On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 28 mai 2011

Giorgio Perlasca, le Juste de Budapest

Puisque je vois que les actes des Justes vous touchent particulièrement voici, pour ceux qui ne l'ont pas lu, un extrait du Un si fragile vernis d'humanité, banalité du mal, banalité du bien, que j'ai publié à La Découverte (La Découverte/poche, 2007).

[...] Au début de la Seconde Guerre mondiale, Giorgio Perlasca, alors âgé d’une trentaine d’années, avait déjà connu l’expérience de deux conflits. Il était né en 1910 dans une famille catholique à Côme. À la fin de son adolescence, il avait adhéré au mouvement fasciste proche de d’Annunzio. Rêvant d’une vie aventureuse, il se porta volontaire en 1936 dans la guerre que Mussolini avait entreprise en Éthiopie ; puis, autant par anti-communisme que par désir d’échapper à l’obligation de travailler, il se rendit ensuite en Espagne où il servit dans l’artillerie jusqu’à la victoire des troupes franquistes. En 1939, l’armée le nomma comme instructeur au 20e régiment d’artillerie basé à Padoue. Mais en raison de son comportement peu conforme à la discipline militaire, il fut démobilisé au bout de deux mois, étant déjà, malgré son jeune âge, un vétéran de guerre. Rendu à la vie civile, il trouva un emploi dans une firme italienne qui avait le monopole de l’importation de viande bovine, la SAIB (Società Anonima Importazione Bovini), laquelle l’envoya en Yougoslavie et le chargea de l’achat et du transport des bestiaux vers la péninsule.
       À la fin de l’année 1942, poussé par l’avancée des troupes allemandes, il arriva à Budapest. La capitale était encore à cette époque une cité refuge pour les Juifs. Grâce au refus du maréchal Horthy d’obtempérer aux ordres de Hitler d’exterminer tous les Juifs hongrois, sept cent mille d’entre eux y vivaient dans une relative sécurité.
       Lorsque les Allemands entrèrent dans Budapest, le 14 mars 1944, contraint de se cacher – les Italiens, dont le gouvernement avait signé l’armistice avec les Alliés, étaient alors considérés comme des traîtres –, Perlasca trouva refuge à l’ambassade d’Espagne, grâce à un certificat qui lui avait été délivré par les autorités espagnoles à la fin de la guerre civile et qui lui garantissait que, où qu’il fût dans le monde, il pourrait « se tourner vers l’Espagne ». L’ambassadeur Angel Sanz Briz l’accueillit amicalement et mit à sa disposition une villa où il séjourna pendant une dizaine de jours. N’ayant pu obtenir un laissez-passer qui lui permettrait de retourner en Italie, il décida alors de se rendre dans le camp où les Italiens qui travaillaient en Hongrie étaient internés. Cependant, le 13 octobre, un télégramme du ministère des Affaires intérieures lui donna l’autorisation de se rendre à Budapest pour des examens médicaux, et il quitta le camp à bord d’une voiture de la délégation suédoise.
       Le 15 octobre, l’amiral Horthy diffusa un message radiophonique annonçant que les forces de l’Axe avaient perdu la guerre et que l’armée hongroise ne se joindrait plus aux combats contre les Soviétiques. Mais ce qui devait être la fin de la guerre pour les Hongrois fut en réalité le début d’une période d’horreur, en particulier pour les Juifs. Horthy, victime d’un coup d’État, fut contraint d’accepter la régence du major Ferenc Szalasi, le chef du parti des Croix-Fléchées et annonça son départ du pays. La défense de la capitale fut confiée à l’armée allemande et les SS, placés sous le commandement d’Adolph Eichmann, entreprirent de déporter et de liquider les quelque trois cent mille Juifs de Budapest qui avaient pu échapper à la Solution Finale (400 000 d’entre eux avaient été déportés dans les camps de concentration ou d’extermination en Pologne depuis l’arrivée des Allemands en mars). Leur seul espoir d’être arrachés à la mort était d’être pris sous la protection des ambassades des nations neutres – la Suède, l’Espagne, le Portugal ou le Vatican – ou bien d’être accueillis par la Croix-Rouge internationale, qui faisaient leur possible pour venir au secours des Juifs dont les dépouilles jonchaient les rues de Budapest et que des camions entiers conduisaient vers les chambres à gaz.
[...]           
       Le faux diplomate

