On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 30 juin 2011

In Memoriam


Le grand éditeur, fondateur de L'Age d'Homme, Vladimir Dimitrijevic est mort à 77 ans dans un tragique accident de voiture, survenu le 28 juin.

Voici la courte notice biographique que lui consacre le site en ligne du Nouvel Obs :

Sa biographie ressemble au synopsis d’un beau roman. Né en 1934, Vladimir Dimitrijevic a été gardien de but en Yougoslavie, jardinier, couvreur, puis ouvrier d’usine en Suisse avant de devenir l’écrivain et éditeur que l’on connaît. C’était un touche-à-tout, avec toujours, dans sa vie, un coin pour la littérature, sa grande passion.
Naturalisé suisse, il fonde en 1966 en Lausanne sa propre maison d’édition, l’Age d’homme, dont le siège est aujourd’hui installé à Paris. Au lancement de ce projet de toute une vie, il souhaite d’abord faire connaître la littérature slave à l’Europe de l’Ouest par le biais de sa collection «Classiques slaves».
Son catalogue se diversifie ensuite, au fil des ans, et l’Age d’homme commence à publier revues, fictions et travaux universitaires. On doit notamment à Vladimir Dimitrijevic de vraies découvertes littéraires telles que «Vie et destin» (L’Age d’homme, 1980), de Vassili Grossman, dont l’histoire est centrée sur la bataille de Stalingrad, et «Cheval rouge» (L’Age d’homme, 1997) d’Eugenio Corti, un roman autobiographique sur fond de Seconde Guerre mondiale, mais encore la publication d'auteurs comme Ivan Bounine, Georges Haldas, Pierre Gripari, Vladimir Volkoff ou Alexandre Zinoviev. Liste non exhaustive, à laquelle il convient cependant d'ajouter encore cet ambitieux chantier: la réédition intégrale du «Journal intime» d'Amiel.

  • http://bibliobs.nouvelobs.com

    Je garde le souvenir ébloui d'un dîner avec un de mes amis, également disparu, le philosophe Jean-Louis Cherlonneix, pendant lequel "Dimitri", ainsi que tous l'appelaient, avait évoqué, autour de la modeste table d'un restaurant chinois, ses réflexions sur les systèmes totalitaires, ses rencontres avec les grands écrivains qu'il avait publiés, tel Vassili Grossman et bien d'autres encore. L'homme était d'une intelligence exceptionnelle, chaleureuse et brillante à sa façon et nous étions tout simplement subjugués par sa présence et sa parole. Nul plus que lui, malgré la faiblesse de ses moyens - il transportait lui-même ses livres dans sa camionnette, faisant chaque semaine la navette entre Lausanne et Paris - n'a fait connaitre la richesse, la beauté et la profondeur de la littérature slave, qui était le titre de sa collection phare. Avec sa mort disparaît un des plus grands éditeurs contemporains. Un homme absolument libre et indépendant. C'est une grande et triste perte.
    La librairie de l'Age d'Homme est située rue Férou, près la fontaine Saint Sulpice à Paris.
  • mercredi 22 juin 2011

    Patience !

    Mis hors circuit par les épreuves du Grand Oral à Sc-Pô depuis une semaine, pour quelques jours encore. Ne vous inquiétez donc pas !

