On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 9 juin 2011

Bill Budd, suite

Voici la raison d'un inhabituel silence :


Si l'on met bout à bout, la situation potentiellement explosive qui règne à bord du Bellipotent, avec la nécessité de gouverner les hommes selon les lois inflexibles de la discipline, il suffit, la Fortune maléfique aidant, qu'une situation se présente, menaçant ce fragile équilibre, pour que se fassent jour les implications terribles de la virtù politique dont tout commandant, bienveillant, sage et prudent, doit faire preuve en pareil cas. Et l'homme qui va allumer la mèche, c'est John Claggart, le maître d'armes qu'il nous faut maintenant faire entrer en scène, puisque c'est dans cet ordre, en effet, qu'apparaissent les personnages dans ce roman qui a tout d'une tragédie.

Le mystère d'iniquité

John Claggart est introduit tel un véritable démon sardonique et maléfique, l'incarnation même de la « dépravation naturelle », plus encore, de ce « mystère d'iniquité », dont parle saint Paul dans sa deuxième Epître aux Thessaloniciens (2, 7), et qu'évoque retrospectivement le narrateur pour le présenter et rendre compte de ses actes, plaçant d'emblée ceux-ci sur un plan qui n'est pas psychologique mais théologique et métaphysique.
Quel est-il cet homme rongé par un « feu souterrain », l'envie et la haine « monomaniaque » contre l'innocence qu'incarne Billy Budd, jusque dans la beauté de ses traits physiques, et cela sans raisons apparentes, hormis l'inavouable désir homoérotique qui, on le comprend à demi-mot, le consume secrètement mais qui n'explique pas tout ? Du fait de sa fonction de chef de la police, c'est un maître du soupçon, réservé, intelligent et prudent, ayant à son service des subordonnés chargés non seulement de traquer toutes sortes d'infractions, graves ou menues, à bord du navire, mais « d'incommoder mystérieusement, voire pire, le commun des marins ». De fait, c'est d'abord avec une allure de mystère qu'il nous est présenté : son passé, inconnu de tous, alimente diverses rumeurs sur son origine (peut-être étrangère), sur la déchéance qui l'aurait conduit à être enrôlé de force dans la marine militaire comme simple novice pour ensuite gravir les échelons grâce à ses talents d'intelligence, de déférence à l'égard de ses supérieurs, et de « fureteur » particulièrement sournois. Mais l'intelligence dont il est doué est d'une nature hautement paradoxale, tout à la fois faculté à débusquer le mal et à discerner le Bien lorsqu'il se donne à voir et s'incarne. Mais l'épiphanie du Bien, la vie dans sa pleine et parfaite innocence telle qu'elle précède toute conscience morale et s'éprouve et jouit d'elle-même dans la personne du « bel ouvrier », du « Beau Matelot », loin d'alimenter le désir et l'amour de l'âme pour le divin, comme chez Platon, est ici l'aliment d'une haine immédiate, inextinguible, absolue et sans raisons, repliée en elle-même, et se nourrissant aux sources de l'envie. Or ce sentiment est bien plus qu'une « passion vulgaire », entendons, de nature érotique :

" L'envie de Claggart avait des racines plus profondes. S'il regardait avec méfiance la beauté, la joyeuse santé et la franche et juvénile jouissance de la vie en Billy Budd, c'était parce que celles-ci allaient de pair avec une nature qui, comme Claggart le sentait par magnétisme, n'avait, dans sa simplicité, jamais souhaité le mal ni expérimenté la morsure réactionnaire de ce serpent » [XII, p. 62].