       Quelques jours après le coup d’État de Szalasi, Perlasca avait à nouveau trouvé refuge à l’ambassade d’Espagne et s’était vu demandé par Sanz Brinz de participer à l’effort général pour sauver de la mort le plus grand nombre de Juifs. Il se mit immédiatement à la tâche, en prenant bientôt des initiatives qui allaient bien au-delà de sa mission, sollicitant en particulier une audience auprès de Jozsef Gera, un des membres les plus influents du nouveau gouvernement, pour obtenir que les milices cessent d’entrer dans les « maisons espagnoles » où les Juifs avaient trouvé refuge. L’audience fut tumultueuse, mais il obtint finalement gain de cause.
       Le 29 novembre, il reçut un appel de Sanz Brinz l’informant qu’il quittait Budapest pour Berne en Suisse et l’enjoignant de faire de même. Mais Perlasca n’en fit rien. Lorsqu’il alla visiter comme de coutume les maisons refuges le lendemain matin, ce fut pour découvrir que les résidents avaient reçu l’ordre de quitter les lieux ; ils se trouvaient déjà dans la rue, leurs bagages à la main. Le gouvernement prétendait qu’en raison du départ de l’ambassadeur, les relations diplomatiques entre la Hongrie et l’Espagne avaient été de facto rompues et que, par conséquent, les règles internationales qui assuraient l’immunité diplomatique aux résidents espagnols n’étaient plus en vigueur.
       C'est là que Perlasca improvisa une solution proprement inouïe. Il affirma tout de go à l’officier qui dirigeait les opérations d’évacuation que l’ambassadeur n’avait nullement fui le pays ; qu’il était allé à Berne pour communiquer plus aisément avec son gouvernement afin de régler une question diplomatique de la plus grande urgence. C’était un mensonge. Mais, surtout, il prétendit avec une autorité qui commandait l’obéissance que l’ambassadeur avait laissé un document officiel le nommant, en son absence, son représentant personnel. Perlasca, bien qu’il parlât couramment la langue du pays, n’était pas Espagnol : il était Italien ! Il n’était pas un diplomate, mais le représentant d’une société d’importation de viande bovine ! Et voilà que sur le champ, mû par une inspiration malicieuse, folle ou géniale, comme on voudra, il s’attribuait une nationalité et une fonction diplomatique qui n’étaient rien d’autre qu’une… imposture ! Mais cela marcha, et personne ne vint lui demander, en ces jours chaotiques, la preuve de ce qu’il affirmait avec une telle assurance. Le lendemain, il présenta au ministère des Affaires étrangères ses lettres de créance et fut officiellement accrédité comme le représentant de l’Espagne auprès du gouvernement hongrois.
       Giorgo Perlasca dirigea la légation espagnole du 1er décembre 1944 au 16 janvier 1945. Seuls quelques-uns savaient qu’il était un imposteur et ils gardèrent le secret. Le diplomate autoproclamé fit tout ce qui était en son pouvoir pour sauver du massacre le plus grand nombre possible de Juifs, se déplaçant dans les rues de Budapest accompagné d’un officier de police qui portait le drapeau espagnol ! Tous ceux qui se présentaient à la légation espagnole se voyaient accorder un sauf-conduit et abrités dans les maisons refuges qui furent bientôt pleines à craquer. Perlasca s’y rendait plusieurs fois par jour pour vérifier que leur protection était bien assurée, apportant de la nourriture qu’il payait sur ses fonds personnels – l’argent qui restait à l’ambassade ayant été donné à Jozsef Gera afin d’obtenir ses bonnes grâces –, négociant auprès des autorités que des forces de police régulières soient placées en faction devant les « maisons espagnoles » pour les protéger des hordes de Croix-Fléchées que la défaite toute proche conduisait à une folie meurtrière. Il devait en outre calmer l’inquiétude croissante du nouveau gouvernement auquel il avait promis l’approbation de Madrid pour l’envoi d’une délégation diplomatique. Naturellement, Madrid ne pouvait donner confirmation de son accord, n’étant nullement au courant des engagements pris par son supposé représentant. Du fait des déplacements en tout sens que la situation chaotique rendait nécessaire, sa vie était à tout instant à la merci de l’explosion d’une bombe ou de grenades, ou encore d’une fusillade inopinée, sans compter que son imposture risquait à tout moment d’être découverte, ce qui eût été, non seulement pour lui mais pour tous ceux qu’il protégeait, le prélude à une mort assurée.
       Les représentants des ambassades des pays neutres se rendaient régulièrement à la gare de triage où les Juifs étaient embarqués dans des trains à bestiaux vers leur destination de mort, cherchant désespérément à en retirer quelques-uns s’il s’en trouvait qui fussent en possession de sauf-conduits suisses, espagnols, portugais ou suédois. C’est durant un de ces matins que se produisit l’un des incidents les plus mémorables où se révèlent l’intrépidité, le sens de l’à-propos, l'intelligence, la force de caractère de Perlasca, et que lui-même devait raconter, quelque quarante années plus tard, à Enrico Deaglio* :
[...]
          Une fois la guerre terminée, alors que Perlasca s’apprêtait à prendre le train pour rentrer chez lui, il trouva une délégation de Juifs assemblée sur le quai de la gare qui lui présenta son dernier certificat :
    « Nous sommes tristes d’apprendre que vous quittez la Hongrie, en direction de votre terre natale, l’Italie. En cette occasion, nous souhaitons vous exprimer l’affection et la gratitude des milliers de Juifs qui ont survécu grâce à votre protection. Il n’y a pas de mots pour exprimer la tendresse avec laquelle vous nous avez nourris, avec laquelle vous avez pris soin des personnes âgées et des malades. Vous nous avez donné du courage lorsque nous étions au bord du désespoir et votre nom ne sera jamais absent de nos prières. Puisse Dieu Tout-Puissant vous récompenser » [p. 112].
       Dans les faits, en guise de récompense, Perlasca ne connut, après la guerre, que le retour à une vie anonyme. Lui-même finit par douter que les événements que sa mémoire avait pourtant conservés intacts aient jamais eu lieu. Et ce pendant plus de quarante ans. Jusqu’à ce qu’un jour de 1987, il trouve dans sa boîte une lettre d’Allemagne l’informant qu’il avait été « découvert ».
       Il n’avait pas été « découvert » par quelque chercheur ou historien, mais par un groupe de femmes qui voulaient qu’on se souvienne de ce qu’il avait fait, stupéfaites et choquées qu’aucun livre, aucun article ne lui ait été consacré, que le gouvernement italien n’ait pas honoré l’homme exceptionnel qu’il avait été. Soucieuses de mettre un terme à cette injustice, elles firent publier une notice dans les journaux de Jérusalem et de Budapest, demandant que toute personne qui, en 1944-1945, avait connu Giorgio Perlasca et pouvait témoigner de ses activités à Budapest durant cette période, se manifeste. De nombreux témoignages de personnes encore vivantes sortirent de l’oubli et toute cette documentation (en particulier les certificats et sauf-conduits dressés par Perlasca et qui avaient été précieusement conservés) furent envoyés à l’institut Yad Vashem en Israël. À quelque temps de là, Perlasca apprit que la Commission pour la désignation des Justes avait décidé de lui attribuer, en signe de haute reconnaissance pour ses actions durant la Seconde Guerre mondiale, une médaille d’or et le droit de planter un arbre le long de l’avenue des Justes sur le mont du Souvenir à Jérusalem. Par la suite, d’innombrables autres distinctions lui furent attribuées – par l’Italie, la Hongrie, l’Espagne et les États-Unis.
       Giorgio Perlasca est mort le 15 août 1992 d’une crise cardiaque dans son modeste appartement de Padoue.
       La réponse qu’il avait donnée à Enrico Deaglio qui l’interrogeait sur les raisons qui l’avaient poussé à venir au secours des Juifs, tenait dans une question toute simple : « Qu’auriez-vous fait à ma place ? »
       Giorgio Perlasca n’était pas un homme particulièrement religieux. Il n’avait pas agi par fidélité à une foi qui lui commandait de secourir son prochain. L’imposture qui lui avait assuré une position officielle lui permettant de soustraire à la mort des milliers de Juifs, n’avait pas été délibérée. Prise à l’instant même où les circonstances s’y prêtaient, elle témoigne d’une espèce de « génie » de la situation qui l’exposait pourtant à des risques extrêmes. Une improvisation tout à la fois extraordinairement intelligente et folle qui l’engageait bien au-delà de ce que à quoi conduisaient ses activités précédentes, mais qui, en même temps, se plaçait en continuité avec elles."
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* Enrico Deaglio, La banalità del bene : Storia di Giorgio Perlasca, Feltrinelli, 2003.