    lundi 13 juin 2011

    Billy Budd, fin

    L'océan impavide et les boutons du Roi

    Ni le jeune gabier de misaine ni le maître d'armes ne peuvent, à proprement parler, être considérés comme ayant agi de façon libre, puisqu'aussi bien dans l'un et l'autre cas, ils obéissent à des impulsions naturelles, - la haine de Claggart envers la beauté innocente et barbare de Baby Budd est inscrite dans la dépravation naturelle qui le constitue, de même que Billy, incapable de proférer une parole, ne trouve de réponse au mensonge qui le pétrifie que par le coup porté contre son calomniateur : « Je ne voulais pas le tuer. Si j'avais pu me servir de la langue, je ne l'aurais pas frappé. Mais (…) il fallait que je dise quelque chose, et je n'ai pu le dire qu'avec un coup. Dieu me vienne en aide. » Il n'est pas jusqu'au capitaine Vere qui ne s'estime contraint de condamner à mort celui dont il reconnait pourtant la profonde innocence. Mais le principe qui commande sa décision n'est pas inscrit dans la nature aveugle, c'est-à-dire dans la nécessité - « le vide monotone de la mer crépusculaire au-dehors » - qui conduit au mortel affrontement entre les deux hommes – dès le début du roman, nous savons de façon certaine que celui-ci est, d'une manière ou d'une autre, inévitable : le principe dont se déduit la sentence qu'il profère - « Frappé à mort par un ange de Dieu ! Mais l'ange doit être pendu ! » - n'est pas non plus de l'ordre du droit naturel, de ces principes éternels et rationnels de justice qui sont inscrits dans la nature, et auxquels, selon Grotius, Dieu lui-même obéir. La péroraison du capitaine devant la cour martiale, aussitôt assemblée à la hâte dans sa cabine, est, dans toute l'histoire de la littérature moderne, une des plus profondes réflexions sur l'essence même de la loi, à la fois contingente dans sa nature et relevant d'une nécessité sociale propre :

    Comment pouvons-nous condamner à une mort honteuse et sommaire un de nos semblables, innocent devant Dieu, et que nous sentons être tel ? La question est-elle ainsi convenablement formulée ? Vous acquiescez avec tristesse. Eh bien, moi aussi, je sens cela, j'en ressens toute la force. C'est la Nature. Mais ces boutons que nous portons témoignent-ils de notre fidélité à la Nature ? Non, ils témoignent de notre fidélité au Roi. Bien que l'océan qui est la Nature primitive inviolée, soit l'élément sur lequel nous nous mouvons et menons notre existence de marins, est-ce que cependant, en tant qu'offic iers du Roi, notre devoir réside dans une sphère également naturelle ? Cela est si peu vrai qu'en recevant nos brevets nous avons à maints égards cessés d'être des agents naturels libres (…) De cette loi et de sa rigueur, nous ne sommes pas responsables. Notre responsabilité reconnue consiste en ceci : aussi impitoyable que puisse être la loi, nous adhérons cependant à elle et nous l'appliquons. [XIX, p. 98].

    On ne saurait mieux exprimer une conception absolue, purement formaliste, de la loi dont l'application inflexible doit rester sourde et indifférente à l'examen des circonstances et des intentions de la volonté - toute chose réservée au psychologue et au casuiste – et elle n'a pas non plus à laisser place aux scrupules de la conscience et aux élans de la compassion. Que le destin tragique de Billy Budd puisse être mis au compte du « mystère d'iniquité », ainsi que le reconnaît le capitaine Vere, est une considération théologique ou métaphysique qui, aussi légitime soit-elle d'un point de vue spéculatif, ne saurait intéresser une « cour militaire » ayant à juger un acte de mutinerie à bord d'un navire de guerre.
    Une telle conception n'entre nullement en opposition avec la figure machiavélienne que nous avons décelée chez cet officier confronté à un dilemme crucial, serait-ce pour la seule raison que la cité bien ordonnée, telle que la conçoit le Secrétaire florentin, repose sur les trois piliers que sont des armes à soi, de bonnes lois et la religion ; seule façon d'introduire un peu d' équilibre dans ce « petit coin du monde » qu'était pour Machiavel la cité de Florence et, pour le capitaine Vere, le Bellipotent. Sans ces artifices, les hommes se trouvent seulement confrontés à la violence de leurs passions, aux caprices de la Fortune ou bien à la Nature primitive, de sorte que la loi, bien qu'elle soit toute humaine et contingente et dénuée de justification rationnelle ultime, représente l'unique structure de sens et d'ordre vers laquelle les hommes puissent se tourner et orienter leurs décisions. La schizophrénie de Vere, chez qui l'obéissance formelle aux règles de la loi militaure entre en conflit avec les sentiments du cœur et de la compassion – « ému, le mien l'est aussi. Mais ne laissons pas des cœurs chauds trahir des têtes qui devraient rester froides » – est la réitération de l'écart ontologique entre la Nature et la loi, l'océan impavide et les boutons du Roi, le prix à payer pour que la société et la civilisation des hommes ne soient pas emportées et englouties par la fureur des forces naturelles et des énergies démoniaques. De là vient que Vere rejette comme inappropriée aux circonstances toute décision qui ne serait pas ou la libération ou la pendaison du Beau Matelot, et qui exprimerait une pusillanimité et une clémence, susceptibles d'engendrer de « nouveaux troubles ». Et, de toute évidence, la condamnation est, à ses yeux, la seule décision qui s'impose – la cour martiale suivra ses recommandations - malgré la tendresse presque paternelle qu'il éprouve pour le jeune marin dont le nom s'échappera de ses lèvres avec amour aux derniers instants de sa vie.

