On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

lundi 27 mai 2013

Simmel sur la pauvreté

Peut-être serons-nous, cette fois-ci, davantage d'accord avec l'analyse suivante de Georg Simmel sur la pauvreté ?

"Les pauvres, en tant que catégorie sociale, ne sont pas ceux qui souffrent de manques et de privations spécifiques, mais ceux qui reçoivent assistance ou devraient la recevoir selon les normes sociales. Par conséquent, la pauvreté ne peut, dans ce sens, être définie comme un état quantitatif en elle-même, mais seulement par rapport à la réaction sociale qui résulte d'une situation spécifique."
"Le fait que quelqu'un soit pauvre ne signifie pas encore qu'il appartienne à la catégorie des "pauvres". Il peut être un pauvre commerçant, un pauvre artiste ou un pauvre employé, mais il reste situé dans une catégorie définie par une activité spécifique ou une position". Et Simmel ajoute : "C'est à partir du moment où ils sont assistés, peut-être même lorsque leur situation pourrait normalement donner droit à une assistance, qu'ils deviennent partie d'un groupe caractérisé par la pauvreté. Ce groupe ne reste pas unifié par l'interaction avec ses membres, mais par l'attitude collective que la société adopte à son égard" [Les pauvres, (1ère éd. en allemand, 1907), Paris, PUF, Quadrige, 1998, p. 96-98].
Et le sociologue Serge Paugam d'expliquer : "Ce qu'il y a de plus terrible dans la pauvreté, constatait Simmel, c'est d'être pauvre et rien que pauvre, c'est-à-dire de ne pas pouvoir être défini par la collectivité autrement que par le fait d'être pauvre. A partir du moment où le pauvre est pris en charge par la collectivité pour sa subsistance et son entretien quotidien, il ne plus prétendre à un autre statut social que celui d'assisté" [in Serge Paugam et Nicolas Duvoux, La régulation des pauvres, 2008, Paris, PUF, Quadrige, 2008, p. 18.]

12 commentaires:

Descharmes philippe a dit…

La pauvreté serait donc de nature sociale (catégorie des assistés), mais on peut tempérer ce point de vue en considérant que des personnes sont considérées pauvres parce qu'elles sont en dessous ou à la limite du seuil de pauvreté économique et qu'elles ne sont pas toujours des assistées.
Nous devons aussi éviter le malthusianisme social libéral en considérant que c'est du devoir d'une société de protéger les faibles.

Dominique Hohler a dit…

Je voudrais réagir aux deux blogs précédents, à propos de la pauvreté et à propos de Bill Gates.

Ce qui me gêne dans les définitions de la pauvreté, qu'elles se basent sur la privation ou sur l'assistance (même si je vois bien que la conception de Simmel est féconde en ce qu'elle permet de relativiser et de dépasser le ghetto de la pauvreté), c'est que ces définitions participent de l'acceptation du fait de la pauvreté comme une donnée.

Imaginons que la planète Terre soit vide d'humains et que ces derniers venus d'une autre planète viennent la peupler. Il faudrait alors se mettre d'accord à propos de ce qui appartient à qui –si tant est que la propriété soit retenue comme mode d'habitation de la Terre- et pour ce partage s'imposeraient sans doute des critères de répartition qui font consensus, comme l'égalité ou le mérite (sans doute le mélange des deux).
Mais on aurait du mal à imaginer que dans ce partage inaugural on donnerait tout à quelques-uns et rien à d'autres. Quel esprit argumenterait en faveur de l'indigence fatale côtoyant le luxe ?

Nous ne sommes pas venus sur Terre en un jour sur un vaisseau ; notre vaisseau s'appelle l'Histoire et l'Histoire nous fait accepter des situations héritées que dans des hypothèses théoriques telles que celle que je viens de décrire nous n'accepterions pas.

Dans le film D'Haneke, "Le ruban blanc" on voit un père de famille désavouer son fils parce que celui-ci s'est révolté contre le baron qui fait travailler sa famille dans la misère. Seuls les enfants qui découvrent le monde voient le scandale de la pauvreté, les parents ont assimilé l'Histoire. La pauvreté est un phénomène que nous acceptons comme une donnée ; que nous mesurons et que nous cherchons à définir sans l'interroger davantage. Il y a une sorte d'amnistie de l'Histoire en faveur des héritiers dont l'accès aux richesses a débuté par la confiscation, par le vol, par le crime.

