On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

vendredi 29 avril 2011

John Rabe, Le Schindler de Nankin

Un grand merci à Florian de m'avoir connaître l'histoire oubliée de John Rabe, ce dignitaire nazi qui usa de sa position pour sauver des milliers de Chinois du massacre perpétré par les armées japonaises à Nankin en 1937, aujourd'hui ressuscitée par un film qui vient de sortir sur les écrans. L'article qui lui est consacré a été publié sur le site Rue89 :


"Le nom de John Rabe ne dit sans doute rien à la plupart d'entre vous. Il mérite pourtant qu'on s'intéresse à lui : voilà un homme qui avait tout pour incarner la « banalité du mal » au sens où la philosophe Hannah Arendt l'avait employé à propos d'Adolf Eichmann et qui, confronté au mal absolu, a choisi la direction opposée. Une superproduction cinématographique lui rend un légitime hommage.
John Rabe était dans les années 30 un Allemand un peu guindé, toujours en nœud papillon, représentant de Siemens dans la ville chinoise de Nankin et, en même temps, chef du parti nazi dans cette capitale provisoire de la République chinoise attaquée par l'empire japonais.
Dignitaire d'un pays allié au Japon impérial, il aurait dû saluer comme il se doit les succès militaires nippons sur le sol chinois, dans une blitzkrieg qui fut, à bien des égards, la répétition générale de la Seconde Guerre mondiale.

Le « Schindler de Nankin »

Mais John Rabe restera dans l'histoire comme l' "Oskar Schindler de Nankin », selon la formule d'Iris Chang, auteure du « Viol de Nankin », l'histoire du massacre qui fait référence.
John Rabe est l'homme qui, pensant et agissant contre son camp, aura transcendé tout ce qui faisait sa vie jusque-là et, avec un petit groupe déterminé d'étrangers restés dans la ville martyr, aura sauvé quelque 200 000 Chinois des troupes japonaises déchaînées.
Nankin, 1937. A l'approche des troupes japonaises qui sèment la mort sur leur passage, les quelques étrangers qui ont choisi de rester sur place, missionnaires américains et européens, et quelques « privés » comme John Rabe, décident de créer un Comité international pour tenter de sauver la population civile, et trouvent judicieux de mettre à leur tête le représentant de l'Allemagne nazie, un allié du Japon qui saura peut-être calmer leur ardeur meurtrière.
Brassard nazi au bras, il arrête des soldats en train de violer des Chinoises. Plaçant le drapeau à la croix gammée déployé au-dessus de sa maison, il la transforme en camp de réfugié : John Rabe tentera l'impossible et l'invraisemblable. Il enverra même un mémorandum à Hitler pour le mettre en garde contre la barbarie de son allié nippon !
Cette histoire enfouie dans l'immensité du massacre n'est vraiment ressortie que grâce aux recherches accomplie par Iris Chang, descendante de survivants installés aux Etats-Unis. Dans le cadre de ses recherches pour « Le Viol de Nankin », la jeune femme a découvert le journal intime de John Rabe qui dormait dans un grenier. Elle l'a fait traduire et publier aux Etats-Unis (The good man of Nanking, the diaries of John Rabe, traduit par John Woods, éd. Vintage Books, 1998)..."

  • www.rue89
  • lundi 25 avril 2011

    Petit aphorisme

    La tradition est une rive sur laquelle on s'appuie pour s'en éloigner, aventureusement, en direction du grand large. Le traditionalisme, une maison dans laquelle on s'enferme peureusement, portes et fenêtres closes, pour se mettre à l'abri. C'est pourquoi il faut s'attacher à l'une et fuir l'autre.

    dimanche 24 avril 2011

    Beautés objectives

    Des goûts et des couleurs, on ne discutera pas. Soit ! Mais est-ce là toujours une affaire de sensations simplement, de préférences gustatives qui me font aimer tel plat que je juge délicieux à tel autre qui me plaît moins ? Les jugements esthétiques sont subjectifs, c'est entendu, mais avec cette particularité que souligne Kant que nous faisons comme si la beauté est une qualité objective de l'œuvre et que tous puissent la reconnaître et l'apprécier. Et si à son spectacle, c'est bel et bien un plaisir que nous éprouvons, ce n'est pas à la manière d'une sensation. On voudra l'échanger, le faire partager, en discuter, donner ses raisons dont aucune ne sera définitive et ne nous conduira à une connaissance. Mais on s'ouvre, aux autres aussi, à ce qui dans le tableau, dans la pièce musicale ou le livre est beauté, est richesse, avec cette nécessité immanente que nous percevons, que nous pouvons essayer d'analyser, sans qu'aucune explication ne dise le dernier mot et qui font la différence entre la production de petite valeur et la grande œuvre. Toujours relue, toujours entendue de nouveau, ou vue avec ce qu'elle avait jusqu'alors d'inaperçu, elle nourrit une admiration qui se renouvelle sans cesse, appelant à être communiquée et transmise. C'est à cela que l'oeuvre d'art véritable se reconnaît : elle invite à la réflexion, à l'échange et au don.
    Certaines œuvres, aujourd'hui placées au panthéon de l'art universel, ont mis du temps à s'imposer. C'est qu'une formation de la sensibilité, de l'imagination et de l'entendement est nécessaire pour suivre l'artiste qui nous a devancé, et comment pourrait-il en être autrement si avec lui le monde se donne à voir tel qu'il n'avait jamais été vu auparavant ? Et lui-même, qu'il soit au hasard Bach, Mozart, Balzac, Tolstoï ou Flaubert, Cézanne, Matisse ou Nicolas de Staël, croyez-vous qu'il ne soit pas conscient de son génie ? Chacun d'entre eux a assez payé en dévouement, en souffrance, en obligations irrépressibles, en solitude, le prix qu'exigeait de lui l'accouchement de l'œuvre à accomplir pour que celle-ci s'impose à nous avec une autorité indiscutable et trouve sa place, tout en haut, dans la hiérarchie. Et si pour l'accueillir, il nous faut être préparé, disposé et formé, une affaire d'éducation en somme, c'est à une subjectivité universelle qu'elle s'adresse, non à nos papilles et à nos narines.
    Aucune expression n'est plus mal venue que de dire, s'agissant d'une œuvre d'art véritable, « j'aime bien ». Peut-on dire sans ridicule - l'expression pourtant est courante, jusque dans la bouche de mes étudiants à qui je l'interdis - j'aime bien La recherche du temps perdu ou La passion selon saint Matthieu ? Certaines créations nous touchent plus que d'autres, il est vrai ; les connaitrions toutes, ce qui est bien sûr impossible, il en est qui auront une place de choix dans notre palais intérieur. Nous chérirons celles-là avec une affection et une admiration particulières, mais cela ne fait pas de la « valeur » des œuvres une évaluation toute relative. Si nos choix esthétiques sont une affaire d'âme - malgré tout, autant que possible, restons ouvert - la grandeur magnifique de l'œuvre d'art est une réalité objective. J'ose même dire, s'agissant de la musique, elle est absolue.
    Non ! Tout cela n'est pas seulement à mettre au compte des lois du marché, des stratégies de communication, des préférences de la mode, des impératifs auxquels il faut souscrire de la culture dominante. Ce qui ne doit d'exister qu'à l'industrie de la culture – quelle affreuse expression ! - au chic du moment, avant-garde ou pas, ne résistera pas au temps.

