On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 29 mai 2011

Maxime générale pour tout débat critique

"Si l'on veut développer une argumentation critique contre une pensée quelle qu'elle soit, il ne faut pas l'attaquer sur ses points faibles. On doit commencer au contraire par la restituer dans toute sa force et sa grandeur, aller au cœur de son inspiration, saisir ce qu'elle avait de plus original et de plus fécond", écrit Jacques Dewitte dans son dernier ouvrage consacré à l'œuvre du grand philosophe polonais, Leslek Kolakowski*. Combien de fois ai-je répété cette maxime à mes étudiants, et elle vaut pour tous !
Qu'importe que nous soyons ou non d'accord avec une grande pensée, telle celle de Marx par exemple, notre critique n'aura de valeur, de profondeur et de signification qu'à la condition d'être capable d'entrer en elle avec autant d'honnêteté possible, de percevoir la lumière singulière et unique qu'elle jette sur le monde, autrement dit sa grandeur et la part de vérité qu'elle recèle. Une telle attitude n'est pas simplement "objective" ; elle requiert une forme de sympathie, la capacité de sortir et de mettre de côté nos propres opinions et représentations pour pénétrer de l'intérieur dans une pensée différente de la nôtre, qui n'obtiendra peut-être pas notre adhésion, mais qu'on ne pourra critiquer sérieusement qu'à condition de l'avoir réellement comprise. Il faut y insiter : une telle compréhension n'est pas seulement "intellectuelle" ; c'est le cœur du foyer dont elle émane, les intuitions ou les convictions fondamentales à partir de quoi le reste se construit et s'organise, que nous devons être capables de saisir, ce qu'elles contiennent de vérité (inévitablement partielle). En somme, il n'est pas de critique profonde, éventuellement radicale, d'une pensée qui ne se nourrisse d'une sympathie première envers elle. Sans quoi, la critique sera ou bien purement abstraite, ou bien idéologique ou encore tout simplement superficielle et imbécile, ce qui est souvent le cas.
Nous étant avancé jusqu'à ce stade, ayant en quelque manière faite nôtre, serait-ce pour un temps seulement, cette vision du monde, nous cessons de la voir de façon purement abstraite et théorique. Cette vision est devenue une possibilité de notre propre pensée, quoique, en définitive, nous la rejeterons peut-être pour diverses raisons, ou alors c'est elle qui nous entrainera à sa suite, modifiant, transformant, bouleversant peut-être nos convictions les plus intimes. Telle est maxime qui doit gouverner les rapports que nous entretenons avec les grands penseurs. Comme on le voit, cette exigence est loin d'être seulement de nature méthodologique : elle implique que soit couru le risque d'une totale et radicale remise en cause de soi. Et l'opération se renouvelle à chaque fois que nous abordons un penseur de première importance.
Il n'en découle pas que la philosophie soit faite de points de vue tout relatifs qui s'annulent les uns les autres, de telle sorte qu'elle ne "mérite pas une heure de peine", selon le mot de Pascal. Ce que la philosophie développe et à quoi elle conduit, la littérature aussi, et la "haute culture dans son ensemble, c'est le contraire d'une annulation nihiliste des conceptions du monde et de l'homme, mais l'intelligence sceptique de richesses et de possibilités plurielles qui ne conduisent à aucune vérité absolue et définitive. C'est pourquoi, la culture n'est pas une accumulation de connaissances, mais une aventure permanente faite d'expériences multiples, à chaque fois nouvelles.
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* Collection Le bien commun, éditions Michalon, Paris, 2011. Un prochain billet sera consacré à la présentation de cet ouvrage, qui nous fait découvrir les principales facettes de la pensée d'un philosophe trop méconnu en France.