Faisons la part des choses entre ces héritiers et les fortunes qui se sont construites par le travail, par le talent ou par la chance. Les lois naturelles sont par nature injustes, la sagesse des anciens nous invite à accepter qu'un œil vertueux soit un œil qui voit bien (Aristote). Mais les modernes découvrent que l'homme et la nature ce sont deux choses différentes. Les dons de la nature doivent se corriger par des conduites comme celle de Bill Gates. Ainsi les hommes chanceux, ajoutent-ils à la chance l'honneur de rester des hommes.

Dominique

Dominique Hohler a dit…

Permettez-moi de compléter ma précédente intervention par cette citation :

"When I give food to the poor they call me a saint. When I ask why the poor have no food they call me a communist"

Dom Hélder Câmara

Aurore Ailloud a dit…

Ce qui est le plus intéressant pour moi dans cette analyse, ce n'est pas tant la définition donnée sur la pauvreté que ce qu'elle nous montre de l'humain et de ses sociétés: Ce besoin irrépressible de la société à catégoriser, quantifier, qualifier ceux qui la compose. certes, une gestion de la société impose cette analyse. cependant, dans le cas de la catégorie des "assistés", au sens défini par Georg Simmel, on se rend vite compte des limites et des possibles dangers de cette façon d'appréhender les hommes. On en oublie l'humain, l'être et sa richesse quelle que soit sa catégorie socioprofessionnelle ou son statut sociale. Pour aider on identifie des groupes sociaux au risque de les stigmatiser. Ceux qui sont perçus comme tel finiront dans une majorité des cas par avoir une piètre estime d'eux même, ou alors se détacheront de la société qui leur renvoie une image si négative d'eux même. chaque être humain a besoin de reconnaissance et c'est le regard de l'autre qui permet d'exister: l'enfant a besoin du regard bienveillant de celui qui s'occupe de lui ( théorie de l'attachement. Bowlby) tout comme il est reconnu que dire sans cesse à un élève qu'il est mauvais, ou ne lui attribuer que de mauvaise notes, entraînera ce dernier à altérer son identité pour se percevoir comme le « mauvais élève ». C'est donc bien lorsque les « pauvres » commencent à se définir eux même comme « assistés » que se joue toute la tragédie de la pauvreté.

Aurore M1 SEPAD.

Emmanuel Gaudiot a dit…

Cette qualification de "pauvre" est une mise en boîte comme celles que l'on fait à chaque instant : il nous faut mettre les gens dans des boîtes!
Pourtant, celle-ci est d'une nature spéciale, connotée. La boîte qui étreint les pauvres est une boîte transparente à travres laquelle on (i.e. nous qui ne sommes pas pauvres) peut observer le pauvre. Par méfiance, donc par peur, il nous faut épier et anticiper ce que celui qui a tout perdu -je parle ici de ce qui tissait des liens d'égal à égal avec les autres- peut faire pour nous mettre en danger : viendra-t-il nous voler, viendra-t-il respirer devant nous et exhaler un goût de vinasse ?
Le pire, est que tout ceci est sous-jacent : le pauvre est nécessairement moins digne, ne serait-ce que parce qu'il s'expose. C'est un pauvre qui tend la main, qui met sa faiblesse en avant, au vu de tous. Les autres (les riches) sont, quant à eux, dans des boîtes aux parois opaques d'où rien ne sort, aux murs capitonnés qui étouffent leurs cris de détresse...
Ainsi si le pauvre est démuni de tout autre statut social, c'est par omission : il est un "assisté" en apparence, mais au fond il est un malheureux, un misérable ; quelqu'un qu'on redoute plus que tout de devenir. C'est peut-être pour cela que l'on aime pas la pauvreté.
Je ne saurais assez vous conseiller de lire (ou relire) "LES MISERABLES" de Victor Hugo.

Descharmes a dit…

Je voudrais compléter mon propos en disant qu'il ne doit pas s'agir seulement dans le libéralisme de malthusianisme social, mais qu'il s'est agi de darwinisme social, où l'on considérait qu'il fallait laisser les pauvres (économiquement : ceux qui n'ont pas assez de ressources pour vivre) à eux mêmes, ce qui a vu la naissance des théories révolutionnaires ou à l'opposé des sociétés de charité et que pour lors, dans son extériorité: il faut donner les moyens économiques et sociaux à toutes les catégories en patageant mieux les ressources et richesses. Mais il faut aussi arrêter de stigmatiser des catégories sous la dénomination de pauvres ou assistés et considérer qu'en dépit des différences et inégalités naturelles tous les hommes ont droit à la dignité, dans le respect de la tolérance et de la liberté.