    samedi 23 avril 2011

    Chant de Pâques

    Avec quelle douceur les moines du monastère russe de Valaam chantent la mélodie grecque de la Résurrection, "Christos Anesti", "Christ est Ressuscité" ! Et mon coeur se serre en songeant à ces temps où la foi était simple. La joie des fidèles dans la campagne et les villages de l'ancienne Russie, réunis la nuit de Pâques après quarante jours de jeûne, les oeufs que l'on peint en rouge et qui seront distribués, avec le koulitch, à la fin de l'Office, les cloches qui sonnent joyeusement alors que l'on vient prendre la lumière à la bougie allumée par le prêtre, revêtu de ses ornements d'or, l'église illuminée par les veilleuses qui brillent au-dessus des icônes. Toutes ces images, devenues aujourd'hui d'Epinal, étaient autrefois une réalité. L'on pouvait être pécheur, mauvais pratiquant, tous, hommes, femmes et enfants, jeunes et vieux, se retrouvaient rassemblés un soir au moins, alors que l'homélie de saint Jean Chrysostome appelaient,comme aujourd'hui encore, les fidèles de la première heure et les invités tardifs de la onzième heure à se réjouir ensemble dans la Bonne Nouvelle et à se donner le Baiser de Paix.
    C'étaient d'autres temps où les peines de la vie s'apaisaient dans le calme refuge d'une foi, qui pour la plupart était d'une vérité aussi évidente que la clarté du soleil en plein midi. L'on pouvait marcher des jours durant, l'âme en peine, pour rencontrer un père spirituel, un "starets", tel l'inoubiable père Zosime que Dostoïevski peint dans les Frères Karamazov, et repartir le coeur joyeux parce que la foi incarnée et vivante était en cet homme saint - eh oui, la sainteté existait alors - un bouleversant témoignage d'amour. Depuis, une grande ombre noire s'est déployée dans nos coeurs et sur nos sociétés ; de tels hommes ont disparu, ou alors ils vivent cachés, et nous ne sommes plus capables d'une telle simplicité. Ce chant, comme une prière, nous rappelle pourtant ce qu'elle pouvait signifier.
    Oh oui, je voudrais une nuit seulement revenir à la douceur et à la piété de ce qu'un très beau livre de Stefan Zweig appelle "le monde d'hier". Et ne me dites pas, ce que nous savons tous, qu'il était fait aussi d'oppression et de misère. Ce n'est pas de cela dont je parle et qui éveille ma nostalgie. Joyeuses fêtes de Pâques à tous, chers amis, que vous soyez croyants ou non, sensibles ou indifférents à ce qui me touche !




    Si vous voulez connaître et goûter à la merveilleuse et profonde spiritualité russe, venue des plus lointains enseignements des hésychastes de l'Athos, ces maîtres de la prière du coeur et de la tranquillité (hesychia en grec) intérieure, lisez les Récits d'un pélerin russe, dont l'auteur est anonyme :

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    Et voyez l'admirable film de Pavel Lounguine, L'île (2008), qui est une pure merveille :

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  • vendredi 22 avril 2011

    L'amateur

    L'amateur, à la différence du spécialiste, n'est jamais là où on l'attend. Adepte de l'esquive, grand parcoureur des chemins de traverse, confiant dans la promesse que nourrit la quête de l'inconnu, il refuse l'étiquette, la case qui enferme et qui rassure, l'autoroute tracée d'avance, le rôle ou la fonction qu'il faut jouer. Avançant imprudemment à découvert, exposé d'avance à l'angoisse de se perdre, à la limite parfois d'éprouver un sentiment d'imposture, sa loi est celle de l'attrait, de l'amant qui tremble de ne pas savoir s'y prendre, avec cette part d'incompétence revendiquée - elle est évidemment toute relative chez l'amateur de haute volée auquel je songe - d'improvisation permanente, qui plaît aux êtres de désir qui refusent d'être réduits, définis, enfermés dans un domaine, un savoir, une expertise et qui déçoit inévitablement l'attente de ceux en mal de magistère. Je songe à ce grand pianiste français, François Duchable, qui, refusant la vie programmée des concerts, choisit un jour de partir sur les routes, de jouer dans les villages, les écoles, les hôpitaux et les prisons, précisément parce qu'il voulait rester un « amateur ».
    C'est qu'il s'agit d'échapper à l'ennui de la répétition, au confort de la maîtrise, aux certitudes, qui ont toujours quelque chose d'un peu définitif, du savoir acquis par un long labeur – ce n'est là pourtant rien qui doive être méprisé - de suivre, avec une liberté docile et volage, une inventivité juvénile, le jeu des idées et des thèmes qui vous mènent et vous emportent selon leurs variations imprévisibles, leurs analogies apparentes et leur correspondances secrètes, comme si la fidélité à leur logique immanente interdisait de s'attarder trop longtemps, de rester en place et qu'il y eût une sorte d'élégance, de politesse ou de délicatesse à ne pouvoir jamais en trouver une.
    Cet exercice périlleux de liberté et d'insécurité entretenue, de légèreté en somme, a bien des charmes, mais comme toute chose il se paye : aussi éclairé et brillant soit-il, à mi-chemin entre le savant et l'ignorant, l'amateur est un grand superficiel. Mais, on l'aura compris, avec ce qu'il y a de distance aimable, de fraîcheur du regard et d'intelligence du coup d'oeil dans cette superficialité-là, qui, si elle se refuse à l'esprit de sérieux, est tout sauf frivole. Etre superficiel - par profondeur. Telle était la vertu des Grecs selon Nietzsche.
    Ce joli mot enfin de Pascal : "Il faut qu'on ne puisse dire, ni : "il est mathématicien", ni "prédicateur", ni "éloquent", mais "il est honnête homme". Cette qualité universelle me plaît seule."

    mardi 19 avril 2011

    Banalité du mal

    Nous les voulions vampires, assassins au visage de brute, idéologues hurlants assoiffés par la haine, du genre petite moustache au-dessus de la lèvre - un testicule en moins, parait-il, mais ça n'explique pas tout -, joyeux guerriers trancheurs de tête, ou pervers voyeur sadique qui te regarde, petite fillette, droit dans les yeux pour ne rien perdre du plaisir de la scène, ou encore, dans un autre registre, hérétiques aux dogmes consacrés, grands libertins crachant un Non définitif à la pénitence, enfin, tous, à leur façon, suppôts du diable et génies du mal, mais cette vision noire romantique des méchants butte sur une réalité autrement plate : pour se comporter en individu destructeur, suffit amplement le petit être falot, docile, obéissant aux ordres, le doigt sur la couture du pantalon pourvu que l'autorité lève un peu le ton. Ajoutez à la recette une bonne dose de deshumanisation des « cafards » ou des « crevards », idéologiquement, j'allais dire « hygièniquement », justifiée au nom du bien cela va de soi, plus, très important de ne pas oublier le poison de la camaraderie et le courage viril de celui qui en a, enfin, un sens aigu de l'occasion à ne pas manquer pour se faire bien voir, et en avant toute, les fours brûleront nuit et jour, le canon ne manquera jamais le cou qu'il vise, les couteaux seront maniés avec la plus grand dextérité, quant à la gégène, n'ayez crainte qu'elle ne tombe en panne, on déjà trouvé plus subtil. Le mal vécu, subi, chez l'être réduit à sa chair, est un infini insondable, aux confins des possibilités d'expression du langage, mais ceux qui l'infligent sont en majorité de petits hommes ordinaires, un rien fantomatique, dénués d'imagination, quoique d'une efficacité digne d'éloge - toute leur morale est là : bien faire leur « travail ». Cela est-il rassurant que l'individu destructeur soit descendu de son douteux piedestal, qu'il ne soit nul besoin de faire appel à sa cruauté ou à son désir de mort pour l'enrôler ? Non, c'est terrifiant. Les circonstances aidant, il est vous, il est moi !

