On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 24 août 2011

Saint Jack Bauer

Dans une lettre de 1521 à son ami le grand historien et diplomate florentin, François Guichardin, Nicolas Machiavel écrit : « Je crois en effet que le vrai moyen d’apprendre le chemin du paradis est de connaître celui de l’enfer, pour l’éviter ». Telle est la devise qui pourrait être placée au fronton de la série télévisée américaine 24 Heures et qui constitue également le credo de son principal héros, Jack Bauer, dont la mission au sein de l'agence anti-terroriste située à Los Angeles (CTU, Counter Terrorist Unit) est de déjouer, par tous les moyens possibles, les terrifiants attentats (nucléaires ou biologiques) qui menacent, de façon imminente, la sécurité des états-Unis et qui mettent en péril la vie de milliers voire de millions d'Américains. Qu'il ait constamment recours, dans chacune des huit saisons (2001-2010), à des méthodes d'interrogatoire coercitives, à la torture, à des actes d'une violence parfois insoutenable et à l'assassinat contribuerait à faire de lui l'image même du meurtrier à la personnalité pathologique et incontrôlable – et nombreux sont ceux qui le considèrent ainsi - n'était-ce la justification qui toujours accompagne ses actions : les circonstances exceptionnelles où le salut des citoyens exige que soient suspendus et violés les principes moraux et juridiques sur lesquels reposent nos démocraties libérales et l'Etat de droit. Et ce ne sont pas jusqu'à ses détracteurs les plus véhéments, les plus désireux de restaurer le respect de la loi, la protection des droits de l'homme et de l'envoyer en prison pour ses crimes, tel le sénateur Mayer, lequel instruit son procès devant une commission sénatoriale ad hoc au début de la saison 7, qui ne soient finalement contraints de reconnaître la légitimité de ces mesures extrêmes, sans compter les différents présidents des Etats-Unis, en particulier David Palmer, un démocrate noir aux scrupules moraux particulièrement exigeants (un personnage dont on a pu dire qu'il a contribué, au sein de l'opinion publique américaine, fascinée par cette série, à l'élection de Barak Obama), aux ordres duquel il obéit. De sorte que Jack Bauer constitue un cas moral exceptionnel, tout à la fois tortionnaire et assassin impitoyable et homme d'honneur à l'intégrité irréprochable, qui se sacrifie lui-même, sa vie, sa conscience, son bonheur personnel et familial et qui sacrifie les autres, jusqu'à ses collaborateurs les plus proches, au nom du bien supérieur de l'Etat, de façon totalement désintéressée et sans jamais prendre plaisir au mal qu'il inflige. Jack Bauer est l'incarnation la plus aboutie, qu'une fiction ait jamais inventée, de cette figure équivoque et tragique du « noble tortionnaire », le sauveur sacrificiel, quasi-christique, agissant, en l'occurrence, au nom d'une administration paranoïaque minée, à l'extérieur, par la menace apocalyptique et, à l'intérieur, par la trahison qui corrompt le cœur de l'exécutif et l'agence elle-même.

