On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

vendredi 8 avril 2011

Le visage bifrons de la vulnérabilité

Vulnérabilité de chacun aux coups du sort, aux circonstances, aux actions et aux décisions des autres : une manière d'être exposé et non pas à l'abri, qui fait de notre existence un risque. Parfois, un beau risque à courir, plein de promesses et d'incertitudes ; dans d'autres cas, une situation de fragilité et de dépendance qui ouvre à tous les abus. La vulnérabilité est devenue une notion-clé dans la compréhension de notre relation (morale, sociale, politique et écologique) au monde et aux autres, à l'écart des extrêmes qui postulent soit (si l'on est un penseur libéral) l'indépendance pleine et entière de l'individu autonome, rationnel et responsable, soit au contraire (pour un marxiste) son aliénation à toutes sortes de déterminismes.


Jusqu'à peu absente de la pensée philosophique, la vulnérabilité est, en effet, en passe de devenir, de façon encore discrète, presque clandestine, comme subrepticement, une notion-clé de la réflexion contemporaine dans tous les domaines ; une de ces catégories qui ne se laissent pas tant définir conceptuellement, de façon définitive et univoque, qu'elles ne correspondent à un « climat », quelque chose qui est dans l'air du temps, une conscience diffuse, intuitive, obscurément éprouvée, du fragile, du labile, à mi-chemin entre le certain, le fort et le consistant, ce sur quoi l'on peut compter – la nature qui est là, et qui l'a toujours été et qui, plus ou moins indifférente à nos actions, nous succédera -, et, à l'inverse, ce qui n'est plus ou qui s'est effondré, le désormais sans traces et sans visage ; un milieu aux frontières élastiques et floues entre l'impassibilité (qui est le propre de Dieu ou de l'idéal stoïcien du sage parfait qui ne peut être ni atteint ni touché, ni blessé) et la fragilité. Mais fragiles, les êtres et les choses peuvent l'être tout autant, à l'instar des colis sur lesquels est apposée l'étiquette recommandant d'en prendre un soin particulier parce qu'ils contiennent des objets qui peuvent se casser ou être abimés. Aussi des hommes principalement dira-t-on qu'ils peuvent être ou qu'ils sont « vulnérables ». Il faut pourtant aussitôt préciser : cela n'est vrai qu'en partie. Des hommes, mieux vaudrait dire : de tout ce qui est vivant. C'est pourquoi la notion s'applique également aux animaux et à la nature dans son ensemble, lesquels ne peuvent être ravalés au rang de pures et simples « choses », un verre, un téléphone portable, qui sont en effet objets fragiles, mais non pas « vulnérables », alors que la nature et le monde de la vie, et les hommes en tant qu'ils lui appartiennent, le sont. Ici, il s'agira pourtant d'envisager la vulnérabilité comme une catégorie humaine, existentielle, fondamentale, non de l'étendre, ce qui doit être fait également, à la nature et aux animaux, à la faveur d'une écologie générale de la prudence (je préfère ce mot à la précaution et au principe qui en découle), de la retenue , du « respect » et de la compassion.
Envisagée sous cet angle, la vulnérabilité est une catégorie bifrons, du fait qu'elle révèle deux visages opposés de la condition humaine. Pour le dire en bref, dans une première signification qui est négative, le fait d'être soumis passivement, malgré soi, à la fortune (aux coups du sort), à la domination, à l'exploitation, à la pauvreté, à la misère, à la maladie, etc. Toutes situations qui nous rendent en effet profondément vulnérables et dépendants. Mais, également dans un sens contraire, cette fois-ci positif, ce qu'il advient de nous lorsque nous acceptons d'aller au-devant des autres, de prendre des risques, de ne pas rester à l'abri, par exemple dans l'amour, dans l'engagement, dans le mariage et le choix d'avoir des enfants, soit : de nous ouvrir et de nous rendre disponible aux possibilités, aux blessures dit Kierkegaard, de l'existence humaine dont les conséquences sont incertaines et imprévisibles, parfois même désastreuses et terribles, mais sans lesquelles la vie aurait tout simplement moins de saveur. Dans ces cas, nous nous sommes bel et bien rendus vulnérables du fait de ce qu'il convient d'appeler une exposition de soi. S'exposer, non pas au sens de manifester ce que l'on est (je ne parle pas de ce que l'on a, cet étalage inconvenant des richesses et des possessions auquel s'abandonne sans discrétion le m'as-tu-vu), par exemple sa valeur, sa gloire ou son courage, tel l'amiral Nelson lors de la bataille de Trafalgar qui s'offre imprudemment au feu de l'ennemi paré de ses plus beaux habits – ainsi le décrit Melville au chapitre IV de Billy Budd, dont Jacques Dewitte a donné un beau commentaire dans son dernier livre (La manifestation de soi. Eléments d'une critique philosophique de l'utilitarisme) – non, l'exposition de soi, précisément, comme une manière de se rendre vulnérable à l'échec qui attend peut-être toute aventure humaine digne de ce nom. Autrement dit, et pour faire un premier point, la vulnérabilité comme dépendance subie ou, à l'inverse, comme risque que l'on accepte de courir ; ou encore : la vulnérabilité comme état passif ou ce qu'il advient de nous lorsque nous nous lançons dans la dynamique périlleuse de l'existence.
Du premier état, il faut, autant que possible, se prémunir, et en prémunir les autres – il en résulte toute une politique, par exemple du care, du soin (pris au sens large) ; mais l'autre "état", ne faut-il pas s'y porter, quoique ce ne soit pas sans danger et que peut-être l'échec tragique nous attende ? The true test of greatness is failiure, le vrai test de la grandeur est l'échec, écrit magnifiquement Melville, faisant écho à ce mot de Machiavel, si inattendu sous sa plume et pourtant révélateur de sa pensée profonde : l’on peut "conquérir ou perdre très glorieusement", «... ed essere a tempo a vincere ou a perdere più gloriosamente. »*
La vulnérabilité, donc, entendue comme une disposition à rechercher, (je songe ici à l'attente de Dieu auquel nous convie l'apologétique de Pascal, ou l'ouverture a l'Etre, auquel s'exposent le poète et l'artiste selon Heidegger), non comme un état à fuir.
C'est pourtant là, vous l'aurez compris, un appel à l'imprudence, d'avance déjouant et révoquant tout désir et toute tentative d'une planification et d'un contrôle rationnel de l'existence, cette maîtrise calculatrice à quoi tant de sagesses, qu'elles soient utilitaristes ou non, nous convient.