    Une leçon sceptique

    L'ironie, entendue comme intelligence de l'ambiguïté et l'ambivalence du texte, c'est que, lors même que le commandant du navire prétend ne faire qu'appliquer les règles en vigueur dans l'amirauté britannique en cas de mutinerie, sans avoir le choix d'une autre décision - « aussi impitoyable que puisse être la loi, nous adhérons cependant à elle et nous l'appliquons » - en réalité, c'est là une interprétation largement discutable de la loi. D'innombrables commentateurs ont apporté la lumière de leurs critiques divergentes sur la légitimité et la nécessité de l'attitude inflexible du capitaine Vere, de l'interprétation étroite et peut-être inexacte et contestable qu'il donne au code militaire, sur les raisons, pychologiques et « politiques », qui expliquent sa rigueur, empreinte d'une profonde et authentique souffrance, ou encore sur ce que Melville voulait ainsi réellement donner à comprendre. Car on dira aussi bien que se déduit de ce récit l'incapacité de la loi, et qui tient à son formalisme abstrait, de prendre en compte les élans de la sensibilité et les sympathies de l'imagination, nécessaires à l'appréhension de la réalité humaine dans sa singularité unique – de sorte que, non, Vere a tort, elles ne doivent pas être stoïquement repoussées et réduites au silence lorsqu'il s'agit de juger un homme - que la nécessité, au contraire, de la loi et des institutions humaines, en dépit de leurs défauts manifestes, seuls moyens de nous prémunir contre la violence impavide de la Nature. Et bien qu'on puisse produire de puissants arguments en faveur de cette dernière hypothèse, elle ne saurait avoir raison de façon définitive des lectures concurrentes.
    Tout le génie de Melville romancier est de ne nous imposer aucune interprétation qui annulerait d'avance la liberté que nous avons de comprendre le récit qu'il nous présente, apparemment de façon purement factuelle et descriptive, selon notre propre point de vue. L'ultime leçon serait alors qu'il est impossible à tout homme de percevoir la réalité dans sa vérité nue et ultime, et cela conformément au scepticisme en matière de connaissance que Melville partageait entièrement, quoique ce fut, dans son cas, avec une angoisse et une douleur particulières. De sorte que la conclusion qu'on est en droit de tirer de son testament littéraire – si c'est bien de cela dont il s'agit – n'est pas de nature politique, juridique, sociale ou morale, mais bel et bien épistémologique. Et si le récit du narrateur est sujet à tant d'interprétations diverses et controversées, c'est que Melville a pris soin de ne pas adopter le point de vue omniscient de l'écrivain, singe de Dieu, laissant, au contraire, ouvert un champ d'investigations ironiques et critiques qui n'est pas prêt de se fermer. Il en résulte que la présentation de l'œuvre, ici proposée, n'en est qu'une approche parmi de multiples autres, également possibles et non moins justifiées.
