On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 25 mai 2011

Jeremy Rifkin, La civilisation de l'empathie

Le dernier livre de Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise, Vers une civilisation de l'empathie* est le fruit d'une immense recherche, dans tous les domaines, puisant de façon accessible aux sources de l'éthologie, de l'anthropologie, de la psychologie, de la sociologie, de l'économie, des sciences cognitives et neurologiques, de l'histoire, et j'en passe. Sa thèse principale est annoncée dès les premières pages, et elle consiste à mettre en relation deux phénomènes historiques, généralement disjoints : d'une part, l'émergence d'une civilisation "mondiale", générée par les progrès dans la communication entre les hommes, fondée sur la conscience de notre interdépendance et, d'autre part, la menace grandissante de la disparition d'un monde habitable pour l'homme qui résulte de la consommation d'énergie requise par un tel développement. Conjonction, donc, mais inouïe et saisissante entre deux processus, celui de l'empathie et celui de l'entropie :
"Aujourd'hui, dans ce qui devient une civilisation interconnectée à l'échelle mondiale, la conscience empathique commence à toucher les derniers confins de la biosphère et toutes les créatures vivantes. Malheureusement, cela se produit au moment précis de l'histoire où ces mêmes structures économiques qui nous rassemblent aspirent massivement les ressources restantes de la Terre pour perpétuer une civilisation urbaine interdépendante et ultra-complexe, et, ce faisant, détruisent la biosphère [...] Nous fonçons vers la conscience biosphérique dans un monde menacé de disparition. Pour renégocier à temps une relation durable avec la planète et nous écarter du bord de l'abîme, nous devons comprendre la contradiction qui se trouve au cœur de la saga humaine [...] La dialectique qui sous-tend l'histoire de l'humanité est une boucle de rétroaction perpétuelle entre extension de l'empathie et montée de l'entropie" [p. 31-32]. Tel est le cruel paradoxe dont Rifkin déploie les raisons et les conséquences.

Une nouvelle vision de la nature humaine

Le premier point le plus intéressant de la démonstration consiste à proposer une "nouvelle vision de la nature humaine", qui contredit radicalement le paradigme dominant de l'homo œconomicus, cet individu calculateur qui vise, en toutes circonstances, à maximiser son intérêt égoïste, encore repris par Freud. C'est tout au contraire, la loi de la coopération (plutôt que de la compétition), la recherche de la relation (plutôt que l'affirmation de sa propre autonomie), le sens de l'empathie (plutôt que la poursuite aveugle de la satisfaction de ses appétits), autrement dit l'altruisme plus que l'égoïsme, qui constituent les aspirations fondamentales des êtres humains que nous sommes.
Rifkin a parfaitement raison de souligner que ces déterminations essentielles, loin d'être contredites par la montée de l'individualisme dans nos sociétés modernes, sont, au contraire, favorisée par celles-ci. C'est une erreur de jugement et de pensée de tenir pour identiques individualisme et égoïsme. Prenez l'exemple des dissidents à l'époque soviétique. Tous ces Soljénitsyne, Sakharov, Havel, etc. étaient tout à la fois des individus revendiquant leur droit, et le droit pour tout homme, à être des individus singuliers - et de fait, ils étaient des êtres absolument uniques - alors même qu'ils agissaient au nom de principes qui les conduisirent à connaître l'emprisonnement, la déportation et la relégation sociale. Comme l'écrit très justement Rifkin : "L'éveil du sens de l'identité personnelle, née de la différenciation, est crucial pour le développement et l'expansion de l'empathie. Plus le moi s'individualise et se développe, plus nous prenons conscience de notre existence unique, finie et mortelle, de notre solitude existentielle, des mille défis auxquels nous nous heurtons dans notre lutte pour être et pour nous épanouir. Ce sont ces sentiments existentiels qui nous permettent d'entrer en empathie avec ceux, très proches, qu'éprouvent les autres [...] C'est ce processus que nous nommons cvilisation . La civilisation, c'est la détribalisation : la socialisation fondée sur les liens du sang se défait et une resocialisation s'opère sur la base de liens d'association entre individus [...] Quand nous disons "civiliser", nous disons "empathiser"[p. 30].
Je songe à ce qu'écrit Rousseau dans l'Emile et qui va dans le même sens : "C'est la faiblesse de l'homme qui le rend sociable : ce sont nos misères communes qui portent nos coeurs à l'humanité, nous ne lui devrions rien si nous n'étions pas hommes [...] Si nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par affection" [liv. IV, Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, p. 503]. Or, cette conscience de notre vulnérabilité commune, fondée sur le sentiment d'empathie - cette "affection" dont parle Rousseau - est le moteur du grand processus civilisateur - la pitié et pas seulement l'amour-propre, pour reprendre le vocabulaire rousseauiste - qui est en passe de se développer comme jamais auparavant dans l'histoire humaine.
Telle est la première thèse passionnante que défend Rifkin, soutenue par un puissant argumentaire scientifique, comparable dans son ampleur - une vaste fresque nous fait parcourir l'histoire de l'humanité depuis les chasseurs-cueilleurs jusqu'à nos sociétés contemporaines - à La passion de détruire, Anatomie de la destructivité d'Erich Fromm (dont l'idée fondamentale est fort proche de la sienne).
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    A suivre...