L'envie, ainsi comprise, ne se réduit pas au sentiment mauvais de frustration que nous éprouvons à l'égard de biens que nous ne possédons pas, quoique nous puissions estimer qu'ils nous sont accessibles, voire qu'ils nous sont düs, tels les raisins verts de la fable de La Fontaine dont nous dénigrerons, par la suite, la qualité parce que nous ne pouvons y accéder. L'envie chez Claggart est le tourmént de la vie lorsqu'elle considère son insouciance à jamais perdue ; la vie dont l'élan joyeux, innocent et animal, est brisé et ravagé par la possibilité vertigineuse et désespérante du mal et du péché dont la conscience de Billy Budd est, elle, entièrement vierge et indemne. Et cette conscience de la possibilité, de l'attrait du péché et du mal, est la source et l'origine en l'homme de sa funeste intellectualité. De là vient que seul Claggart est capable, avec le capitaine Vere, mais avec quelque chose en son cas d'une intelligence proprement maléfique et satanique, de percevoir dans la personne de Billy Budd. un exemplaire de perfection, entre tous les hommes d'une nature absolument unique :

« A l'exception d'une autre personne, le maître d'armes était peut-être sur le navire le seul homme intellectuellement capable d'apprécier à sa juste mesure le phénomène moral que représentait Billy Budd. Et cette perspicacité ne faisait qu'intensifier sa passion qui, prenant en lui diverses formes secrètes, prenait parfois celle du mépris cynique, du mépris de l'innocence – n'être rien de plus qu'un innocent. Pourtant d'un point de vue esthétique, il en voyait le charme, le caractère courageux et insouciant, et il l'aurait volontiers partagée s'il n'eût désespéré d'y parvenir. » [XII, p. 63]

Or, de cette intellectualité originairement pervertie, qui fait défaut à Billy Budd – car c'est aussi, et jusque dans l'attrait qu'il exerce, un manque qui engendre le mépris en même temps que le désespoir - l'héritage grec est incapable de saisir les méandres tortueux, pour la raison première et décisive que, pour les Grecs, Platon et Aristote en particulier, l'intellect est, en l'âme, une faculté pure et divine qu'il convient seulement de délivrer de l'égarement des passions et du corps ; seule la tradition biblique, celle des « prophètes hébreux », est en mesure de jeter de la lumière « sur les recoins obscurs de l'esprit » humain, ici explorés selon de sombres catégories qui n'ont rien de psychologique. Et, de fait, ce sont les deux traditions héllénistique et judaïque qui entrent ici en conflit, mais présentées avec la subtilité et la maîtrise du grand artiste, lorsqu'il s'agit d'aborder et de comprendre la nature de l'homme.

Joyeuseté grecque, affliction hébraïque

A plusieurs reprises, Billy Budd est comparé aux héros légendaires de la mythologie grecque, tels Achille (avec lequel il partage un « point faible », en l'occurrence, le bégaiement) ou encore Hercule (dont tout enfant de l'époque connaissait la propension à agir avec une violence irréfléchie), alors même que le narrateur se garde de toute allusion aux actes de violence qu'ils ont commis : « Mais certains lecteurs, analyse Gail Coffler, reconnaitront l'ambiguïté et l'ironie de Melville, car si Hercule avait une “bonne nature”, sa nature était également violente et il en usait autant pour commettre des actions bonnes que des actions mauvaises. Ironiquement Hercule est tué par le poison de l'hydre qu'il avait autrefois mise à mort, et la mort de Billy résulte du fait qu'il tue le “serpent” Claggart. » « La narration, ajoute-t-il, relie Billy à une douzaine de héros, mais elle évite les aspects de leurs légendes qui pourraient mettre en cause l'impression positive qu'ils exercent sur le lecteur, quoique tous ces personnages soient impliqués dans des actions violentes et controversées. En interprétant l'iconographie de Melville, le lecteur doit remplir les liens manquants. » L'écart entre le récit du narrateur et la vérité que l'interprétation de ce même récit révèle, entre les lignes, est l'indice de cette écriture ironique qui constitue un des traits distinctifs du génie littéraire de Melville et qui, en l'occurrence, conduit à miner l'aspect angélique sous lequel Billy nous apparaît.
Toutefois, aucune de ces ambiguïtés, où la violence accompagne l'innocence, ne peuvent jamais être mises au compte chez les Grecs de ce que la tradition biblique et chrétienne appelle « péché », de sorte qu'en l'apparence de Billy Budd l'emporte la tranquille assurance d'un Homère pour qui la beauté extérieure est le signe visible et manifeste de la bonté intérieure. Or cette vision héllénistique entre en opposition, et elle est aussi absolue que profonde, avec la sombre expérience hébraïque, celle des prophètes de l'Ancien Testament - « Hellenic cheer, hebraic grief », s'écrie Melville dans son long poème Clarel - dans laquelle s'enracine le regard ou bien mélancolique, ou bien plus souvent infernal de Claggart lorsqu'il rencontre « le bel Hypérion marin ». Un regard où la concupiscence inavouable se mêle à la haine de l'homme essentiellement dépravé envers le joyeux barbare, nourri aux conceptions calvinistes les plus extrêmes selon lesquels il n'est pas d'homme, aux yeux de Dieu, qui soit innocent et pur. On comprend dès lors la logique maléfique qui conduit, après divers épisodes, apparemment anodins, à l'affrontement final, lorsque Claggart dénonce injustement Billy Budd auprès du capitaine Vere, et l'accuse de fomenter uue mutinerie à bord du bateau. Frappé de stupeur, pétrifié, incapable de répondre à la calomnie monstrueuse, la langue paralysée par son infirmité vocale, dans l'instant la vigueur de son bras se substitue à la parole en suspens, et Billy porte, sans réfléchir, le coup mortel qui lui vaudra d'être aussitôt jugé et bientôt pendu.