    Tout ce que nous pouvons conxlure avec un degré raisonnable de certitude concerne à la structure narrative de l'œuvre qui se déploie avec une nécessité, d'où est absente tout mouvement dialectique : les deux héros du drame restent, quoiqu'il leur advienne, de bout en bout fidèles à eux-mêmes, à ce qu'ils sont et à ce qui'ils incarnent « idéellement », l'innocence parfaite et la dépravation naturelle, de sorte que le roman est le récit de ce qu'il advient lorsque ces deux-là se rencontrent sur la scène du monde, serait-elle limitée à « un pont de batterie briqué » d'un navire de guerre. Le seul personnage qui change réellement profondément, à la faveur de circonstances exceptionnelles, et auquel Melville en était venu à accorder une attention d'une minutie toute particulière, est le commandant du navire lequel découvre le dilemme qui donne aux décisions humaines leur caractère profondément tragique - c'est pourquoi il est le seul dont on puisse dire qu'il soit profondément humain. Mais, là encore, chez lui, le conflit entre les impératifs du devoir et les élans du cœur n'a rien de dialectique, et s'il est tranché en faveur de l'application inconditionnelle et désintéressée de la loi, ce n'est parce qu'aurait été surmonté ce qui dans cette rigueur toute kantienne est négation de valeurs humaines, non moins fondamentales que l'obéissance à la loi, la fidélité à l'ordre établi et le sens des responsabilités, à savoir l'amour, la compassion et la clémence qui découle de ces sentiments. Par conséquent, ayant saisi la complexité de l'homme et de la situation à laquelle il se trouve malgré soi confronté, le capitaine Vere est plus que tout autre un sujet de discussions sans fin et de controverses où chaque argument rencontre sa réfutation, comme si là se montrait, en concentré, l'insurmontable pluralité, diversité et relativité des conceptions humaines du bien ; une diversité, traversée de contradictions à laquelle il faut bien se résoudre, qui n'a rien de profitable et d'heureux, contrairement à ce que soutient la pensée libérale, mais qui est, de bout en bout, absolument désespérante.
    Billy Budd n'est ni le testament de l'acceptation ultime de Melville à l'égard d'un ordre du monde dont toute son œuvre avait montré le caractère chaotique, ni le testament de sa resistance face au règne du mal ; c'est le testament de l'impossibilité humaine de trancher entre les conceptions antagonistes du bien, du juste et du vrai, telle qu'elle se donne à voir et se manifeste dans la décision hautement disctutable, quoique parfaitement raisonnée et raisonnable, de pendre Baby Budd, le Beau Matelot, l'innocent parfait vaincu par les forces du mal ou triomphait d'elles, comme on voudra.

    jeudi 9 juin 2011

    Bill Budd, suite

    Voici la raison d'un inhabituel silence :


    Si l'on met bout à bout, la situation potentiellement explosive qui règne à bord du Bellipotent, avec la nécessité de gouverner les hommes selon les lois inflexibles de la discipline, il suffit, la Fortune maléfique aidant, qu'une situation se présente, menaçant ce fragile équilibre, pour que se fassent jour les implications terribles de la virtù politique dont tout commandant, bienveillant, sage et prudent, doit faire preuve en pareil cas. Et l'homme qui va allumer la mèche, c'est John Claggart, le maître d'armes qu'il nous faut maintenant faire entrer en scène, puisque c'est dans cet ordre, en effet, qu'apparaissent les personnages dans ce roman qui a tout d'une tragédie.