Anonyme a dit…

Selon Simmel le pauvre radicalement pauvre est un assisté, cela sous-entend qu'il a perdu en sus de son identité sociale son identité tout cours car qui niera le fait qu'être "quelqu'un" au yeux de nos pairs est vecteur de confort psychique.
En effet pouvoir dire : je suis Albert Untel et je suis avocat, juge, mécano, coiffeur etc., ou bien dire seulement : je suis Albert Untel et puis c'est tout, la différence est de taille...
Pas si sûr, si on épouse résolument un mode de vie cynique pour lequel une pénurie complète est une posture choisie et assumée. Ici il n'y a plus cette trop systématique adéquation entre ce que j'ai réalisé, fait et ce que je suis, je suis cela suffit. On le sait pour les Cyniques toute considération sociale est un 'brevet' d'échec et la pauvreté une distinction, une noblesse qui se conquiert en essuyant crachats et insultes. Elle est un chemin parsemé d'épines exerçant l'esprit et le corps à l'endurance et au détachement (un bon exercice pour le philosopher).
"C'est une chose royale d'être payé de ses bienfaits en calomnies" déclare Antisthène
Ainsi il y a des assistés volontaires au sens fort du terme, il y des assistés qui le sont par vocation pas forcément cynique d'ailleurs même si ces chemins de traverse cahoteux rendent philosophe par la "force des choses".
Au final, vivre une vie de raté ce n'est pas choisir la facilité comme le suggère la si belle chanson de Léo Ferré sur un anar :
" Si j'avais des sous,
Ils me demanderaient Où
Les as-tu gagnés
Sans avoir trimé pour la société?
Même comme j'en ai pas
Faut leur expliqué
Qu'c'est jamais pénard
D'être un ananar..."
MarieEMMA (sepadM2)

Alexis PHILIPPIN a dit…

Ce que je trouve beau avec l'identité, c'est qu'on ne peut la perdre tout à fait. Les sociologues ont, me semble-t-il, bien compris cela puisqu'ils ne parlent jamais de l'identité seulement, d'une personne, si ce n'est pour désigner ce qu'il y a en la personne de plus personnel. C'est-à-dire ce qui fait en propre que cette personne est cette personne et pas une autre.
Ils distinguent par exemple l'identités civile, professionnelle, sociale, culturelle, politique etc.

Or, toutes ces identités, on peut les perdre, les briser, se les faire ravir. Et c'est bien, car untel n'est pas un brun, ni un mâle, ni même un cordonnier ; il est un Homme de sexe masculin, aux cheuveux bruns, et qui fais le beau métier de cordonnier. De nombreux films l'illustrent : il parrait si facile de tout plaquer pour tout recommencer, en mieux, ailleurs.

Toutes nos identités de ce genre nous font connaître. Elles disent quelque-chose de ce que nous sommes, mais elles ne diront jamais le plus essentiel, elles ne diront jamais sinon implicitement notre profonde individualité. Or être Homme, c'est d'abord cela.
Il est meilleur car satisfaisant, bon et tout ce que l'on voudra, d'avoir un bon métier, de gagner bien sa vie, d'avoir une bonne aura sociale, c'est vrai. Mais être Homme, c'est déja l'essentiel.

Si l'on recherche ce qui fait du pauvre un pauvre, on peut déterminer nombre de critères, et tenter d'enfermer les personnes concernées dans des prisons accidentelles de mots, des catégories plus ou moins bien taillées pour l'occasion : l'on n'arrivera pas à cerner les personnes ne serai-ce que pour dire, exprimer ce qu'elles sont. Un pauvre n'est pas qu'un pauvre. C'est un Homme que la société accuse d'avoir échoué et subventionne plus ou moins, pour se doner bonne conscience sans vraiment s'en occuper.

En vérité, on devrait dire que c'est la société qui est pauvre, par les pauvres qu'elle enferme dans leur pauvreté.

L'Humain restera toujours Humain. Trop humain peut-être, mais humain quand-même, quel que soient les qualificatifs ou substentifs par lesquels on voudra le nommer, l'humain restera une personne qui a besoin de relations d'amitié pour être heureuse. C'est la seule pauvreté qui deshumanise vraiment la personne.

MathieuLL a dit…

Je n'ai encore jamais lu Simmel, bien que je vois son nom un peu partout. Mais cet extrait est intéressant ; je le trouve froid comme la raison.