Violences et sacrifice

Dans 24 Heures, l'usage récurrent de la torture, généralement autorisé au plus haut niveau de l'Etat par le président lui-même, prend des formes multiples. Les terroristes ou les personnes soupçonnées de liens avec eux sont électrocutés, brutalement frappés, leurs membres sont coupés, brisés ou blessés par balles ; ils sont laissés sans soin ou encore sont-ils victimes d'injections paralysantes ou encore de diverses formes de désorientation sensorielle, tel le fils du secrétaire à la Défense dans la Saison 4 qui est torturé sur les ordres de son propre père ; dans cette même saison, l'associé d'Habib Marwan, auteur d'attentats sur des centrales nucléaires, refuse de parler et voit, sur ordre de Jack Bauer, ses enfants être exécutés sous ses yeux par transmission vidéo (quoique, en réalité, l'exécution soit feinte). On pourrait multiplier presque sans fin les exemples de ces actes de violences contrôlés qui ne sont pas commis par Jack Bauer seulement, quoiqu'il soit un expert en la matière. Et si ce-dernier utilise ces méthodes, sans aucun scrupule quoique ce soit sans cruauté, c'est qu'elles sont, au regard des circonstances, les seules à pouvoir déjouer les attentats, toujours imminents et que le temps joue en leur défaveur. Deux expressions reviennent constamment en guise de justification dans sa bouche : « Le temps presse » (We are runing out of time) et « C'était nécessaire ».
Dans la Saison 4, par exemple, Jack électrocute, avec les fils d'une lampe électrique, Paul Raynes, le mari d'Audrey, dont elle est séparé et avec laquelle Jack à une liaison, et la scène se passe sous les yeux horrifiés de la jeune femme. Dans une scène poignante, Jack Bauer menace de son arme le chirurgien qui est en train d'opérer Paul, et l'oblige à s'occuper plutôt d'un ingénieur chinois, Lee Jong, qui vient d'être touché par une balle lors de son extraction forcée du consulat de Chine et qui est en possession d'informations vitales, permettant de localiser la bombe nucléaire sur le point d'exploser. Paul Raynes meurt sous les yeux de sa femme et de Jack, désespéré d'avoir été contraint de faire ce choix tragique, dont il sait qu'il lui coûtera l'amour de la femme qu'il aime. Elle se jette sur lui, le frappe et le traite de fils de p..., lui reprochant de l'avoir tué alors que Paul lui avait sauvé la vie recevant la balle qui lui était destiné. La vie de Jack est ruinée une nouvelle fois.
C'est que le destin de ce personnage est une véritable tragédie : sa femme, également agent à CTU, est tuée (à la fin de la Saison 1) ; sa fille, Kim, refuse de le voir pendant des années et tous ses efforts pour établir une relation affective durable échouent ; il est lui-même soumis régulièrement à des actes de torture d'une violence telle que, dans la Saison 2, il est victime d'un arrêt cardiaque et laissé pour mort ; il est enfermé et torturé de longs mois durant dans les geôles des prisons chinoises, après avoir été livré par son propre gouvernement en mesure d'apaisement après l'assaut qu'il a mené contre le consulat de ce pays, ou encore est-il obligé de disparaître après avoir simulé son décès, et ce ne sont-là que quelques exemples de l'enfer qu'est son existence, toute entière dévouée à protéger son pays et la vie de ses citoyens. De là vient que Jack Bauer soit auréolé, si l'on peut dire, des vertus proprement sacrificielles du « noble tortionnaire » dont le courage et le dévouement ne peuvent jamais être reconnus officiellement puisqu'ils se manifestent dans des actions répréhensibles, pénalement condamnables, et qui doivent rester secrètes. Les scénaristes de la série ont, avec le personnage Jack Bauer, dressé le portrait profondément équivoque tout à la fois d'un tortionnaire impitoyable et d'une sorte de saint entièrement désintéressé, prêt à servir le bien de la nation au prix du sacrifice de sa vie. Et s'il est sans scrupule, ce n'est pas qu'il soit sans regrets. « Vous savez ce que je regrette le plus, avoue-t-il au sénateur Mayer, dans la Saison 7, c'est que le monde ait besoin de gens comme moi ». Coupable, il l'est incontestablement, de sorte qu'aucune justification ne pourrait jamais donner à ses actions, aussi nécessaires, soient-elles un caractère d'innocence qui le disculperait de la condamnation qu'il mérite. De là vient la sorte de grandeur trouble qui distingue le personnage de Jack Bauer : ni bon ni mauvais, mais, paradoxalement, les deux à la fois.
A la fin de la Saison 7, alors que l'agent du FBI, Renée Walker, s'interroge si elle doit ou non avoir recours à la force pour obtenir des informations sur les autres membres du réseau occulte que préside Alan Wilson, le responsable des événements tragiques qui viennent de se produire et qui est désormais en détention, se noue le dialogue suivant avec Jack Bauer, lequel, ayant été infecté par un gaz toxique, est sur le point de mourir :
- Je ne sais pas quoi faire.
- Je me suis interrogé toute ma vie. Je vois quinze otages dans un bus, et j'oublie tout le reste. Je ferai tout mon possible pour les sauver. Absolument tout. Peut-être que je me dis qu'en les sauvant, je me sauve moi-même.
- Vous avez des regrets de ce que vous avez fait aujourd'hui ?
- Non ! Mais je ne travaille pas pour le FBI.
- Je ne comprends pas.
- Vous avez prêté serment. Vous avez juré de faire respecter la loi. Quand on franchit la ligne, c'est toujours d'un petit pas. Et on se retrouve foncer dans le mauvais sens pour justifier ce qu'on a fait précédemment. Ces lois ont été établies par des gens bien plus intelligents que moi. Et, en définitive, je sais qu'elles sont plus importantes que les quinze personnes dans le bus. Dans mon esprit, je sais que c'est très bien ainsi. Mais mon cœur ne peut pas le supporter. Je crois que je ne vous donnerai qu'un conseil : essayez de faire des choix que vous pouvez assumer.
- Je ne sais pas quoi dire.
- Ne dites rien du tout.