11 commentaires:

Hugo F a dit…

J’imagine qu’il est toutefois dans certains cas, comme celui des lectures de Jonathan Little, d’Ernst Jünger, de Sade ou d’Heidegger, particulièrement difficile de faire preuve de cette « sympathie ». Ne serait-ce pas alors courir le risque de jouer à un jeu dangereux que de montrer la force de telles pensées ? Si j’ai bien lu le livre que vous avez écrit avec Mr Husson, vous évitez ce piège de la publicité faite à des propos malsains (Vous réagissez d’ailleurs au livre Les Bienveillantes parce qu’il était devenu un phénomène de société, vous n’auriez pas écrit sur ce livre s’il n’avait pas eu ce succès) en identifiant les raisons du malaise que ce livre provoque puis en nous invitant à lire d’autres ouvrages sur le mal infiniment plus subtils.
Hugo F

cécile odartchenko a dit…

cher Hugo, en effet, il y a des auteurs , même brillants, même reconnus , et d'autant plus, qu'il ne faut pas lire avec "sympathie" mais avec l'esprit critique le plus aiguisé...Jünger en se demandant comment un écrivain de son envergure à la vocation goethéenne, a pu sans broncher occuper Paris, porter l'uniforme nazi et monter les marches recourvertes de velours rouge de l'hôtel Lutétia où on torturait des résistants... Il suffit de lire très attentivement son journal de l'occupation...il s'étonne, quand en promenade à Paris et en uniforme, des enfants français refusent ses bonbons...un détail qui en dit long sur son aveuglement...Pour Heidegger, il faut creuser à partir de son "silence"..;et là il suffit d'analyser avec l'esprit le plus accéré son analyse des poèmes d'Holderlin....
Il trahit complètement la pensée du grand poète allemand qui ne roulait pas du tout pour le fantasme de la pure race allemande...au contraire...C'est dans les "détails" qu'on comprend l'innacceptable, n'en déplaise à monsieur Le Pen...
Aujourd'hui je viens de lire Trésor d'amour de Sollers, il y décortique Stendhal...un régal...et voilà qui est très troublant, un grand théologien dont j'ai déjà parlé je crois ici même Alexender Schmemann, dont les lectures préférées sont Jouhandeau, ( son journal) et Stendhal...parce qu'ils sont vrais...bain de jouvence, dit-il...et comme par hasard ce ne sont pas des "bienveillants" mais des rebelles...

cecile odartchenko a dit…

Oups!
Une étourderie dûe à des lectures récentes m'a fait écrire Marcel Jouhandeau au lieu de Paul Léautaud! mille excuses! C'est le journal de paul léautaud en treize volumes qu'Alexandre Scmemann aime tant! Il y revient toujours surtout quand il va mal et qu'il doute de tout!

Michel Terestchenko a dit…

Cher Hugo,

Vous avez raison, mais ce n'est pas à cela que je songeais. La "sympathie", et même l'immense respect par ex. dont Nietzsche faisait preuve envers Pascal ou d'un penseur libéral pour Marx ou l'inverse. Quant à Heidegger, qu'on le veuille on non, sa pensée a considérablemant marqué la philosophique du 20e siècle, et elle n'a comme telle rien d'une apologie du nazisme. Littel est surtout et avant tout un mauvais écrivain. Vous auriez pu évoquer le cas Céline, et là c'est plus compliqué. Néanmoins, la lecture du Voyage est un choc absolu.
Merci pour votre fidélité
Michel T

Anonyme a dit…

en lisant l'article et ses commentaires, une pensée revenait. comment accepter la pensée de l'autre sans le juger. mettre entre parenthèse tout a priori et idées reçues. ce sont des vérités à un instant et parfois cruelles et douloureuses. Ce tiraillement que l'on peut avoir entre le bien et le mal. Pour illustrer mon propos, je viens de terminer le livre écrite par sa fille, du faussaire d'Aldolfo Kaminsky. Il a sauvé des dizaines de milliers de juifs en faisant ces faux papiers, et tandis que la libération arrive, il a continué pour d'autres causes. ce qui était légitime pendant la seconde guerre mondiale le restait pour les juifs qui voulaient fuir l'europe de l'est, puis les algériens. il a fait cela pendant 30 ans, sans demander d'argent et gardant son indépendance pour être fidèle à ses convictions. Alors oui nous devons être comme de vrai résistants, et pas simplement quand l'heure tourne à l'avantage facile. Garder son indépendance de pensée, cela est certainement le plus précieux à faire et à garder

Cathy D.