    Au royaume des utopies

    Au royaume des utopies, les bourreaux sont rois. Cela est vrai s'il l'on voit dans l'invention imaginaire d'un monde rationnellement idéal, un modèle qui devra être réalisé dans les sociétés humaines de façon systématique. Tel est le propre de l'utopie totalitaire. Tout rêve cependant d'une société meilleure n'est pas de cette nature. On la voudrait respectueuse de la dignité de chacun avec un degré modeste d'inégalité qui éviterait l'ennui de l'uniformité et l'arrogance des mieux lotis – l'argent sera-t-il nécessaire ? Raphaël Hythlodée, le héros de More, n'en voulait pas et j'aimerais le suivre sur cette voie ; conviviale sans être transparente, avec un goût de la fête, des rites et des cérémonies, mais peu de lois, la prison sera le regard de désapprobation des autres ou alors, c'est l'exil ; entre hommes et femmes, comment fera-t-on ? Là, même la plus parfaite des utopies cale – au moins aura-t-on aboli le mariage et le divorce ; plus grand le prestige à mesure que l'on donne ; les écrivains, les poètes et les conteurs y seront princes. Ajoutez ce que vous voudrez à ce petit descriptif, on n'y arrivera jamais, c'est entendu. Il n'empêche ! On aura beau moquer les inventions du rêve et brocarder ces républiques qui ne furent jamais vues ni connues, les rêves sont aussi les véhicules de l'action. Ne sommes-nous pas fatigués de notre sens des réalités ? De fait, nous sommes à bout de devoir toujours, en permanence, « faire avec ». Et si tout d'un coup, c'était un grand NON ! Peut-être même est-ce la seule attitude raisonnable, s'il est vrai que la nature, elle, n'attend pas, n'attend plus et qu'il est peut-être déjà trop tard pour la sagesse des demi-mesures.

    samedi 16 avril 2011

    Monty Python, Michel Ange et le Pape

    Dimanche des Rameaux.
    Petite variation drôlatique sur la licence créatrice, ou pourquoi l'artiste n'est pas un de ces photographes de cérémonie qui vous croquent la scène - pardon pour le jeu de mots ! - avec le plus grand réalisme. La liberté d'introduire un kangourou dans le Dernier Repas du Christ ou un jongleur ou des acrobates sautant sur un trampoline - il les mettra où il voudra pourvu qu'ils y soient. Sauf que non, là il se trompe, ce n'était pas le Dernier Gueuleton ! Et le Christ n'était qu'un et non pas trois (regrettable confusion théologique avec les deux autres Seigneuries).

    vendredi 15 avril 2011

    La Convention internationale des droits de l'enfant

    Ce billet a été rédigé en vu de la communication que je dois prononcer début mai lors du colloque sur "Le droit des enfants", organisé par la faculté de droit de l'université de Reims. Je lui donnerais volontiers pour titre : "La Convention internationale des droits de l'enfant, ou le kitsch au royaune du droit", avec pour exergue cette citation de Kundera, extraite de L'insoutenable légèreté de l'être" : " Le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable." Je ne sais trop comment cette critique assez caustique de la CIDE va être reçue par mes collègues juristes. Pour l'instant, ce sont vos remarques et réserves éventuelles que je serais heureux de connaître.

    La protection de l'enfant, sa capacité à se développer et à s'épanouir pour devenir une personne libre et autonome, un adulte et un citoyen à part entière, un individu majeur, capable de mener une vie bonne, selon l'idée qu'il en a, dans l'estime de soi et le respect des autres, se trouve-t-elle accrue, mieux assurée et garantie, du fait de la formulation de « droits » de l'enfant, eux-même formulés sur le modèle des Droits de l'homme ?
    L'enfance, dès les premiers instants de la vie jusqu'au terme de l'adolescence, est l'époque où les facultés de l'être humain se développent progressivement, mais cela ne peut se faire que si l'enfant, du fait la vulnérabilité de sa condition, est et demeure à l'abri du monde des adultes, c'est-à-dire tout à la fois abrité par lui mais aussi mis à l'écart. De telle sorte que c'est d'abord des obligations et des devoirs unilatéraux, asymétriques et donc non-égalitaires, des adultes, qu'ils soient parents ou autres, qu'il est question. Mais de droits de l'enfant ? La notion paraît pour le moins discutable et incertaine, aussi bien, nous le verrons, dans sa construction théorique que dans ses applications pratiques. Pour s'en rendre compte, il suffit de lire et d'analyser avec un peu d'attention les articles de la Convention votée sous l'égide de l'ONU en 1989 et qui constitue le texte de référence des droits de l'enfant.
    Les parents, mais aussi les divers acteurs qui sont appelés à intervenir, dans certaines occasions, pour assurer le bien de l'enfant, magistrats, avocats, éducateurs sociaux, etc., sont-ils plus éclairés, ont-ils une meilleure compréhension, un plus grand discernement de leurs devoirs, dès lors que sont établis un ensemble de droits de l'enfant ? Au reste, de quoi parle-t-on au juste : de droits, à proprement parler, de besoins (à la fois physiques et psychologiques), de capacités ? Est-ce selon cette approche juridique, abstraite, asociale et anhistorique, avec ses inévitables constructions fictives et son aspect bariolé de catalogue (propre, il est vrai, à toute déclaration de ce genre), qu'il convient le mieux d'envisager ce que, nous autres adultes, nous devons faire pour protéger les enfants des abus, des violences et de l'instrumentalisation dont ils peuvent être et dont ils sont de fait souvent les victimes – jusque dans le milieu familial ?
    Est-ce sur la base d'une telle juridicisation que les difficultés, les conflits, les litiges entre adultes, au centre desquels ils se trouvent placés, peuvent être tranchés et réglés au mieux selon le principe que doit être recherché « l'intérêt supérieur de l'enfant » ? La médiation nécessaire du juge dans certains cas ne va sans poser de réels problèmes dans d'autres où il ne va pas de soi de savoir qui est le mieux à même de connaître, de juger et de décider de « l'intérêt supérieur de l'enfant » ? Les parents ou les instances de l'Etat ? Sous couvert de protéger l'enfant ne risque-t-on pas d'assister parfois ? souvent ? à une intervention croissante, à une intrusion même, des représentants de la puissance publique au sein du domaine familial et de la sphère privée, cet espace d'indépendance que l'Etat libéral, tel que nous le comprenons, n'a justement pas à franchir ? Beaucoup s'en inquiètent ou le dénoncent.
    C'est le même argument que certains avaient soulevé quand on avait posé le principe d'égalité homme/femme dans le couple supprimant l'ancienne suprématie du mari : du coup en cas de litige, il faut bien faire intervenir le juge - on a même pu parler de « ménage à trois ". Tel était le prix à payer pour l'égalité. Ici de même, lorsque le juge intervient, c'est que les parents, est-il estimé, ne protègent plus l'intérêt de l'enfant. Ce principe ainsi posé, il n'empêche que bien des problèmes se posent. N'est-on pas conduit, ce faisant, à opposer droits de l'enfant et droits des parents, au nom d'une rhétorique de la libération de l'oppression conduisant au déracinement de l'enfant de son milieu « naturel » ?