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* Discours sur la première décade de Tite-Live, III, 31, 3. On oublie trop souvent que les héros machiavéliens, tel César Borgia, sont, généralement, des princes déchus, qui ont échoué du fait de la malignité de la Fortune, cette divinité changeante, instable, capricieuse et sadique qui préside aux destinées humaines.

10 commentaires:

cécile odartchenko a dit…

Now you are talking! ai-je envie de dire et je m'y risque...car répondre à vos "billets" c'est aussi un engagement...Prendre le risque de vivre, en effet! De vouloir à nos risques et périls, que ces cadeaux que vous faites soient reçus, lus et commentés par le plus grand nombre.Courage, camarades!

Michel Terestchenko a dit…

Eh oui, vous le savez mieux que moi, chère Cécile, écrire, c'est, en effet, toujours s'exposer dans ce que l'on dit et que l'on ne dit pas, et qui doit être lu entre les lignes.

cecile odartchenko a dit…

cher Michel, je pense ce soir à un titre de Pierre Garnier, "une mort toujours enceinte"...
Nous sommes mortels et nos relations aussi, cependant ces morts inévitables, y compris les dites "petites morts" si formidables,sans doute plus formidables que la vraie mort qui arrive la plupart du temps lorsque nous sommes exténués,sont pourtant, ( nous, nos relations) toujours enceints ou enceintes d'un futur évènement, écrit, rencontre, instant scintillant, justifié...comme sont certains poèmes "justifiés"....Le bonheur de la rencontre, va avec la curiosité pour les textes...Les textes sont grouillants de vie...vous, votre bayou, mon bayou, chacun le notre, et comme c'est magnifique de pousser sa barque avec tous ses serpents d'eau et aussi ceux qui tombent des branches...on se penche et on avance...merci pour le voyage , les orchidées et les morpho bleus!

Anonyme a dit…

Merci d'aborder ce thème chers Amis, qui m'est devenu précieux depuis qq temps.

Il me semble que le sujet est vaste, très vaste même, et pourrait à lui seul faire l'objet d'un immense travail... alors que je trouve particulièrement dangereux et franchement inconfortable d'affirmer qu'aucun mal ne sera jamais nécessaire (la question du jugement ce cache derrière cette question...), j'ai en revanche grand mal à imaginer une espèce invulnérable, à l''image des dieux de l'antiquité. Si être vulnérable c'est aussi présenter une prédisposition à pâtir des maux, l’absence de cette dernière risque en effet de déresponsabiliser tout être moral de ses actes dans le monde sensible. Aussi il me semble qu'une réflexion complémentaire, peut-être liée au pragmatisme, devrait être envisagée... Peut-on à la fin prendre la tangente et sortir des cercles vicieux propres à la contingence ? La vulnérabilité n'est-elle pas aussi affaire de sens ? Comment surgit ce dernier ? etc...
Franchement il s'agit je le crois d'un thème puissant, en prise directe également avec le problème de l'identité, (cf. votre dernier billet sur le sujet)

Enfin je reste pour ma part toujours prudent...aucun traité de philo n'aura j'en ai crainte, la force d'une poésie bien inspirée...Vulnérabilité de la philosophie...