Hugo F a dit…

Cet article et celui écrit sur « l’acrobate » me font penser à un passage du Gorgias de Platon où sont comparées l’argumentation utilisée dans les tribunaux et le débat philosophique. Socrate y précise ce qu’il considère comme une démonstration acceptable : « Quant à moi, si je ne parviens pas à te présenter, toi, en personne, comme mon unique témoin, qui témoigne pout tout ce que je dis, j’estime que je n’aurai rien fait, dont il vaille la peine de parler …] », (Gorgias 471e-472c). A Polos qui tente de multiplier les témoignages pour réduire son adversaire au silence (technique utilisée par les rhéteurs au tribunal déjà à l’époque hellénistique), Socrate indique qu’il ne s’agit pas de rallier à tous prix les autres à sa cause pour perdre un ennemi isolé, impressionné, mais de dialoguer avec son adversaire pour parvenir à la réconciliation par le vrai. Il ne s’agit pas de se positionner contre l’autre mais avoir la conviction que c’est avec l’autre que je vais faire un bout de chemin. Pour cela, plusieurs conditions sont nécessaires : il faut connaître au mieux la position de l’autre pour pouvoir en permanence s’assurer de l’adhésion de l’autre à chacune des étapes de la démonstration (Socrate va ainsi partir des affirmations de son interlocuteur pour les interroger, les soumettre à la question en demandant à chaque étape si son interlocuteur est d’accord avec ce qui vient d’être dit) et accepter le beau risque de voir ses opinions et ses représentations être transformées. Faire de son adversaire son propre témoin, telle doit être l’ambition philosophique. Nous sommes loin des coups échangés dans un tribunal américain fort médiatisé actuellement.
Hugo F

cécile odartchenko a dit…

Kundera, dans «Une rencontre», parlant de Malaparte, «cet enfant terrible» nous met sous les yeux, ce corps humain écrasé par un char, aplati comme un drapeau.
Tapis en peau humaine d’un juif écrasé en Ukraine, quelques uns le décollent de la poussière, y piquent la pointe d’une bêche et se mettent en route avec ce trophèe. Scène qui a son double dans le roman même, nous ne sommes plus en Ukraine mais à Rome près du Capitole. Un homme crie sa joie aux chars américains. Avant-première!
Ces pages autour de Malaparte pour clore le livre de Kundera, et je suis sensible aussi à l’image de sa villa, rouge, sur un promontoire face à la mer, figure de proue d’un romancier qui eut les moyens de la faire construire et où Jean Luc Godard tourna «Le mépris».
L’oeuvre de Malaparte bien certainement en filigrane du choix de J.L.G. déterminant sans doute la fin du film, l’accident de voiture où deux corps sont broyés, et celui de B.B.
Naturellement, corps porte-drapeau des années 60, «repos du guerrier».
ce qui m’interpelle ce sont les strates de significations, les «évidences» sous le soleil «exactement» mais qui ne se livrent pas toutes pleinement d’emblée.
Le roman de la vie, avant d’être écrit, va, trébuchant de marches en marches, grimpant en spirale vers le temple là-haut, au faîte d’une zigourrat, d’un temple astèque, d’une villa, de l’ayers Rock...
Affrontements et guerres se succèdent, le «drapeau» peut être inctusté dans la poussière, déterré et brandi, il résiste, il monte les marches de l’esprit, les marches du chant, chant des partisans, chant...
La poésie précède le film, précède le roman, elle donne le «la», l’impulsion première qui va permettre la durée...pour le travail qui se «fée»...
Elle n’est pas étrangère à ce qui s’écrit, ce qui se filme, à la philosophie non plus.
Dans un nuage de fumée ( on entend tousser) Gilles Deleuze, ( j’y étais) sur une video transmise par Didier Moulinier, dessine une spirale et au bout, une ligne droite segmentèe et revient encore et encore sur son image.
L’image doit faire sens. Mais on tousse. Et lui, va en mourir. Peu importe. Par moments, là, à Vincennes ou ailleurs, à Capri, et encore ailleurs des segments signifiants sont alignés comme sont alignées les présences ( les pierres) de quelque lieu lointain en ilrlande, jusqu’au Mont Saint Michrel et jusqu’au mont Gargan à Rome.
Difficile de dire que tout se tient, se serait croire. Et croire en quoi.? Aujourd’hui? Mon Dieu!
Et pourtant!
Des chaînons s’enchaînent, un anneau s’agrippe à l’autre anneau, c’est chaînette d’or et va et vient autour d’un chêne ( Pouchkine), c’est solidarité de «passeurs». Aujourd’hui, sans passeurs pas de poésie. On acceuille, on reconnaît. Ils témoignent tout en trébuchant, en brandissant leurs drapeaux et parfois sans même savoir que c’est leur propre corps qu’ils brandissent!
Alors, attention!
On tourne!