    Le mystère d'iniquité

    John Claggart est introduit tel un véritable démon sardonique et maléfique, l'incarnation même de la « dépravation naturelle », plus encore, de ce « mystère d'iniquité », dont parle saint Paul dans sa deuxième Epître aux Thessaloniciens (2, 7), et qu'évoque retrospectivement le narrateur pour le présenter et rendre compte de ses actes, plaçant d'emblée ceux-ci sur un plan qui n'est pas psychologique mais théologique et métaphysique.
    Quel est-il cet homme rongé par un « feu souterrain », l'envie et la haine « monomaniaque » contre l'innocence qu'incarne Billy Budd, jusque dans la beauté de ses traits physiques, et cela sans raisons apparentes, hormis l'inavouable désir homoérotique qui, on le comprend à demi-mot, le consume secrètement mais qui n'explique pas tout ? Du fait de sa fonction de chef de la police, c'est un maître du soupçon, réservé, intelligent et prudent, ayant à son service des subordonnés chargés non seulement de traquer toutes sortes d'infractions, graves ou menues, à bord du navire, mais « d'incommoder mystérieusement, voire pire, le commun des marins ». De fait, c'est d'abord avec une allure de mystère qu'il nous est présenté : son passé, inconnu de tous, alimente diverses rumeurs sur son origine (peut-être étrangère), sur la déchéance qui l'aurait conduit à être enrôlé de force dans la marine militaire comme simple novice pour ensuite gravir les échelons grâce à ses talents d'intelligence, de déférence à l'égard de ses supérieurs, et de « fureteur » particulièrement sournois. Mais l'intelligence dont il est doué est d'une nature hautement paradoxale, tout à la fois faculté à débusquer le mal et à discerner le Bien lorsqu'il se donne à voir et s'incarne. Mais l'épiphanie du Bien, la vie dans sa pleine et parfaite innocence telle qu'elle précède toute conscience morale et s'éprouve et jouit d'elle-même dans la personne du « bel ouvrier », du « Beau Matelot », loin d'alimenter le désir et l'amour de l'âme pour le divin, comme chez Platon, est ici l'aliment d'une haine immédiate, inextinguible, absolue et sans raisons, repliée en elle-même, et se nourrissant aux sources de l'envie. Or ce sentiment est bien plus qu'une « passion vulgaire », entendons, de nature érotique :

    " L'envie de Claggart avait des racines plus profondes. S'il regardait avec méfiance la beauté, la joyeuse santé et la franche et juvénile jouissance de la vie en Billy Budd, c'était parce que celles-ci allaient de pair avec une nature qui, comme Claggart le sentait par magnétisme, n'avait, dans sa simplicité, jamais souhaité le mal ni expérimenté la morsure réactionnaire de ce serpent » [XII, p. 62].

    L'envie, ainsi comprise, ne se réduit pas au sentiment mauvais de frustration que nous éprouvons à l'égard de biens que nous ne possédons pas, quoique nous puissions estimer qu'ils nous sont accessibles, voire qu'ils nous sont düs, tels les raisins verts de la fable de La Fontaine dont nous dénigrerons, par la suite, la qualité parce que nous ne pouvons y accéder. L'envie chez Claggart est le tourmént de la vie lorsqu'elle considère son insouciance à jamais perdue ; la vie dont l'élan joyeux, innocent et animal, est brisé et ravagé par la possibilité vertigineuse et désespérante du mal et du péché dont la conscience de Billy Budd est, elle, entièrement vierge et indemne. Et cette conscience de la possibilité, de l'attrait du péché et du mal, est la source et l'origine en l'homme de sa funeste intellectualité. De là vient que seul Claggart est capable, avec le capitaine Vere, mais avec quelque chose en son cas d'une intelligence proprement maléfique et satanique, de percevoir dans la personne de Billy Budd. un exemplaire de perfection, entre tous les hommes d'une nature absolument unique :