La conclusion introuvable

Après trente-cinq ans de silence, Herman Melville revenait sur le thème qu'il avait déjà abordé dans Pierre ou les ambiguïtés, ce roman incompris de tous qu'il écrivit immediatement après Moby Dick, avec le même insuccès : le désastre total que rencontre et que doit rencontrer sur terre l'homme entièrement bon. À nouveau, et sous la forme d'une parabole d'une apparente absolue simplicité qui serait comme son testament, il prononçait le verdict tragique qu'il doit en être ainsi, aussi bien – pour reprendre les catégories présentes dans Pierre - « horologiquement », c'est-à-dire selon les déterminations du monde humain tel qu'il est, mais « chronométriquement », c'est-à-dire dans l'absolu : la défaite de la bonté et de l'innocence, et la mort qui attend inévitablement l'être angélique, Pierre et Billy Budd, ultimement vaincus par les forces des ténèbres qui président ici-bas aux destinées humaines.
En envisageant le problème du mal sous cet angle transcendant, avec toute la sombre, ténébreuse et puissante intensité poétique dont il le charge, Melville est à mille distance de notre façon contemporaine, psychologique, sociologique ou politique, disons « rousseauiste », d'analyser les causes et les facteurs du destin malheureux des hommes, et de l'injustice dont ils sont victimes. C'est que, pour nous autres hommes d'aujourd'hui, le mal ne s'écrit pas avec une majuscule, mais, multiple et divers, et toujours contingent, il se décline en situations particulières dont les individus et les sociétés sont seuls responsables, sans qu'on puisse ni ne doive se tourner vers l'explication trop aisée qui décèlerait dans l'histoire humaine en général et dans les existences individuelles prises à part les intentions malignes d'une réalité ou d'une force proprement démoniaque et satanique ; ce mythe archaïque qui nous dédouanerait de nos devoirs et de notre responsabilité. Melville, le pré-moderne, élevé dans les noires supputations du calvinisme et de l'Ancien Testament, n' ignorait pas ces avancées de l'esprit moderne qu'il partageait en partie, mais il ne pouvait non plus détacher son âme inquiète d'une vision sérieuse et clairvoyante allant au fond des grandes énigmes de la nature et du destin des hommes.
On ne saurait, cependant, tout à fait en conclure que Melville ait désormais tranché en défaveur du christianisme la grande objection qu'il lui avait adressée dans ses plus grands romans et ses poèmes de la maturité. Du reste, le grand écrivain n'était pas homme à pouvoir jamais se satisfaire d'une réponse qui eût un caractère définitif. Que le dernier mot de Melville ait imputé l'existence de cette puissance maléfique, satanique, ce « mystère d'iniquité », à Dieu lui-même, certains l'ont déduit de la comparaison du maître d'armes avec « le scorpion dont le créateur seul est responsable ». Mais là encore, on ne saurait conclure que ce mot doive pris être au pied de la lettre plutôt que comme l'expression ironique d'une possibilité parmi d'autres également envisageables. La voix du narrateur est et n'est pas celle de Melville lui-même, en quoi il est bel et bien un immense romancier dont l'œuvre, et Billy Budd en particulier, est ouverte à toutes les interprétations, sans jamais pouvoir être réduites à aucune.