    Un catalogue kitsch

    Voyons les choses d'un peu plus près.
    Dans le Préambule de la Convention, la famille, est-il écrit, « doit » recevoir protection et assistance. Cette affirmation, en quelle mesure constitue-t-elle une norme ou une contrainte juridique ? A qui s'adresse-t-elle ? A l'Etat, aux citoyens, à la communauté, mais laquelle ? Ce principe, si large dans sa rédaction, ouvre la voie à toutes les interprétations juridiques possibles, légitimant éventuellement les pires formes de tutelle étatique.
    Ensuite : en quoi a-t-on avancé d'un pouce lorsque est reconnu « que l'enfant, pour l'épanouissement harmonieux de sa personnalité, doit grandir dans le milieu familial, dans un climat de bonheur, d'amour et de compréhension ». Qui peut contester que ce soit là un idéal souhaitable mais qui prêterait plutôt à pleurer lorsqu'on songe aux conditions de vie effectives de centaines millions d'enfants de part le monde. Ce genre de rhétorique, avec son sérieux imperturbable, relève, cela dit sans mauvais esprit, de ce que Milan Kundera appelle les « illusions lyriques » ou l'idéal esthétique du « kitsch ». Car en quoi prend-t-il en compte, fût-ce loin, la complexité des situations familiales qui, dans le meilleur des cas, ne baigne pas dans un pareil « climat » rose bonbon.
    Du reste, il y a là une regrettable confusion entre ce qui est bon pour l'enfant, ce qui est requis par le développement de son être, et la signification même de ce qu'est un droit. Témoignent de cette confusion les articles 24 (droit de l'enfant à « jouir du meilleur état de santé possible »), 27 (« Les Etats parties reconnaissent le droit de tout enfant à un niveau de vie suffisant pour permettre son développement physique, mental, spirituel, moral et social »), ou encore l'article 23, consacré aux handicapés physiques et mentaux. Mais en quoi s'agit-là à proprement parler de droits dont la violation serait susceptible de faire l'objet de recours devant des tribunaux, parce qu'on pourrait poursuivre l'Etat qui ne met pas en œuvre une politique ayant cet objectif ?
    Plus directement liés aux droits subjectifs des individus, et dans lignée des droits humains fondamentaux, viennent les articles consacrant la liberté d'expression (art. 13) ou encore l'article 14 ; « Les Etats parties respectent le droit de l'enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion ». Mais là franchement on se demande de ce peut bien signifier un tel « droit ». Ici se relève tout ce qu'il y a de discutable et de profondément problématique dans la conception de l'individu, et de l'enfant plus encore, capable d'exercer une sorte de liberté absolue de choix à l'égard des croyances et plus largement du système social de valeurs dans lesquels il a été elevé et qui se rapporte à la vision libérale d'un « moi désengagé » (disembemded self), pour reprendre l'expression du philosophe américain, Michael Sandel.
    Le principal article dont on puisse dire qu'il établisse de véritables droits de l'enfant, relativement aisés à mettre en œuvre dans des dispositifs législatifs et procéduraux, est l'article 12 : « Les Etats garantissent à l'enfant qui est capable de discernement [une condition qui exclut de son application les handicapés mentaux] le droit d'exprimer librement son opinion sur toute question l'intéressant […] A cette fin, on donnera notamment à l'enfant la possibilité d'être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l'intéressant... » Mais finalement si c'est à cela seulement que se ramène la Convention, on se demande franchement pourquoi tant de bruit pour si peu ?
    Si l'on résume les choses à l'essentiel, l'enfant est ainsi tout à la fois posé comme un être humain qui doit bénéficier de droits subjectifs spécifiques et respecté dans sa dignité mais qui, du fait de son état d'immaturité, n'est pas un sujet de droit à part entière, quoiqu'on puisse malgré tout le considérer comme une personne juridique [Dominique Youf, Penser les droits de l'enfant, Paris, PUF, 2002, p. 92-98]. Grâce à la CIDE, l'enfant est reconnu, dans certaines circonstances (de divorce ou de séparation de ses parents, mais également lors des enquêtes judiciaires) comme un acteur du droit dont la parole doit être entendue, mais un acteur encadré par des formes spécifiques de médiation, en raison de sa condition de « mineur ».
    Vient enfin le grand principe qui commande l'architecture d'ensemble de la Convention, et qu'on pourrait formuler presque comme un impératif kantien inconditionnel : agir toujours en vu de « l'intérêt supérieur de l'enfant ». Mais la question principale qu'on est en droit de se poser ici (tout comme dans les programmes pédagogiques) est de savoir si c'est pour son mieux que l'enfant est ainsi placé au centre et déraciné en quelque manière de son milieu dans une opposition latente avec les droits et les devoirs des parents, alors même qu'est affirmé le principe que l'enfant « ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré », à moins que les autorités ne le décident en raison de son « intérêt supérieur »(art. 9). De fait, la difficulté est de savoir qui des parents, seraient-ils parfois défaillants, ou des divers représentants de la puissance publique (magistrats, éducateurs, assistantes sociales) sont les mieux à même savoir et de juger ce qu'il en est de « l'intérêt supérieur de l'enfant » [cf. les analyses particulièrement éclairantes de Martin Guggenheim, What's Wrong with Children's Rights, Harvard University Press, 2005]. La question peut seulement être posée ; y répondre exigerait de mobiliser des arguments si divers et complexes qu'on ne saurait ici en présenter seraient-ce les prémisses. Précisons qu'il n'est pas question ici de la situation fréquente où les parents se disputent l'enfant ; auquel cas ce n'est pas en vain sans doute que l'intêrêt de l'enfant doive primer (cf. l'arrêt de la Cour de Cassation du 13 mars 2007).