    « A l'exception d'une autre personne, le maître d'armes était peut-être sur le navire le seul homme intellectuellement capable d'apprécier à sa juste mesure le phénomène moral que représentait Billy Budd. Et cette perspicacité ne faisait qu'intensifier sa passion qui, prenant en lui diverses formes secrètes, prenait parfois celle du mépris cynique, du mépris de l'innocence – n'être rien de plus qu'un innocent. Pourtant d'un point de vue esthétique, il en voyait le charme, le caractère courageux et insouciant, et il l'aurait volontiers partagée s'il n'eût désespéré d'y parvenir. » [XII, p. 63]

    Or, de cette intellectualité originairement pervertie, qui fait défaut à Billy Budd – car c'est aussi, et jusque dans l'attrait qu'il exerce, un manque qui engendre le mépris en même temps que le désespoir - l'héritage grec est incapable de saisir les méandres tortueux, pour la raison première et décisive que, pour les Grecs, Platon et Aristote en particulier, l'intellect est, en l'âme, une faculté pure et divine qu'il convient seulement de délivrer de l'égarement des passions et du corps ; seule la tradition biblique, celle des « prophètes hébreux », est en mesure de jeter de la lumière « sur les recoins obscurs de l'esprit » humain, ici explorés selon de sombres catégories qui n'ont rien de psychologique. Et, de fait, ce sont les deux traditions héllénistique et judaïque qui entrent ici en conflit, mais présentées avec la subtilité et la maîtrise du grand artiste, lorsqu'il s'agit d'aborder et de comprendre la nature de l'homme.

    Joyeuseté grecque, affliction hébraïque

    A plusieurs reprises, Billy Budd est comparé aux héros légendaires de la mythologie grecque, tels Achille (avec lequel il partage un « point faible », en l'occurrence, le bégaiement) ou encore Hercule (dont tout enfant de l'époque connaissait la propension à agir avec une violence irréfléchie), alors même que le narrateur se garde de toute allusion aux actes de violence qu'ils ont commis : « Mais certains lecteurs, analyse Gail Coffler, reconnaitront l'ambiguïté et l'ironie de Melville, car si Hercule avait une “bonne nature”, sa nature était également violente et il en usait autant pour commettre des actions bonnes que des actions mauvaises. Ironiquement Hercule est tué par le poison de l'hydre qu'il avait autrefois mise à mort, et la mort de Billy résulte du fait qu'il tue le “serpent” Claggart. » « La narration, ajoute-t-il, relie Billy à une douzaine de héros, mais elle évite les aspects de leurs légendes qui pourraient mettre en cause l'impression positive qu'ils exercent sur le lecteur, quoique tous ces personnages soient impliqués dans des actions violentes et controversées. En interprétant l'iconographie de Melville, le lecteur doit remplir les liens manquants. » L'écart entre le récit du narrateur et la vérité que l'interprétation de ce même récit révèle, entre les lignes, est l'indice de cette écriture ironique qui constitue un des traits distinctifs du génie littéraire de Melville et qui, en l'occurrence, conduit à miner l'aspect angélique sous lequel Billy nous apparaît.
    Toutefois, aucune de ces ambiguïtés, où la violence accompagne l'innocence, ne peuvent jamais être mises au compte chez les Grecs de ce que la tradition biblique et chrétienne appelle « péché », de sorte qu'en l'apparence de Billy Budd l'emporte la tranquille assurance d'un Homère pour qui la beauté extérieure est le signe visible et manifeste de la bonté intérieure. Or cette vision héllénistique entre en opposition, et elle est aussi absolue que profonde, avec la sombre expérience hébraïque, celle des prophètes de l'Ancien Testament - « Hellenic cheer, hebraic grief », s'écrie Melville dans son long poème Clarel - dans laquelle s'enracine le regard ou bien mélancolique, ou bien plus souvent infernal de Claggart lorsqu'il rencontre « le bel Hypérion marin ». Un regard où la concupiscence inavouable se mêle à la haine de l'homme essentiellement dépravé envers le joyeux barbare, nourri aux conceptions calvinistes les plus extrêmes selon lesquels il n'est pas d'homme, aux yeux de Dieu, qui soit innocent et pur. On comprend dès lors la logique maléfique qui conduit, après divers épisodes, apparemment anodins, à l'affrontement final, lorsque Claggart dénonce injustement Billy Budd auprès du capitaine Vere, et l'accuse de fomenter uue mutinerie à bord du bateau. Frappé de stupeur, pétrifié, incapable de répondre à la calomnie monstrueuse, la langue paralysée par son infirmité vocale, dans l'instant la vigueur de son bras se substitue à la parole en suspens, et Billy porte, sans réfléchir, le coup mortel qui lui vaudra d'être aussitôt jugé et bientôt pendu.

