Marelli, Coll. Zones, éditions La Découverte, 2010, p. 41-42).

"Il n'est pas facile d'aborder la question de la responsabilité, notamment parce que le terme lui-même a été utilisé à des fins contraires à celles que je poursuis ici. En France, par exemple, où les avantages sociaux sont refusés aux pauvres et aux migrants, le gouvernement prône un nouveau sens de la « responsabilité », terme par lequel il veut dire que les individus ne devraient pas dépendre de l'État mais d'eux-mêmes. Un mot même a été formé pour décrire le processus de production d'individus qui ne dépendent que d'eux-mêmes : « responsabilisation ». Je ne suis certainement pas opposée à la responsabilité individuelle et il ne fait pas de doute qu'à certains égards nous devons tous assumer nos responsabilités. Mais certaines questions critiques naissent pour moi de cette formulation : ne suis-je responsable que de moi-même ? Y a-t-il d'autres personnes dont je sois responsable ? Et comment est-ce que je détermine généralement la portée de ma responsabilité ? Suis-je responsable de tous les autres ou seulement de certains, et suivant quels critères tracerais-je cette ligne de partage ?
Mais ce n'est que le début de mes difficultés. J'avoue avoir quelques problèmes avec les pronoms en question. Suis-je responsable seulement en tant que « je », autrement dit comme individu ? Se pourrait-il que ce qui apparaît quand j'assume mes responsabilités, c'est que celle que « je » suis est nécessairement liée à autrui ? Suis-je seulement pensable sans ce monde des autres ? Se pourrait-il même que, à travers le processus consistant à assumer la responsabilité, le « je » se révèle partiellement un « nous » ?
Mais qui est alors inclus dans le « nous » que je semble être ou dont je semble faire partie ? Et de quel « nous » suis-je maintenant responsable ? Ce n'est pas la même chose que de demander à quel « nous » j'appartiens. Si j'identifie une communauté d'appartenance à partir de la notion de la nation, du territoire, de la culture et si je fonde alors mon sens de la responsabilité sur cette communauté, j'adhère implicitement à l'idée que je ne suis responsable que de ceux qui sont reconnaissables comme moi d'une manière ou d'une autre. Mais quels sont les cadres de reconnaissance implicitement en jeu quand je « reconnais » quelqu'un comme étant un « moi » ? Quel ordre politique implicite produit et régule la « ressemblance » dans ces cas-là ? Quelle est notre responsabilité envers ceux que nous ne connaissons pas, qui semblent mettre à l'épreuve notre sentiment d'appartenance ou défier les normes disponibles de ressemblance ? Peut-être sommes-nous des leurs d'une autre manière et peut-être notre responsabilité envers eux ne repose-t-elle pas, en fait, sur la perception de similitudes préexistantes (ready-made similitudes). Peut-être une telle responsabilité ne peut-elle commencer à se réaliser qu'à partir d'une réflexion critique sur les normes d'exclusion par lesquels se constituent des champs de reconnaissabilité, ces champs qui sont implicitement invoqués quand, par réflexe culturel, nous pleurons certaines vies tout en répondant par l'indifférence à la perte d'autres vies.
[…] Je voudrais revenir à la question du « nous » et réfléchir à ce qui arrive à ce « nous » en temps de guerre. Quelles vies sont-elles considérées comme dignes d'être sauvées et défendues et quelles vies ne le sont pas ?
[…] Une manière de poser la question de qui « nous » sommes en temps de guerre est de se demander de qui les vies sont considérées comme douées de valeur, de qui les vies font l'objet d'un deuil et de qui les vies sont considérées comme non sujettes au deuil. La guerre peut-être pensée comme ce qui divise les populations entre celles qui peuvent être pleurées et celles qui ne peuvent pas. Une vie non sujette au deuil est une vie qui ne peut être pleurée parce qu'elle n'a jamais vécu, autrement dit parce qu'elle n'a jamais compté comme vie.
[…] La distribution différentielle du deuil public est un problème politique d'une énorme signification. »

vendredi 18 septembre 2015

Beaucoup de bruit pour si peu

La France s'apprête à accueillir, non sans contestation, 20 000 réfugiés au titre du droit d'asile, soit un trois millième de la population nationale. La belle générosité d'Etat ! Comparé au revenu minimum cela équivaut à un don de 30 centimes. Aussi impécunieux soit-on, ce n'est pas tout de même pas la ruine !
Mais, argue-t-on, que dire aux familles qui attendent depuis des années des logements sociaux ? Réponse : ce n'est pas la politique d'accueil qu'il faut remettre en cause mais l'impéritie des politiques publiques, nationales et municipales, en matière de construction, dont n'ont pas à souffrir les réfugiés qui fuient les bombes, la dévastation et le désespoir. Et puisqu'il s'agit de parer aux situations d'urgence, oui - disons-le, tout net - il y a un tri à faire, indépendamment de toute considération de nationalité. N'est-ce pas ce que font les médecins à l'égard des victimes des tremblements de terre ou de tout accident de grande ampleur : prendre soin en priorité des blessés les plus graves, quels qu'ils soient et d'où qu'ils viennent ?