On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

vendredi 18 novembre 2011

Si nous savions ce que nous faisons...

Si nous savions ce que nous faisons, c'est-à-dire si nous avions pleinement conscience des effets de nos actions sur ceux qui seront affectés par elles, serions-nous capables de leur faire du mal ? La réponse est dans la question, mais pourquoi n'est-elle jamais formulée en ces termes ?
Notre capacité humaine à nuire aux autres ne s'enracine généralement pas dans le plaisir que nous prenons à les faire souffrir – cette catégorie pathologique ne comprend qu'un petit nombre d'individus – mais plutôt dans une absence de conscience, je veux dire de conscience vivante, une sorte de représentation molle ou froide ou abstraite, de la douleur, de la peine, de la souffrance qui laisse indifférent et comme à distance. De là vient que ce que nous nous représentons ne suffit pas à nous ébranler, à nous pousser à agir ou à nous retenir lorsque l'impulsion de la sensibilité et la vivacité de l'imagination manquent. Notre esprit serait-il véritablement capable de saisir la réalité avec l'intensité nécessaire, la perception de la souffrance d'autrui suffirait à nous empêcher de l'infliger, en l'absence de toute loi et de toute règle morale. Celles-ci viennent seulement pallier ce défaut, qui est un manque d'empathie autant qu'une déficience de la pensée, les deux étant profondément liés. Aussi n'est-ce pas tant notre conscience morale que nous devons développer, à la faveur d'un surcroît de responsabilité et d'une meilleure intelligence de nos devoirs, que notre conscience tout court.
On se trompe lorsqu'on dit de la conscience qu'elle est purement subjective, personnelle ou individuelle. Eveillée ou développée, elle désigne un état de présence à soi et au monde qui est autant perception de nous-même que perception des autres, et ceci du fait d'une connexion entre les êtres qui transcende la différence entre le moi et le non-moi. Autrement dit, face au mal, et dans toutes les circonstances de l'existence, je plaiderais davantage pour un accroissement d'attention et de vigilance, de conscience précisément, plutôt que pour un supplément de vertu.
Pour comprendre cela, nul besoin de se tourner vers l'enseignement bouddhiste, même si celui-ci est particulièrement précieux. Au-delà ou en-deçà des tables de la loi et des dix commandements, n'est-ce pas le sens même de ce que saint Paul appelle les « tables de chair », à la lumière desquelles s'explique la parole du Christ, si parfaitement dénuée de toute signification morale : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font » ?

6 commentaires:

craindre1989 a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Anonyme a dit…

Si j'ai bien compris, vous supposez ici que si on pouvait sentir le mal que l'on inflige à l'autre alors nous ne ferions peut-être pas ce mal.

Mais je me demande, comment alors concilier votre argument avec les personnes qui ont déjà été victimes de violence (qui savent donc le mal que cela fait) et qui pourtant la reproduisent?

Comme récemment dans l'actualité, une personne agressée sexuellement à l'âge de 13 ans et qui 10 ans plus tard agresse lui aussi sexuellement une fillette.

Peut-être que la connaissance du mal infligé à l'autre ne suffit pas à nous empêcher de commettre ce mal...

Michel Terestchenko a dit…

Je comprends l'objection, mais il faut entendre par connaissance, le fait d'éprouver dans la "chair" de son esprit le mal que l'on fait. Le fait d'avoir soi-même subi une agression ne suffit visiblement pas à développer une conscience suffisante pour empêcher de la commettre à son tour, même si on pourrait s'attendre à ce qu'il en soit autrement, vous avez raison. Mais cette répétition signifie qu'existe un traumatisme psychique, qui perturbe (au minimum) le comportement. Donc, finalement, je ne crois pas que ce soit vraiment une objection. La conscience, telle que je la comprends ici, doit être libre et éveillée, et donc libérée de tout ce qui l'entrave, que ces obstacles soient pathologiques ou liées à des névroses ordinaires.

Anonyme a dit…

Bonjour

Votre billet me fait penser aux efforts, encore modestes mais enthousiasmants, de réhabiliter l'âme, la spiritualité inhérente des êtres humains dans les contextes les moins ouverts à l'âme: notamment, mais pas seulement, les entreprises (car c'est sur ce sujet que je travaille...)

Un article publié des années de ça mentionnait l'idée d'une "humanité partagée" comme base morale - prenant au sens propre la règle d'or de Kant et de presque toutes les religions: respecte l'autre comme tu te respectes toi-même car l'autre est effectivement un autre toi. Sans effacer la différence soi-autre, j'ai toujours trouvé cet argument plus fort qu'une éthique fondée sur la reconnaissance de l'autre en tant qu'autre. Si l'autre est humain (ou vivant) comme je le suis, je ne peux le faire souffrir sans me faire souffrir pareillement, physiquement, émotionnellement, psychologiquement - même si je ne le réalise pas, je me détruit en tant qu'être humain.

Pour en revenir aux entreprises - la première responsabilité de chaque agent est de développer sa conscience de soi afin de percevoir la conscience des autres agents (non plus des collectifs anonymes: consommateurs, fournisseurs, actionnaires, employés - mais des êtres individuels, complexes et fragiles comme soi) et d'agir de façon morale sans que cela ne soit un dilemme, un effort ou un 'investissement'.

Bref - j'aime le message, il serait sage qu'il soit entendu!

Cécile

michel terestchenko a dit…

Merci, chère Cécile, je vous remercie vivement pour votre billet qui apporte, en effet, de l'eau à mon moulin.

Mahjouba a dit…

Je pense que lorsque l'on fait du mal à l'autre, on ne pense pas , en un certain sens, réellement à ce que l'on va infliger. Même dans les cas de vengeance, ou autre type d'action dans lesquelles l'acte est prémédité on est dépassé, emporté par quelque chose de plus fort.

Mais je pense aussi que celui qui fait du mal à l'autre, le fait en s'attendant à éprouver un certain plaisir, à l'instar des sadiques. Ainsi on ne veut pas le mal pour le mal, mais on le veut parce qu'on en attend un certain "bien". En étant ainsi complètement centré sur soi-même, notre attention à ce qui se trouve autour de nous s'en trouve réduite.
Cela me fait penser à Socrate et à son "intellectualisme" formulé par ces mots "Nul n'est méchant volontairement." Le mal commis provient d'un défaut de connaissance.

Mahjouba