    La conclusion introuvable

    Après trente-cinq ans de silence, Herman Melville revenait sur le thème qu'il avait déjà abordé dans Pierre ou les ambiguïtés, ce roman incompris de tous qu'il écrivit immediatement après Moby Dick, avec le même insuccès : le désastre total que rencontre et que doit rencontrer sur terre l'homme entièrement bon. À nouveau, et sous la forme d'une parabole d'une apparente absolue simplicité qui serait comme son testament, il prononçait le verdict tragique qu'il doit en être ainsi, aussi bien – pour reprendre les catégories présentes dans Pierre - « horologiquement », c'est-à-dire selon les déterminations du monde humain tel qu'il est, mais « chronométriquement », c'est-à-dire dans l'absolu : la défaite de la bonté et de l'innocence, et la mort qui attend inévitablement l'être angélique, Pierre et Billy Budd, ultimement vaincus par les forces des ténèbres qui président ici-bas aux destinées humaines.
    En envisageant le problème du mal sous cet angle transcendant, avec toute la sombre, ténébreuse et puissante intensité poétique dont il le charge, Melville est à mille distance de notre façon contemporaine, psychologique, sociologique ou politique, disons « rousseauiste », d'analyser les causes et les facteurs du destin malheureux des hommes, et de l'injustice dont ils sont victimes. C'est que, pour nous autres hommes d'aujourd'hui, le mal ne s'écrit pas avec une majuscule, mais, multiple et divers, et toujours contingent, il se décline en situations particulières dont les individus et les sociétés sont seuls responsables, sans qu'on puisse ni ne doive se tourner vers l'explication trop aisée qui décèlerait dans l'histoire humaine en général et dans les existences individuelles prises à part les intentions malignes d'une réalité ou d'une force proprement démoniaque et satanique ; ce mythe archaïque qui nous dédouanerait de nos devoirs et de notre responsabilité. Melville, le pré-moderne, élevé dans les noires supputations du calvinisme et de l'Ancien Testament, n' ignorait pas ces avancées de l'esprit moderne qu'il partageait en partie, mais il ne pouvait non plus détacher son âme inquiète d'une vision sérieuse et clairvoyante allant au fond des grandes énigmes de la nature et du destin des hommes.
    On ne saurait, cependant, tout à fait en conclure que Melville ait désormais tranché en défaveur du christianisme la grande objection qu'il lui avait adressée dans ses plus grands romans et ses poèmes de la maturité. Du reste, le grand écrivain n'était pas homme à pouvoir jamais se satisfaire d'une réponse qui eût un caractère définitif. Que le dernier mot de Melville ait imputé l'existence de cette puissance maléfique, satanique, ce « mystère d'iniquité », à Dieu lui-même, certains l'ont déduit de la comparaison du maître d'armes avec « le scorpion dont le créateur seul est responsable ». Mais là encore, on ne saurait conclure que ce mot doive pris être au pied de la lettre plutôt que comme l'expression ironique d'une possibilité parmi d'autres également envisageables. La voix du narrateur est et n'est pas celle de Melville lui-même, en quoi il est bel et bien un immense romancier dont l'œuvre, et Billy Budd en particulier, est ouverte à toutes les interprétations, sans jamais pouvoir être réduites à aucune.

    A suivre...