    L'idéologie bête de la libération

    La philosophie dans laquelle s'enracine la Convention internationale des droits de l'enfant s'inscrit dans la continuité et l'élargissement des droits subjectifs de l'homme ; un élargissement non pas en vu de la formulation de nouveaux droits (économiques, sociaux et culturels) mais en direction de catégories qui jusque là en étaient exclues. Saisies dans cette perspective, les normes juridiques qui édictent des « droits » de l'enfant s'inscrivent dans la lignée émancipatrice et progressiste qui vise à accorder les mêmes libertés fondamentales, du moins certaines d'entre elles (droit d'expression, de réunion, etc.) à des minorités jusque là opprimées, sur la base du principe d'égalité. C'est en effet ainsi que certains défenseurs des droits des enfants présentent les choses, comme si existait un conflit (sur le modèle de la lutte des classes) entre le droit des parents et le droit des enfants lequel, une fois conquis, leur donne enfin la possibilité de s'émanciper des formes d'aliénation et de sujetion propre aux relations familiales et au pouvoir patriarcal [Cf. Martin Guggenheim, op. cit., p. 34].
    Le droit des enfants serait ainsi sinon l'ultime du moins la dernière victoire du grand mouvement d'émancipation et de libération en vu de faire respecter dans nos sociétés démocratiques l'égalité des droits civiques. Une telle présentation des choses s'expose, avant toute autre, à l'objection première que si les Noirs américains et les femmes ont conquis leurs droits à la faveur de luttes qu'ils ont eux-mêmes orchestrés, tel n'est, à l'évidence, pas le cas s'agissant des droits des enfants. S'il y a là un progrès, il ne pouvait aller jusqu'à faire des enfants les acteurs de cette avancée juridique. Et bien qu'elle les concerne et s'adresse à eux, c'est bel et bien de l'extérieur du monde de l'enfance qu'elle est venue.
    La CIDE ne procèdait pas seulement de l'intention, louable et légitime, d'interdire certaines pratiques dont les enfants sont les victimes, tels leur enrôlement dans des conflits militaires, leur implication dans des réseaux de prostitution ou encore leur exploitation économique dans des conditions de travail souvent épouvantables ; une interdiction assortie de l'obligation de leur accorder des conditions de vie, de soin et d'éducation décentes, etc. Cependant, cette double finalité n'exigeait, en réalité, nullement qu'on ait recours à un tel artifice juridique, tout simplement parce que, dans l'un et l'autre cas, il ne s'agit pas de droits, comparable au droit pour un enfant d'être entendu dans un litige le concernant, ou de faire l'objet de procédures pénales différentes de celles applicables aux adultes. Nul besoin d'avoir recours à la notion de « droits des enfants » pour interdire à un Etat ou à un groupe armé d'enrôler des mineurs de moins de quinze ans, ainsi que le prévoit l'art. 38 (al. 3). Néanmoins, idéologiquement, la porte était ouverte à une utilisation de la CIDE à des fins politiques et à des rhétoriques partisanes, qui ne concernent nullement les enfants au premier chef.
    Lorsque les juges ou les avocats ont affaire aux enfants, est-ce leurs « droits » qu'il entendent faire respecter ? Non, bien plutôt les comprendre, leur personnalité, la situation familiale qui est la leur, leur parcours scolaire, etc. Une activité qui fait appel à l'intelligence pratique, faite d'expérience, de bonne volonté et de discernement, où l'application du droit a peu de place. Ce qui est présent à l'esprit et qui commande l'action, c'est le bien de l'enfant, non la représentation abstraite de normes dont il serait le bénéficiaire. En sorte que ce qui compte, au premier chef, c'est la sagesse du juge lorsqu'il s'agit, par exemple, de prendre une mesure aussi grave que le placement des enfants. Et ce n'est pas non plus sur de telles bases que nous élevons nos enfants. Nous ne cherchons pas à respecter leurs droits, mais l'être qu'ils sont, avec toute la complexité et le doigté que requiert une telle attention. Quant à l'état d'immaturiré qui caractérisait la situation de l'enfant, n'est-ce pas plutôt à certains adultes qu'elle s'applique plus exactement ? Considérer l'enfant comme immmature demande qu'on le tienne pour un « petit homme », un « adulte en miniature » pour reprendre les expressions de Rousseau dans l'Emile. Mais que le monde de l'enfance ne soit pas celui des adultes – il est heureux qu'il en soit ainsi, le plus longtemps possible – ne signifie pas que les rêves, les inventions de l'imagination dont il est peuplé, l'intelligence très particulière qui s'y manifeste, et l'ignorance de tant de choses que nous jugeons utiles de connaître, soit immature. Du moins, n'ai-je jamais été amené à considérer mes enfants comme tels.
    En conclusion de cette brève présentation de la CIDE, ce qui ressort, ce sont bien des incertitudes théoriques sur la notion même de droit, le sentiment d'un espèce de fourre-tout où certains droits, appelant à être garantis, se mêlent à des besoins relatifs au bon développement de l'enfant, qui relèvent davantages de capacités que de normes juridiques contraignantes, la mise en place d'une pente savonneuse qui risque d'opposer les droits des enfants aux droits et au devoirs des parents, et qui, plaçant l'enfant au centre, le déracine de son milieu social et familial, justifie éventuellement des intrusions de la puissance publique au sein de l'espace familial, le tout au nom d'une reconnaissance de l'enfant comme un acteur du droit qui s'accompagne volontiers d'une rhétorique de la libération des formes familiales d'oppression au nom du principe démocratique d'égalité. Il y a franchement lieu de se demander si c'est sur une telle base que devait être au mieux respecté le beau principe protecteur formulé par Jean-Jacques Rousseau dans l'Emile : « laisser mûrir l'enfance dans l'enfant ».

    mercredi 13 avril 2011

    La Muslim Pride

    Quand le temps est à la bêtise, à la stigmatisation de catégories sociales, éthniques ou religieuses particulières, quasi essentialisées, au vote de lois ineptes et inapplicables, au reste, elles ne concernent qu'une infime minorité de personnes - à l'idéologie de la peur et de la préservation d'une identité en danger - mais où donc est l'ennemi, dites-moi ? -, au fantasme douteux de la contamination, il est heureux que certains esprits forts, courageux et lucides, tel Raphael Liogier, dont je m'honore d'être un ami, se dressent pour dénoncer ces discours et ces politiques qui ne sont rien de plus que les symptômes d'une société profondément malade.
    Rappelons tout de même que le principe fondamental sur lequel repose la société démocratique libérale - mais la France l'est-elle encore ? - est le respect par l'Etat de la pluralité des conceptions de la bonne vie (ce qui inclut les modes de vie alimentaires et vestimentaires, ainsi que les croyances philosophiques ou religieuses) sur lesquelles l'Etat n'a pas à se prononcer, étant là une affaire de choix individuels, d'ordre strictement privé, à l'égard desquels la plus grande liberté d'expression doit être accordée et garantie. Tek est le principe fondateur qui a été formulé et affirmé dans le 1er Amendement à la Constitution des Etats-Unis : " Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice d'une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu'a le peuple de s'assembler paisiblement et d'adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre".
    Voici l'entretien que Raphaël Liogier a accordé au site Ouman.fr, à l'occasion de la manifestation, la Muslim Pride, qu'il se propose d'organiser. L'humour pour lutter contre la dangereuse crétinisation des esprits, qui gagne même certains "intellectuels" qui tiennent le haut du pavé. Franchement, je suis de tout coeur avec lui !

    L’Europe du XXIème siècle serait-elle rattrapée par ses vieux démons, et céderait-elle à une nouvelle psychose collective, qui fait renaître de ses cendres une chasse aux sorcières haineuse, où les nouveaux hérétiques sont musulmans et responsables de tous les maux ? Si les projections fantasmées les plus sombres entourent la présence musulmane européenne, la déferlante islamophobe qui engloutit le Vieux Continent, frappant la France avec une violence inouïe, ne relève pas, elle, d’une pure vue de l’esprit.

    Pour Raphaël Liogier, Professeur de sociologie à Sciences Po Aix, et Directeur de l’Observatoire du religieux, l’heure est venue pour les français musulmans de sortir de leur apathie, de dépasser le sentiment de honte, et de passer à l’action ! Insuffler la fierté d’être musulman, encourager l’implication civique, exhorter à revendiquer ses droits, inciter à se mobiliser dans une action d’ampleur nationale fédératrice, la « Muslim Pride » s’est imposée au chercheur avisé et citoyen engagé, qui, plus qu’un état d’esprit salutaire, et loin du repli communautariste, y décèle l’antidote contre une frénésie islamophobe sans précédent, dont les effets bénéfiques rejailliraient sur l’ensemble de la société.

    Raphaël Liogier amorcera la discussion sur l’organisation d’une « Muslim Pride » d’envergure, vendredi 15 avril, à 19h30, au sein de l’Institut des Cultures d’Islam , au cœur du quartier emblématique de la France métissée, la Goutte d’Or.

    Ce début de XXIème siècle est marqué par la résurgence de l’extrême-droite européenne, sur laquelle plane le spectre du fascisme, et qui ne cesse d’avancer ses pions pour stigmatiser l’islam. Selon vous, les musulmans occidentaux sont-ils bel et bien les nouvelles victimes expiatrices des temps modernes ?