A suivre...

3 commentaires:

cecile odartchenko a dit…

ah!Merci!
Nous voilà à nouveau "embarqués" Quel bonheur!

Guillaume Silhol a dit…

Billet très intéressant et agréable à lire (et certes très attendu).

Bien que je n’aie pas lu les poèmes tardifs de Melville, qu’il a composés, si je ne me trompe, à l’époque de la Guerre de Sécession, je pense que Billy Budd vient un peu, comme vous le soulignez, rappeler la question du mal à ses contemporains (ou à ceux de la publication posthume). En lisant Moby Dick lentement, on peut être décontenancé par l’ironie, venant d’un auteur presbytérien, quant aux appartenances religieuses. Entouré de Quakers belliqueux envers les baleines faute d’humains sur la mer et d’un curieux Zoroastrien visionnaire, Ismaël regarde le « ramadan » de Queequeg presque avec paternalisme (ch.17) et expose le raisonnement suivant : si Dieu veut que je fasse à mon prochain ce que je souhaiterais qu’il me fasse, alors je dois participer à son culte fétichiste en retour de la présence de Queequeg à l’office dominical… La fin de ce roman apparaît comme la revanche de forces (sur)naturelles sur des hommes misérables, et Melville suspend toute délibération quant à savoir si le sort d’Ismaël, recueilli « comme un autre enfant perdu », est dû à une bienveillance providentielle. En un sens, devenus de parfaits latitudinaires voire de complets insouciants mondains acquis à la philosophie des Lumières (d’où, peut-être, la comparaison des deux têtes de cétacés accrochées au mât du Pequod à des philosophes antiques, ch.74 et 75), les protagonistes sont toutefois incapables d’apporter des réponses satisfaisantes à l’absurdité de ce qui leur arrive, ayant rejeté l’inquiétude métaphysique avec toutes les « superstitions ». Enfin, il existe une multitude de pistes sur lesquelles j’avoue mon ignorance.

Toutefois, je suis d’accord avec vous sur le fait que Billy Budd, plus tardif, se dérobe à la comparaison avec d’autres œuvres dites maritimes de Melville, comme ses romans sur les îles du Pacifique ou Benito Cereno, en ceci qu’il s’attaque directement à la bonté humaine rousseauiste. Melville divorce douloureusement d’avec son époque sans nostalgie possible. On l’imagine certes mal, encore sous l’influence du Romantisme et de la critique du puritanisme par son ami Nathaniel Hawthorne, rejoindre une forme de pieux désenchantement qui lirait l’Ecclésiaste à la lettre, comme Léon Bloy romancier dans la littérature française.

(Vivement la suite !)

Cordialement.

Michel Terestchenko a dit…

Merci, cher Guillaune, pour votre superbe contribution. Je suis ravi et surpris que vous connaissiez si bien l'oeuvre de Melville, car rares sont ceux en France qui l'ont lue aussi sérieusement que vous semblez l'avoit fait.
Les "Poèmes de guerre" traitent de la Guerre de Sécession, en effet, mais pas "Clarel", son grand oeuvre poétique, qui est resté quasiment ignoré.
Amicalement
Michel T