Il y aurait encore tellement à dire sur la vulnérabilité....

Pierre T.

Michel Terestchenko a dit…

Merci, cher Pierre, et votre réflexion sur ce sujet est ptofonde et sérieuse, je suis bien placé pour le savoir. Dans un précédent billet, Morale et contingence, j'avais expliqué comment la philosophie morale, depuis Platon, les Stoïciens, les Utilitaristes et Kant, s'étaient efforcés, chacun à sa manière, de nous mettre à l'abri de la contigence, et de ce qu'elle a de potentiellement tragique (cf. le livre de Nussbaum que vous connaissez bien désormais, The Fragility of Goodness), éliminant, autant que possible, tout ce qui nous vient de la sensibilité ptécisément.

Cathy D a dit…

La vulnérabilité n'exite t-elle pas parce qu'il y a le regard d'autrui.
et il me vient deux questions concernant le peintre et l'écrivain. Quand chacun est en train de , est en acte, pense t-il vraiment à sa vulnérabilité ? Autrement dit, le peintre ou l'écrivain au moment où il compose ne se demande pas encore si il va être exposé à tous les regards et donc à tous les jugements. Mais quand le peintre regarde son tableau pour corriger des détails, ou quand l'écrivain se relit pour corriger les fautes, ils prennent alors conscience qu'ils vont être exposés au regard d'autrui. N'en est-il pas de même pout tous nos actes? si nous nous posons trop de questions une certaine paralysie de l'acte s'installe. Ainsi les êtres qui se savent plus vulnétables que d'autres ont du mal à affronter le regard d'autrui. Pourquoi cette vulnétabilité ?

Michel Terestchenko a dit…

"Ainsi les êtres qui se savent plus vulnérables que d'autres ont du mal à affronter le regard d'autrui", dites-vous, chère Cathy. Vous avez sûrement raison. Le regard que l'on porte sur soi et que les autres portent sur nous, c'est essentiel. Mais si la vulnérabilité n'est plus compris comme un défaut mais comme le propre de tout homme, alors son aspect "stigmatisant" et honteux devrait s'effacer.

Vincent Millou a dit…

Bonsoir (ou bonjour, c'est selon) ;

J'ai assisté à votre conférence à Rouen lundi soir dernier intitulée "Penser la vulnérabilité humaine". Il m'est venu une simple réflexion : dans votre typologie des morales traditionnelles, vous posiez les stoïciens comme, à l'évidence, une théorie visant à se rendre invulnérable. D'autre part, vous évoquiez en fin de séance la nécessité de ne pas vivre de lendemains inexistants, fantasmés. Il est peut-être même trivial de rappeler que vivre entaché du fardeau du passé ou de celui plus lourd encore du futur est absurde -seul le présent existe.

Pourtant, cette façon de vivre ne rentre-t-elle pas dans une logique éminemment stoïcienne d'invulnérabilité ? Assumer ses responsabilités, pouvoir assurer la continuité des promesses passées et le courage (héroïque, avons nous même entendu) de projeter, tout cela malgré le manque de contrôle que vous avez pointé, n'est-ce pas aussi cela, s'exposer ?

Michel Terestchenko a dit…

Cher Vincent Millou,

Je suis tout fait d'accord avec vous. Mais je ne suis pas sûr de voir dans cet argument une objection à ce que j'ai dit. Ou alors, c'est que je n'ai pas bien compris.
Bien cordialement
MT

Vincent Millou a dit…

Excusez mon manque de réactivité. Je m'explique : j'ai eu la nette impression que cette conférence n'était pas qu'une analyse de la vulnérabilité, mais bien un plaidoyer pour la vulnérabilité, du moins pour son visage positif. Or vous contestiez également la projection trop forte dans le futur au détriment de la seule réalité que l'on vit, le présent.
Mais se projeter, n'est-ce pas se montrer vulnérable ? Ou plutôt, vivre le présent, n'est-ce pas se mettre à l'abri de projets jetés aux oubliettes, d'espoirs avortés ?
J'ai ainsi cru vous voir soutenir un comportement invulnérabiliste (si vous me permettez ce néologisme) au sein d'une logique visant globalement à la vulnérabilité, ce qui m'a semblé incohérent, mais d'une manière minime bien sûr, il s'agit d'un détail.
Mais peut-être n'ai-je pas correctement saisi le mouvement de votre thèse !