Le héros d'une fable perverse

Toute cette construction fictive, qui reformule à nouveaux frais le dilemme classique des « mains sales » ou encore l'opposition formulée par Max Weber entre « l'éthique de la conviction » et « l'éthique de la responsabilité », repose sur trois présupposés principaux : la nécessité de la torture, dont l'efficacité est indubitable, dans des circonstances d'urgence absolue qui relèvent de l'hypothèse dite de « la  bombe à retardement » (ticking bomb ). Or si le problème des « mains sales » constitue, au moins depuis la leçon de Machiavel dans Le Prince, un défi central au sein de la pensée morale et politique, la façon dont il est incarné dans la série 24 Heures, pour vraisemblable qu'elle paraisse, est en réalité une fable particulièrement perverse. Car, premièrement, le fait est que, contrairement à l'idée reçue, véhiculée par Jack Bauer, et constamment affirmée aux Etats-Unis et ailleurs par les défenseurs de la torture, voudraient-ils qu'elle soit limitée à un usage « chirurgical » en situation d'exception, la torture est le moyen le moins fiable d'obtention de renseignements, cette méthode, physique ou psychologique, ne produisant jamais les bénéfices escomptés, à moins d'être employée à grande échelle et, généralement, avec des résultats médiocres. Autrement dit, outre le fait que la torture est illégale et son usage condamné autant par le droit international que par le droit interne des démocraties, elle est inefficace, aux dires mêmes des militaires et des spécialistes du renseignement. Deuxièmement, il n'existe tout simplement aucun cas avéré, dans l'histoire des services de police ou de renseignements, où un attentat imminent, se rapportant au scénario de « la bombe à retardement », ait été déjoué au dernier instant par ce moyen.
Les deux arguments principaux sur lesquels repose le système de justification que les scénaristes et les producteurs de la série 24 Heures mettent en permanence dans la bouche de Jack Bauer et de ses collègues, sont une pure et simple mystification, un jeu de l'imagination qui n'a rien d'un divertissement, mais qui est un instrument de propagande visant à de nouveau rendre légitime et acceptable la pratique de la torture. Et, en vu de la réalisation de cette fin, Jack Bauer a joué un rôle primordial, formidablement pervers, qui va bien au-delà d'un personnage de fiction traçant sa route entre tragédies nationales et enfer personnel.

Le contexte du 11 septembre

L'ensemble de cette fiction, à la fois simple, voire simpliste, dans sa structure idéologique et d'une réelle complexité morale et politique, n'aurait pu être imaginé par les producteurs de la série n'était-ce le contexte de la « guerre contre la terreur », menée par le président Bush et son administration, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, et dont ils partageaient entièrement les convictions idéologiques. C'est ainsi que Joel Surnow, un des créateurs de 24 Heures, défend bec et ongles sa conception de la torture, ainsi qu'il l'expliquait en février 2007 à l'hebdomadaire culturel, The New Yorker : « N'est-il pas normal d'agir de la sorte ? Si une bombe nucléaire était sur le point d'exploser à New York ou dans une autre ville, même si vous risquez d'aller en prison, torturer serait la meilleure chose à faire. »
De fait, nous sommes bel et bien dans cette fiction d'une efficacité spectaculaire et particulièrement perverse du côté des faucons, de ces hommes qui, tel le ministre de la défense, Donald Rumsfeld, affirmaient que face à des terroristes comme Ben Laden, il ne saurait être question d'avoir « les mains liés dans le dos » par les restrictions de la loi et que « le gant est jeté » (the gloves are off). Et à moins d'avoir les clés pour déjouer la fascination qu'exerce le personnage de Jack Bauer, les situations auxquelles il se trouve confronté et les réponses qu'il leur apporte, on risque d'être pris au piège de scénarios qui, pour exagérés et caricaturaux qu'ils soient, ont un caractère de vraisemblance qui emporte l'adhésion du spectateur. Aussi est-ce avec une exactitude particulière qu'il convient dénoncer les présupposés sur lesquels repose cette série qui érige en modèle ce héros paradoxal dont l'influence fut telle, durant les guerres d'Afghanistan et d'Irak, que certains soldats américains pouvaient se réclamer de Jack Bauer pour justifier l'usage de la torture, et qu'un juge de la Cour suprême des Etats-Unis, Antonin Scala, s'est cru autorisé, lors d'un colloque de juristes à Ottawa en juin 2007, à parler d'une « jurisprudence Jack Bauer ».
Au-delà donc de ce personnage de fiction, c'est tout un système idéologique de justification de la torture en situation d'exception et les pratiques qu'il légitime au sein même des démocraties les plus hostiles en principe à ces méthodes qui se trouve mis en scène. Le personnage de Jack Bauer, dans ses violences outrancières, est un symptôme : l'expression de ce qu'il advient d'une société – et cela n'a rien d'une fiction - lorsqu'elle est minée par la peur et le soupçon généralisé, lorsque le respect de la loi, la défense des libertés civiques et la confiance dans les institutions de l'Etat, de la justice en particulier, sont contournés, voire partiellement abolis, au nom d'un impératif supérieur de sécurité qui fonctionne comme un fantasme. Quant à attribuer à cet homme les vertus équivoques d'un héros sacrificiel, c'est le fait d'une intelligence aussi habile que perverse qui vise à contaminer le spectateur, à instiller en lui la conviction que, dans certains cas, l'inacceptable est acceptable ; en somme, et pour traduire la formule anglaise Killing no Murder dans les mots de Chateaubriand, que « tuer n'est pas assassiner ».

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Quand je lis la fascination que peut inspirer ce style de personnage et la vraisemblance accordée, comme vous le décrivez bien, je pense aussitôt à "c'est pour ton bien", la phrase leitmotiv de parents faisant du mal pour le "bien" de l'enfant et le livre d'Alice Miller.

Marianne