3 commentaires:

Manuel a dit…

Cher Michel,

Une des histoires et l'un des passages les plus forts qui m'avait marqué à la lecture de ce livre.

Trés bon choix.

Amicalement


Manuel

Michel Terestchenko a dit…

Merci, cher Manuel. Je vois avec grand plaisir que vous êtes toujours là, fidèle au poste.
Amicalement à vous aussi.
Michel

JPS1827 a dit…

Bonjour,
je viens de lire votre livre, "un si fragile vernis d'humanité" avec un intérêt extrême, le concept de présence à soi me paraissant très novateur dans sa formulation. En effet, c'est un concept qui sous entend à mon avis une évolution possible de l'individu (contrairement au concept de l'égoïsme comme seul moteur socio-économique). Bien entendu, une telle lecture est nécessairement douloureuse, car on ne peut être que taraudé par la question "qu'aurais-je fait ?". Seule votre conclusion me laisse un peu sur ma faim "il appartient à chacun de se prémunir contre sa propension à la docilité…" Auparavant vous avez évoqué le rôle de l'éducation dans le comportement de personnes exceptionnelles comme Magda Trocmé. En définitive on n'est pas sûr que vous pensiez qu'on puisse "devenir présent à soi" quand on n'a pas eu la chance de l'être depuis l'enfance. Pouvez-vous m'éclairer à ce sujet ?