    Comme disait Sartre à propos du « Juif », on peut aujourd’hui dire que si le « Musulman » n’existait pas il aurait été inventé. Le musulman est devenu, comme jadis le juif, un principe métaphysique inventé qui n’a plus rien à voir avec ses réalités physiques multiples, avec la vie concrète des musulmans français et européens. Les musulmans sont devenus les otages de la caricature que la culture dominante a construite. C’est cette réappropriation de l’islam par les musulmans réels qui est en jeu par exemple dans l’exposition des superbes photos de Martin Parr exposé à l’Institut des Cultures d’Islam à l’initiative de sa directrice Véronique Rieffel.

    C’est aussi pour cela que cette première soirée du vendredi 15 avril consacrée à la mise en place d’une Muslim Pride se tiendra dans ce lieu de La Goutte d’Or, lui-même emblématique des préjugés anti-musulmans.

    Impuissants face à la globalisation, les Européens désignent un coupable essentiel (métaphysique) qu’ils ont sous la main, à qui ils reprochent tous les maux. Du coup, depuis les années 2000, nous ne sommes plus, comme c’était le cas à la fin du XXème siècle, dans une crise du modèle français de laïcité, devant la difficulté de la République française, théoriquement monolithique, à admettre les différences, mais dans une crise plus radicale et plus large qui s’étend à l’ensemble du Vieux Continent.

    Ce sont les "dominants" culturellement et économiquement qui, aujourd’hui, montent de toutes pièces une guerre qui n’existe pas, et crient à la guerre de civilisation qui ne concerne absolument pas les musulmans réels. Dès lors, quoi que fassent les musulmans réels ils incarnent le mal. On retrouve cela dans les débats fallacieux sur l’intégration : on reproche aux citoyens français musulmans à la fois leur manque d’intégration (« ils sont trop voyants, ostensibles… »), mais aussi des formes d’intégration suspectes (« ils sont partout, ils s’approprient notre espace, tout en restant musulmans »).

    Or, ce qui compte en démocratie, ce n’est pas l’intégration abstraite, pure et simple, qui peut ressembler à une « purification », mais la participation concrète à la vie de la cité. Pour reprendre encore Sartre à propos des Juifs : "Certes, ils rêvent de s’intégrer à la nation mais en tant que Juifs, qui oserait le leur reprocher ?" (Jean-Paul Sartre, Réflexion sur la question juive, 1954, p.154). Eh bien, c’est cela même que l’on reproche pourtant aux musulmans, non pas de ne pas vouloir s’intégrer, contrairement à ce que l’on voudrait faire croire, mais de vouloir "s’intégrer à la nation en tant que musulmans" !

    La suite sur :

  • www.ouma?com

    Voir également l'article passionnant , "Islam : A Scapegoat for Europe's Decadence", (publié dans la Havard International Review ), où notre chercheur réduit en poudres avec beaucoup de science tous les stéréotypes et clichés sur l'aliénation de la femme musulmane entièrement voilée, le port ostentatoire du niqab étant plutôt, en nos contrées, l'expression, hyper moderne et individualiste, d'une sorte de dandysme ascétique . Ses arguments et son analyse peuvent être lus à l'adresse suivante :

  • www.hir.harvard.edu
  • lundi 11 avril 2011

    L'amour, un beau risque à courir

    Ici commence le petit abécédaire de thèmes philosophiques que je voudrais rédiger, sous forme de courts billets, qui soit comme un "coup d'oeil", bref, dense, espérons-le, un peu stimulant, quoiqu'inévitablement lacunaire :

    La tradition philosophique n'a sur l'amour humain que bien peu à dire. Sur l'amité, oui, chez Aristote dans l'Ethique à Nicomaque ; sur l'erôs, le désir naturel, selon Platon et les platoniciens chrétiens, de l'âme pour le Bien (et le Souverain Bien), certainement ; sur l'amour pur, et c'est l'immense controverse qui, à la fin du XVIIè siècle, agita les plus grands esprits de l'époque, mais là il faut un peu d'érudition pour savoir de quoi il s'agit et quels sont les arguments en présence, et puis c'est de l'amour désintéressé et sacrificiel de Dieu dont disputent Fénelon et Bossuet ; sur le commandement chrétien d'aimer son prochain et surtout ses ennemis, Kant s'est exprimé, établissant une claire distinction entre l'amour pathologique, affectif et sensible, sur lequel la volonté et la raison n'ont pas de prise, et l'amour pratique, qui est une obligation, un devoir moral, sans quoi qu'y pouvons-nous, un tel commandement est tout bonnement absurde. Au fond, pour la plupart des penseurs, l'amour n'a droit de cité au pays de la raison que s'il est le sentiment intellectuel où l'âme se joint, librement ou non - c'est tout le débat - avec ce qu'elle juge être un bien - et là, l'affaire est simplement de ne pas se tromper. Mais notre objet, nous ne l'avons toujours pas rencontré.
    L'amour humain, l'attachement éperdu d'un être pour cet autre, et celui-là seul, avec ses emportements passionnés de l'âme et du cœur et les débordements impétueux du désir, les déchainements qu'il engendre et le champ de ruines qu'il laisse parfois, souvent, sur son passage, n'est pour l'immense majorité des philosophes qu'une déraison, une folie au mieux passagère, dont il faut se prémunir puisqu'aussi bien, c'est de cela dont il convient impérativement de se déprendre : du corps, des sentiments et des passions. Laissons, nous disent-ils in petto, les romanciers et les poètes se complaire dans ces égarements, si ça leur chante - et de fait, pour sûr que ça leur "chante" ! Nous sommes hommes sérieux qui voulons du rationnel, du stable, du constant, du vrai et de l'universel, de l'exigible sur quoi l'on puisse compter.
    Et pourtant n'est-ce pas en aimant et en étant aimé que la vie s'enhardit, qu'elle devient plus intensément vivante, vécue comme une extase, une sortie hors de soi, source même de connaissance, malgré qu'on en ait – car il faut aimer un être pour le connaître vraiment et non, comme on le prétend trop souvent avec Descartes, le connaître pour l'aimer ? L'amour est la grande dynamique de l'être et de la vie, une lumière qui éclaire, non une impulsion qui aveugle, et dans tous les cas, un beau risque à courir.

    samedi 9 avril 2011

    Peut-il y avoir une politique de la compassion ?