On peut certes déplorer ce vice humain qui consiste à catégoriser et enfermer dans des tiroirs des groupes d'hommes... malheureusement, c'est un impératif de la raison sociale - comme la raison pratique a ses impératifs moraux - la liberté de la volonté par exemple. Que le pauvre devienne pauvre dès lors qu'il est assisté... voilà une thèse bien originale. Plutôt que d'être un rapport à autrui, je crois que la pauvreté est un rapport à soi-même : est pauvre celui qui, dans le regard réel ou imaginaire de l'autre, se sent défaillant sur le plan matériel. Même la faim n'est pas un critère de pauvreté ; car je peux vouloir ou accepter ma faim. Par exemple, lorsqu'un génie passe plusieurs jours sur son ouvrage - de quelque nature qu'il soit - sans mangé ni dormir, est-il pauvre pour autant ? Au contraire : il est plus riche que le repu. Peut-être a-t-il alors les moyens malgré tout... mais qu'est-ce qu'un moyen s'il n'est pas utilisé ? Un néant. Le pauvre qui actualise le peu de ses moyens est plus riche que le riche qui conserve en puissance ses ressources.
Merci pour cette nouvelle perspective qui donne à penser.. (plus que B.G. en effet !!)

Anonyme a dit…

Bonjour,

La fin du billet et les commentaires m'évoquent une pensée forte et originale de Simone Weil (la philosophe !) :

Elle pense l'esclavage comme l'acte de "forcer quelqu'un à se lire soi-même comme on le lit",

la conquête comme l'acte de "forcer les autres à vous lire comme on se lit soi-même",

et la justice enfin comme l'acte "d'être continuellement prêt à admettre qu'un autre est autre chose que ce qu'on lit quand il est là (ou que l'on pense à lui). Ou plutôt : lire, en lui, aussi (et continuellement) qu'il est certainement autre chose, peut-être tout autre chose, que ce qu'on y lit".

Cette attitude envers les autres doit être maintenue car "chaque être crie en silence pour être lu autrement", et on ne doit pas "être sourd à ces cris".

Les "assistés"-pauvres de nos sociétés seraient-ils des esclaves sans travail qui leur aurait été confié par la société donc sans statut social bien défini ?

Et l'un de nos devoirs premier de concitoyens et d'être humain, ne serait-il pas d'être ouvert à cette multiplicité de lectures possibles de l'autre, sans rester prisonniers de celles que la société (sécuritaire, médiatique...etc...) nous impose ?

Bonnes méditations sur ces citations dont je ne me lasse pas,
Ingrid S.

Claudius a dit…

Bonjour,
de mon point de vue Bill Gates devrait avant tout payer ses impôts à un état redistributeur! plutôt que de garder bonne conscience, et de s'aimer encore plus en aimant son monde! En Afrique, j'ai entendu cette phrase désabusée: "la main qui donne est toujours au dessus de celle qui reçoit!"
Bien à chacun

Anonyme a dit…

Telle que définie par des chercheurs en Sciences Humaines, la pauvreté apparaît comme une caractéristique qu'on peut "catégoriser" ; au même titre qu'on catégorise la délinquance... l'homosexualité... les bourgeois bohèmes... les écologistes, et bien d'autres (Si quelqu'un connaît une référence à me communiquer sur des travaux concernant la catégorie des actionnaires, je suis preneuse !).
"Chercher" est une noble activité et il ne s'agit pas de remettre du tout en question l'activité en elle-même, mais quand même, certaines orientations de recherche mettent mal à l'aise : leurs résultats donnent le sentiment d'une exibition impudique, d'un étalage humiliant pour les êtres humains mis sous le projecteur. L'étape suivante qui consiste à activer un stigmate, avec condescendance ou intransigeance, ne semble jamais loin... De surcroît, le procédé de catégorisation a tendance à fixer sans souplesse une caractéristique qui est peut-être provisoire ou ne représente pas la caractéristique la plus adaptée pour évoquer quelqu'un... Et, surtout, sépare en l'abstrayant un groupe en l'isolant du tout alors qu'il existe nécessairement une relation dialectique entre tous les membres du tout, mais... Travailler la dialectique supposerait l'abolition du sacro-saint " diviser pour mieux régner" qui aurait pu rendre le peuple si fort face à la minorité détentrice du pouvoir.
Est-il permis d'espérer encore ?

Pour finir, je me permettrai de citer les propos de quelqu'un ( jeune contemporain) dont je n'ai pas réussi à retenir le nom mais qui travaille sur la notion d'égalité en France :

"La république française porte un discours en théorie, de liberté, d'égalité, de fraternité...en même temps qu'elle le démonte par sa pratique."

Une association d'idée me vient à l'instant avec le remarquable ouvrage de Michel FOUCAULT, Surveiller et Punir > incontournable à mes yeux pour se situer dans ce genre de discussion.
Hannah ARENDT également est précieuse pour réfléchir sur les groupes humains organisés.

Anne Rendamme