On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 7 mai 2011

Vies de Job

Je sors éreinté, épuisé, bouleversé - comment ne pas l'être avec un tel sujet qui me hante moi aussi depuis toujours ? - de la lecture, d'une traite, sans pouvoir le poser (près de 500 pages pourtant) du dernier "roman" de Pierre Assouline, Vies de Job, publié chez Gallimard. Le "craignant-Dieu", le juste aux malheurs incompréhensibles, endurant à l'extrème, plus que le patient, Assouline le traque dans toutes ses incarnations et ses représentations : théologiques, esthétiques, littéraires, humaines, avec une érudition impitoyable qui tient de l'obsession. Et c'est magnifique, sans qu'on sache trop, peu importe, à quel genre on a affaire. La poursuite d'une obsession à travers les textes, et leurs mille et une interprétations divergentes, les images, les villes et les rencontres, là partout où la question insondable du Mal se présente sous les avatars de cette figure unique, Job, dont un livre très ancien, anti socratique par excellence (pas de dialogues, mais une série de monologues qui ne se répondent jamais) propose une impossible, une effrayante leçon de sagesse, si c'en est une, à mille lieux, à l'opposé même, de la sagesse stoïcienne. Car ici il ne s'agit pas de s'accorder à la grande raison providentielle, la nécessité, qui est la loi du monde, de maîtriser ses émotions, de surmonter la réalité de la douleur, mais de l'exposer, de la jeter à la face, à la gueule de Dieu pour lui demander des comptes, sans jamais pourtant le renier. Folie de la fidélité et de la foi, qui traverse comme un défi toute notre tradition spirituelle, plus que religieuse. Job avait obsédé Voltaire et Dostoïevski, qui ne pouvait lire ce livre sans tourner en rond dans sa pièce en proie à une angoisse infinie, et tant d'autres encore qu'Assouline convoque dans son enquête inlassable, minutieuse, presque pathologique, avec un talent d'écrivain qui est un bonheur à toutes les pages.

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    Ayant posé ce très beau livre, travail et expérience d'une vie entière, je songe le coeur serré à ce Job contemporain qu'est Viktor Orekhov, cet ancien officier du KGB déporté au Goulag pour avoir protégé les dissidents qu'il était chargé de surveiller et de dénoncer et qui vit aujourd'hui - mais est-ce une vie ? - exilé aux Etats-Unis, sous une fausse identité, loin de sa terre natale et des siens, anonyme livreur de pizzas, il fait bien gagner sa vie, malheureux, selon ses dires, comme un poisson dans l'eau croupie de son bocal, son tas de cendres à lui, et auquel Nicolas Jallot consacre (après le documentaire dont j'ai déjà parlé) un livre qui doit sortir dans quelques jours :

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  • 6 commentaires:

    craindre1989 a dit…

    Quel dommage qu'on n'a pas pu présenter à sa conférence à RMS au début de cette année !

    Guillaume Silhol a dit…

    Etrange livre, effectivement, entre les prières déroutantes des Psaumes, les sentences rustiques des Proverbes et les tendres vers du Cantique des Cantiques que ce Livre de Job. Homme pieux et aisé, tout lui tombe dessus, pertes matérielles, deuil familial et maladies, au point de le contraindre à vivre sur un tas de fumier, non content d’être assailli par quatre « amis » qui lui reprochent sa fortune… Même s’il apparaît différemment dans des contextes culturels opposés, Job remue certainement aussi bien l’exégète que le lecteur dilettante dans son fauteuil. N’ayant pas lu l’essai de Pierre Assouline, je me souviens cependant d’une interprétation originale bien que limitée (assumant un « marcionisme » littéraire) par René Girard dans La Route antique des Hommes Pervers. Il y trouvait, en amputant le texte de son introduction, de l’intervention d’un personnage redondant, Elihou, ajoutée au texte primitif, et de la conclusion, le mécanisme du bouc émissaire (comparable à Œdipe selon lui) : l’homme prospère et prestigieux, envié par ses contemporains, et attaqué sur le prétexte d’une faute personnelle, passé de roi à sujet sacrificiel. En dernier ressort, il illustre la violence des crises fondatrices dans les sociétés archaïques.

    Certes, il faut aussi le lire dans l’optique des tragédies contemporaines comme en suivant le parallèle suggéré par Choukov dans Une Journée d’Ivan Denissovitch, la prière ressemble à une démarche administrative, ou bien ignorée ou bien renvoyée avec l’injonction de patienter, tandis qu’Aliocha le baptiste y trouve, non sans témérité, encore un sens évangélique. Dans un registre différemment cruel, quelle bureaucratie ou quel Etat-providence ne laissent pas leurs « fidèles » dans le silence et l’absurdité sous prétexte d’assumer leur responsabilité ?

    cecile odartchenko a dit…

    magnifique compte rendu de lecture! Merci!

    Michel Terestchenko a dit…

    Merci, cher Guillaume. Mais je ne crois pas trop à l'interprétation girardienne du "bouc-émissaire". Que je sache Job, à la différence d'Oedipe, n'a pas commis de faute et il n'est pas non plus mis à l'écart de la cité pour la prémunir de la violence. La "raison" de ses souffrances est la terrible mise à l'épreuve du désintéressement de son amour de Dieu et dont Dieu, à l'instigation de Satan, accepte de relever le gant.

    Michel Terestchenko a dit…

    "Craindre1989", RMS, qu'est-ce ? L'Ecole de Management de Reims ?

    craindre1989 a dit…

    Oui, M. Pierre Assouline Ecrivain Journaliste était présent Le 03 février 2011, 20h30, au Reims Menagement School, la conférence Passerelle pour parler son livre « Vies de Job ».