    La reconnaissance de la vulnérabilité humaine comme une catégorie existentielle fondamentale conduit, dans un premier sens, à voir dans certaines situations sociales des formes particulières de dépendance qui appellent à « prendre soin » de ceux dont les capacités d'autonomie sont largement ou partiellement diminuées, tel est le cas des malades atteints d'affections particulièrement invalidantes, des personnes âgées, ou des handicapés, mais également des enfants dont le développement dépend du « soin » au sens large que les parents prennent d'eux. Cependant, cette catégorie est susceptible de s'étendre à bien d'autres cas, et bien d'autres formes de dépendance, sociales et économiques. Il ne fait pas de doute que ce sentiment de vulnérabilté s'accroît de plus en plus dans nos sociétés en crise, engendrant des effets psychologiques, profondément anxiogènes. La reconnaissance de ces diverses formes de vulnérabilité, et ce qu'elles signifient existentiellement, est le préalable à la réflexion sur les principes de base d'une société juste et décente. Toutefois, ces principes de base ne peuvent être formulées que si la vulnérabilité est non seulement posée comme une catégorie déterminant des normes et des politiques à conduire, mais d'abord perçue et éprouvée comme telle. C'est pourquoi, une approche de la justice qui partirait du principe que les droits de base et les capacités à vivre une vie humaine digne d'être vécue des citoyens les plus vulnérables doivent être garantis, présuppose deux choses :
    1/ Tout d'abord, que la société ne soit pas conçue simplement, comme c'est le cas chez John Rawls, comme "un système de coopération équitable entre des personnes libres et égales en vue de l'avantage mutuel". Et si une telle révision s'impose, c'est précisément parce que les individus les plus vulnérables (les personnes malades ou âgées, les handicapés) ,ne peuvent pas participer à la production sociale des biens et de la richesse collective d'une manière qui soit avantageuse pour tous. En faisant de la vulnérabilité une catégorie fondamentale que doit prendre en compte toute théorie de la justice, ainsi que s'y emploie en particulier Martha Nussbaum,, le lien social est compris sur d'autres principes que l'avantage mutuel et l'utilité. Il faut aussi, et peut-être primordialement, avoir souci de ceux dont l'existence coûte bien plus qu'elle ne rapporte. De sorte que c'est toute la conception « utilitariste » du lien social qui en vient à être remise en cause. Avoir souci ou prendre soin des plus vulnérables ne peut pas relever d'une politique d'assistance des plus forts (les individus sains, rationnels, productifs, qui sont in, comme on dit) envers les plus faibles, au nom de principes humanitaires ou philantropiques, encore emprunts de pitié et de commisération, c'est-à-dire d'un mépris déguisé. Pour que la reconnaissance de la vulnérabilité n'ait rien de dégradant ou d'humiliant, il faut donc qu'elle devienne une catégorie générale (et non pas simplement partielle ou marginale).La vulnérabilité, donc plutôt que l'utilité et la rationalité (comprise comme rationalité économique et instrumentale).
    2/ Une telle généralisation de la catégorie ne peut, en effet, être rapportée à une théorie des choix rationnels prudentiels qui serait le seul paradigme de nature à fonder une théorie de la justice (là encore, comme chez John Rawls). Le souci des plus vulnérables n'est pas justifié primordialement par la considération réfléchie que nous pourrions être à leur place, en sorte qu'il convient stratégiquement de formuler des principes de base qui pourrait nous mettre à l'abri et nous prémunir, par un calcul rationnel relevant de la prudence, contre une telle éventualité (l'hypothèse que nous pourrions être dans la position la plus défavorisée, telle que Rawls l'envisage sous la « voile d'ignorance »). Ce n'est pas parce que nous pourrions nous-même être un jour gravement malade et âgé – et, au vu des progrès de la médecine et de l'allongement de la durée de vie, c'est là bien plus qu'une possibilité hasardeuse – ou encore affecté d'un handicap physique ou mental, que nous devons prendre soin et garantir les « droits » et les « capacités » à vivre une vie décente de ceux qui sont en pareille situation. Si une telle obligation s'impose, c'est justement parce que nous ne sommes pas dans cette situation,alors même que nous éprouvons que nous avoir là un devoir. Et sur quoi se fonde cette obligation, sinon d'abord sur le fait que cette situation nous touche, nous affecte et nous blesse. Ëtre touché en semblable façon relève précisément de cette « compassion » ou « sympathie » dont nous venons, pourtant de voir, qu'il faut s'en méfier. Comment résoudre l'équation ? Formulons une sorte d'axiome : s'il ne peut y avoir de politique de la compassion, il n'est pas de politique de la justice qui ne soit en quelque manière fondée sur la compassion et prenant racine en elle ; une compassion qui ne verse pas dans les dérives sentimentales du « compassionnel », mais une compassion rationnelle. Ce qui suppose qu'on échappe (au plan théorique et cognitif) à la dichotomie radicale entre la sensibilité et la raison. Le spectacle de la condition des plus vulnérables éveille - du moins devrait-elle éveiller d'abord en nous des émotions, dans lesquelles rien ne prouve qu'on doive rester enfermé, mais qui nous poussent à réfléchir et à agir rationnellement en conséquence, que ce soit au plan individuel ou collectif. Sans quoi que se passe-t-il ? Nous restons dans une approche purement technicienne des choses, comme on le déplore trop souvent aujourd'hui dans le domaine de la médecine. Dans l'idée même du « bon thérapeute » est contenue l'expression attendue d'une certaine attention, compassion, sympathie, envers la personne même du malade, qui n'est pas seulement un « cas clinique » à résoudre,
    Pour rassembler brièvement ce que nous avons dit, trois principes doivent être maintenus ensemble : tout d'abord, une définition de la personne humaine qui n'est pas réduite à son utilité sociale (1), dont se déduit (2) une généralisation de la vulnérabilité comme catégorie existientielle fondamentale et conduisant (3) à une révision de la théorie de la justice fondée, non plus sur des procédures prudentielles en vue de nous prémunir rationnellement contre l'hypothèse du pire, mais fondée et enracinée dans la compassion envers les plus vulnérables et les plus faibles.
    Pour résumer le propos à l'essentiel : partir de la vulnérabilité n'est pas un choix stratégique mais une détermination ontologique, et c'est dans cette perspective qu'il convient d'en tirer toutes les implications lorsqu'il s'agit de réféchir à ce qu'est une société juste et décente.

    vendredi 8 avril 2011

    Le visage bifrons de la vulnérabilité

    Vulnérabilité de chacun aux coups du sort, aux circonstances, aux actions et aux décisions des autres : une manière d'être exposé et non pas à l'abri, qui fait de notre existence un risque. Parfois, un beau risque à courir, plein de promesses et d'incertitudes ; dans d'autres cas, une situation de fragilité et de dépendance qui ouvre à tous les abus. La vulnérabilité est devenue une notion-clé dans la compréhension de notre relation (morale, sociale, politique et écologique) au monde et aux autres, à l'écart des extrêmes qui postulent soit (si l'on est un penseur libéral) l'indépendance pleine et entière de l'individu autonome, rationnel et responsable, soit au contraire (pour un marxiste) son aliénation à toutes sortes de déterminismes.