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    * Trad. Françoise et Paul Chemla, Les liens qui libèrent, 2011.
  • 5 commentaires:

    cecile odartchenko a dit…

    On ne peut que souhaiter que l'analyse que vous nous soumettez cher Michel soit juste et nous savons que vous aimez ce concept d'empathie, et qu'avec vous en tous cas, il fonctionne...mais quid des villages ( je vis à la campagne) qui deviennent des dortoirs et où personne ne fréquente plus l'autre, fermetures des derniers cafés ( il y en avait jusqu'à 13 dans un seul village, et on s'asseyait aussi devant sa porte...Il me semble que cette communication de plus en plus intensive et qui peut avoir des effets positifs, ( les révolutions arabes) est cependant virtuelle , que chacun est dans sa bulle devant son petit écran, ses "j'aime" de facebook, ses jeux videos, ses transgressions télévisuelles ( pornographie) ses fascinations pour le réel parfois mais quand il est calqué sur la téléréalité....Le progrès nous pousse vers la catastrophe...empathie cependant et joie, des survivants, des sinistrés à très grande échelle...un jour, probablement , si vivants encore, sur les routes poussièreuses entre des terres craquelées, nous éprouverons, j'espère de l'empathie pour le loqueteux comme nous qui marchera à nos côtés!

    Michel Terestchenko a dit…

    Chère Cécile. Ce que vous dites est sans doute vrai aussi. Il n'empêche ! du fait de l'interconnection planétaire par les médias ce qui arrive aujourd'hui, où que ce soit dans le monde, nous intéresse, nous touche et, en cas de catastrophe, nous affecte et nous émeut. Nous ne connaissions pas ce genre de conscience d'appartenance à un monde commun, il y a, disons, une quarantaine d'années. Cela ne fait pas de la réalité un "paradis", évidemment.

    cecile odartchenko a dit…

    cher Michel oui cette conscience "globale" est nouvelle..cependant rien ne remplacera l'authentique voyageur...
    Par ailleurs cette communication est peut-être bien à son zénith car elle dépend beaucoup de l'électricité...Hors sans les centrales nucléaires qu'aurons-nous? Et les centrales il va falloir les arrêter, écolos ou pas, parce qu'il n'y aura plus d'eau pour le refroidissement...on en est déjà là aujourd'hui même...
    Votre auteur souligne ce problème qui est un vrai problème et très angoissant!
    D'autre part ces révolutions qui nous touchent vont avec des esprits avides de nos libertés et sont aveugles par rapport au recul de ces libertés que nous vivons...La communication tout azimut se fait sur des mythes et sur des idées reçues...
    Les dissidents que vous citez quand je les traduisais et rencontrais dans les années soixante dix, avait une idée de la France très "cliché" Nous avions fait la révolution...en 1789!!!Tous les pays quels qu'ils soient ont des références dans les têtes qui datent de Mathusalemn! J'admire Alexandre Schmemann, qui tout théologien qu'il est, demande à ce qu'on pense AVEC son époque! Mais c'est bigrement compliqué!

    Lilichris a dit…

    Ce n'est en effet que lorsque l'on a pris conscience d'être une entité particulière, singulière devrais-je dire que l'on peut découvrir en soi la force nécessaire pour aller vers les autres et pratiquer l'empathie.
    Nous voyons bien que les personnes ayant perdu leur identité à la suite d'épreuves importantes et successives finissent par sombrer dans un néant qui leur enlève toute possibilité d'exister pour eux même et à fortiori pour les autres.
    Combien de fois entendons-nous ou lisons-nous cette phrase "je ne suis plus rien".
    L'être en tant qu'individu n'est donc pas une chose acquise une fois pour toute mais doit continuer de se construire tout au long de notre vie, pour nous et pour les autres...

    gorgerouge a dit…

    En guise de contribution à vos échanges, comme tout est déjà écrit je vais me contenter de vous renvoyer sur deux liens :
    http://gorgerouge.over-blog.com/article-belliqueux-ou-pacifistes-la-suite-12-novembre-2012-112386648.html
    et pour d'autres raisons d'espérer, dans la mesure où le contraire de l'espoir c'est l'action :
    www.transitionfrance.fr où l'onglet Evreux vous ramène à mon blog !