Didier a dit…

Il faut en effet voir par les yeux de l'auteur. Si on reprend la pensée de Nietzsche qui affirme que chaque auteur ne fait que réécrire sans cesse sa propre histoire, le fait de rentrer dans la peau de l'auteur sans toutefois vêtir les habits de son subconscient, alors peut être il est possible de percevoir les "biais" de sa pensée en échappant à sa subjectivité.

Didier a dit…

Pas étonnant dès lors que Nietzsche avait cette faculté de sympathie avec les auteurs qu'ils pouvait alors mieux critiquer en les critiquant "subjectivement". Nous sommes ici dans un brassage des pensées qui donne à chaque fois un éclairage nouveau dont chacun s'empare à son tour. Nous n'avons pas, hélas, tous, le talent de Nietzsche pour analyser, écrire, transcender.

nietzscheone.skyrock.com a dit…

salut..
Tu as raison Didier..on est trop loin de notre Nietzsche..Nietzsche a vraiment cette faculté de sympathie avec les auteurs qu'il critique..il a cette vertu d'aimer meme ses ennemis!..c'est sa vertu prodigue..apprenons quelque chose de lui..
Ainsi parlait un nietzschéen oriental..

Romain Dupont a dit…

Je suis parfaitement d’accord avec cette maxime sur l’effort qui doit être fournit afin d’entrer dans la pensée de quelqu’un d’autres et ainsi de comprendre réellement ses idées. Il s’agit de pouvoir théoriser les idées développées avant de pouvoir les critiquer, et je suis aussi d’accord sur le fait que cet effort soit rarement effectué, car il est plus simple d’user de sophismes et de préjugés afin de s’éviter une lecture qui ne nous intéresse pas. Il faut donc user de l’art de bien lire, autrement dit de la philologie comme la développe Nietzsche, c’est-à-dire de lire sans que nos propres attentes et interprétations ne viennent perturber notre lecture. Bien entendu, il faut partir d’un travail sur soi-même que Nietzsche permet en expliquant que la réalité elle-même est une interprétation.

Car il est possible de tirer des choses intéressantes de personnes dont nous ne partageons pas foncièrement l’opinion. En ce sens, la lecture de Saint-Augustin est pour moi fascinante et riche de véritables réflexions de la part d’un grand philosophe et théologien, mais elle montre aussi à quel point, de nombreux chrétiens ne semblent pas avoir compris la Bible, si du moins ils ne l’aient jamais lue.

Enfin, l’auteur aborde le sujet de la remise en cause de soi. Car s’il faut être capable de mettre ses idéaux de coté pour lire un auteur dont nous pensons ne pas partager les idées, il est encore plus amer d’y découvrir des idées qui nous plaisent ou du moins nous touchent dans leur construction et leur recherche de sens. L’histoire ne nous dit pas si Franco avait « Le Deuxième Sexe » en livre de chevet, mais le monsieur se prétendait érudit alors tout est possible. On ne peut décemment oser critiquer une personne dont nous ne cernons que vaguement la pensée, sans quoi la critique n’est qu’une attaque sans pertinence.