On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 5 mai 2011

Air maussade, bonté cachée

Scène prise sur le vif, l'autre jour, dans le métro parisien.
Monte dans la voiture où j'étais assis l'un de ces nombreux quémandeurs qui commencent sa harangue mi-pathétique mi-accusatrice vous demandant l'aide de quelques kopecks, parce qu'il est sans travail, n'a pas de quoi se loger ni se nourrir. C'était pour moi le premier de la journée, mais à chaque fois puis-je le confesser - et je n'en suis pas fier - j'accueille ces demandes avec un mélange de compassion forcée, de mauvaise conscience et d'exaspération, avec le sentiment comme un malaise d'être pris au piège de ce que Kundera appelle "le judo moral". En face de moi était assise une femme entre deux âges, l'air bougond et maussade, vêtue plutôt médiocrement. Alors que le jeune homme s'approchait de nous, je la vois qui ouvre son sac et sort son porte monnaie et comme il arrivait à notre hauteur elle lui demande : "Vous avez besoin de combien ?" Lui, tout étonné - ça ne doit pas lui arriver souvent qu'on lui pose cette question - se penche vers elle et lui répond : "Mais ce que vous voulez, Madame". Et elle de lui tendre, sans dire un mot, pas même un sourire... un billet de cinq euros ! L'obole de la veuve. Et moi, fort de cette belle leçon, piqué au vif et qui aurait dû être désireux de pas rester en rade, que croyez-vous que je lui ai donné à ce jeune homme si poli ? Nada ! Nitchevo ! Nothing ! Rien ! J'aime pas être conformiste, prendre le même escalier vers lequel, avez-vous remarqué, tous se dirigent d'un même pas, alors qu'il en est un autre à côté que personne ou presque n'emprunte. Bon ! Ce n'est pas excuse ! Non, ce n'en est pas une, en effet ! J'eus aussitôt envie de lui demander pourquoi elle avait agi ainsi, d'en savoir plus sur ses raisons, mais son air renfrogné n'invitait vraiment pas à la conversation. Et bientôt le métro s'arrêta à la station où je devais descendre.
Ce petit épisode si plein de signification et de mystère me poursuit aujourd'hui encore. Je n'aurai pas parié un seul kopeck que cette femme au visage ingrat et d'apparence si déplaisante, et qui vraiment n'avait pas l'air de rouler sur l'or, puisse témoigner comme ça d'une générosité aussi gratuite, désintéressée et magnifique, alors que quelqu'un me voyant, surtout s'il avait connu ce que j'écris et enseigne, aurait sans doute pensé que j'aurais au moins la délicatesse de ne pas être tout à fait aussi inconséquent. Gloire et honneur à cette mystérieuse inccnnue que personne ne doit jamais regarder et qui pourtant, à cet instant-là, attira mon regard admiratif plus que ne l'eût fait la plus délicieuse des passagères.
D'un saint l'on disait - et ce doit être l'un des traits de la sainteté - qu'il ne jugeait personne selon son apparence. D'où se déduit que nous en sommes loin, moi en tout cas !

4 commentaires:

cécile odartchenko a dit…

Vous avez besoin de combien ?
ça c'est vraiment un poème!
J'adore!
merci pour cette jolie histoire qui réconforte par les temps qui courent!
Et imaginez un instant qu'elle ait eu lieu dans le métro d'Athène!
Mais j'en connais quelques unes moi-même, et dans le métro de New York, un des plus sales du monde!
Merci!

gaudefroy anne-marie a dit…

moralité: pas besoin d'avoir l'air d'un saint pour être maussade! :-)
à maussade malin et demi!
je bougonne ce matin!
merci.., de rien a- t- elle répondu- Bonne journée Professeur :-)

Thierry a dit…

Devoir à rendre pour la semaine prochaine: Cette anecdote illustre plusieurs chansons de Brassens. Saurez-vous retrouver lesquelles?

François Paschoud a dit…

Cette histoire me touche
Elle me fait penser à deux thèmes bien présents dans mon métier de manager :
Etre capable de défaire les préjugés pour soi-même, pour les autres ;
Exemplarité ou cohérence de soi sans prétention de vérité ?
Merci.