    Jusqu'à peu absente de la pensée philosophique, la vulnérabilité est, en effet, en passe de devenir, de façon encore discrète, presque clandestine, comme subrepticement, une notion-clé de la réflexion contemporaine dans tous les domaines ; une de ces catégories qui ne se laissent pas tant définir conceptuellement, de façon définitive et univoque, qu'elles ne correspondent à un « climat », quelque chose qui est dans l'air du temps, une conscience diffuse, intuitive, obscurément éprouvée, du fragile, du labile, à mi-chemin entre le certain, le fort et le consistant, ce sur quoi l'on peut compter – la nature qui est là, et qui l'a toujours été et qui, plus ou moins indifférente à nos actions, nous succédera -, et, à l'inverse, ce qui n'est plus ou qui s'est effondré, le désormais sans traces et sans visage ; un milieu aux frontières élastiques et floues entre l'impassibilité (qui est le propre de Dieu ou de l'idéal stoïcien du sage parfait qui ne peut être ni atteint ni touché, ni blessé) et la fragilité. Mais fragiles, les êtres et les choses peuvent l'être tout autant, à l'instar des colis sur lesquels est apposée l'étiquette recommandant d'en prendre un soin particulier parce qu'ils contiennent des objets qui peuvent se casser ou être abimés. Aussi des hommes principalement dira-t-on qu'ils peuvent être ou qu'ils sont « vulnérables ». Il faut pourtant aussitôt préciser : cela n'est vrai qu'en partie. Des hommes, mieux vaudrait dire : de tout ce qui est vivant. C'est pourquoi la notion s'applique également aux animaux et à la nature dans son ensemble, lesquels ne peuvent être ravalés au rang de pures et simples « choses », un verre, un téléphone portable, qui sont en effet objets fragiles, mais non pas « vulnérables », alors que la nature et le monde de la vie, et les hommes en tant qu'ils lui appartiennent, le sont. Ici, il s'agira pourtant d'envisager la vulnérabilité comme une catégorie humaine, existentielle, fondamentale, non de l'étendre, ce qui doit être fait également, à la nature et aux animaux, à la faveur d'une écologie générale de la prudence (je préfère ce mot à la précaution et au principe qui en découle), de la retenue , du « respect » et de la compassion.
    Envisagée sous cet angle, la vulnérabilité est une catégorie bifrons, du fait qu'elle révèle deux visages opposés de la condition humaine. Pour le dire en bref, dans une première signification qui est négative, le fait d'être soumis passivement, malgré soi, à la fortune (aux coups du sort), à la domination, à l'exploitation, à la pauvreté, à la misère, à la maladie, etc. Toutes situations qui nous rendent en effet profondément vulnérables et dépendants. Mais, également dans un sens contraire, cette fois-ci positif, ce qu'il advient de nous lorsque nous acceptons d'aller au-devant des autres, de prendre des risques, de ne pas rester à l'abri, par exemple dans l'amour, dans l'engagement, dans le mariage et le choix d'avoir des enfants, soit : de nous ouvrir et de nous rendre disponible aux possibilités, aux blessures dit Kierkegaard, de l'existence humaine dont les conséquences sont incertaines et imprévisibles, parfois même désastreuses et terribles, mais sans lesquelles la vie aurait tout simplement moins de saveur. Dans ces cas, nous nous sommes bel et bien rendus vulnérables du fait de ce qu'il convient d'appeler une exposition de soi. S'exposer, non pas au sens de manifester ce que l'on est (je ne parle pas de ce que l'on a, cet étalage inconvenant des richesses et des possessions auquel s'abandonne sans discrétion le m'as-tu-vu), par exemple sa valeur, sa gloire ou son courage, tel l'amiral Nelson lors de la bataille de Trafalgar qui s'offre imprudemment au feu de l'ennemi paré de ses plus beaux habits – ainsi le décrit Melville au chapitre IV de Billy Budd, dont Jacques Dewitte a donné un beau commentaire dans son dernier livre (La manifestation de soi. Eléments d'une critique philosophique de l'utilitarisme) – non, l'exposition de soi, précisément, comme une manière de se rendre vulnérable à l'échec qui attend peut-être toute aventure humaine digne de ce nom. Autrement dit, et pour faire un premier point, la vulnérabilité comme dépendance subie ou, à l'inverse, comme risque que l'on accepte de courir ; ou encore : la vulnérabilité comme état passif ou ce qu'il advient de nous lorsque nous nous lançons dans la dynamique périlleuse de l'existence.
    Du premier état, il faut, autant que possible, se prémunir, et en prémunir les autres – il en résulte toute une politique, par exemple du care, du soin (pris au sens large) ; mais l'autre "état", ne faut-il pas s'y porter, quoique ce ne soit pas sans danger et que peut-être l'échec tragique nous attende ? The true test of greatness is failiure, le vrai test de la grandeur est l'échec, écrit magnifiquement Melville, faisant écho à ce mot de Machiavel, si inattendu sous sa plume et pourtant révélateur de sa pensée profonde : l’on peut "conquérir ou perdre très glorieusement", «... ed essere a tempo a vincere ou a perdere più gloriosamente. »*
    La vulnérabilité, donc, entendue comme une disposition à rechercher, (je songe ici à l'attente de Dieu auquel nous convie l'apologétique de Pascal, ou l'ouverture a l'Etre, auquel s'exposent le poète et l'artiste selon Heidegger), non comme un état à fuir.
    C'est pourtant là, vous l'aurez compris, un appel à l'imprudence, d'avance déjouant et révoquant tout désir et toute tentative d'une planification et d'un contrôle rationnel de l'existence, cette maîtrise calculatrice à quoi tant de sagesses, qu'elles soient utilitaristes ou non, nous convient.

    _________________
    * Discours sur la première décade de Tite-Live, III, 31, 3. On oublie trop souvent que les héros machiavéliens, tel César Borgia, sont, généralement, des princes déchus, qui ont échoué du fait de la malignité de la Fortune, cette divinité changeante, instable, capricieuse et sadique qui préside aux destinées humaines.

    mardi 5 avril 2011

    La source aux fleurs de pêcher


    Un grand merci à ShiZe de m'avoir fait connaître cette courte composition littéraire, La source aux fleurs de pêcher, écrite par le grand lettré chinois, Tao Yuanming (365-427) alias Tao Quian. Cette variation taoïste, en miniature, de l'Utopie de Thomas More est une des oeuvres classiques les plus connues en Chine.
    Voici la traduction qu'en propose Léon Thomas* :

    Pendant (les années de règne) Taiyuan des Jin, un habitant de Wu Ling, pêcheur de son état, avait suivi le cours d'une rivière encaissée, insoucieux du chemin parcouru. Sou dain il se trouva devant une forêt de fleurs de pêcher. Elle couvrait les deux rives sur plusieurs centaines de toises, sans nul arbre d'essence différente. L'herbe embaumée était fraîche et belle, les corolles tombées jonchaient le sol, pêle mêle. Le pêcheur, fort étonné, repartit, désireux de connaître l'étendue de cette forêt.Elle se terminait à la source de la rivière. C'est alors qu'il vit un mont où se décelait une petite ouverture ; il lui sembla y apercevoir de la lumière. Laissant là son embarcation, il s'y engagea. Au début, extrêmement étroite, la caverne permettait tout juste le passage. A nouveau il parcourut plusieurs dizaines de toises, et tout à coup elle s'ouvrit à la clarté du jour : un plat pays s'étendait jusqu'aux lointains ; les demeures avaient belle apparence ; on découvrait une riche campagne, de jolis étangs, des bouquets de mûriers et de bambous. Des chemins tissaient leurs réseaux, les coqs et les chiens se répondaient. Dans ce décor allaient et venaient des hommes et des femmes, qui semant, qui ouvrant, tous vêtus de façon insolite.
    Têtes chenues ainsi que petits enfants à cadenettes exprimaient la plénitude du bonheur. A la vue du pêcheur, grande fut la stupéfaction. On s'enquit d'où il venait et il ne cela rien.
    Alors une famille le convia à entrer ; on servit l'arack, on tua une poule, on apprêta le repas. Quand au village fut connue sa présence, tous vinrent le questionner. Eux-mêmes dirent que leurs ancêtres avaient fui l'époque trouble des Qin et que, suivis de leurs femmes, de leurs enfants, des autres habitants du canton, ils étaient venus en ces lieux inaccessibles pour n'en plus ressortir ; par suite tout contact avait été perdu avec les gens du dehors. On lui demanda quelle dynastie régnait présentement ; à dire vrai ils ignoraient l'existence des Han, à plus forte raison des Wei et des Jin. L'arrivant conta de point en point ce qu'il savait sans rien omettre ; tous soupiraient, effarés. A tour de rôle, chacune des autres familles l'invita, toutes lui offrirent l'arack et le manger. Il s'attarda plusieurs jours puis prit congé. Les habitants de ce monde retiré lui dirent : « II nous chagrinerait que vous parliez de nous à ceux du dehors. » Une fois sorti, il retrouva son embarcation ; il refit alors en sens inverse le chemin, qu'il marqua de nombreux jalons. Arrivé au chef-lieu, il se rendit chez le préfet et lui fit un récit complet. Le préfet dépêcha sur-le-champ des hommes pour reconnaître le parcours et rechercher l'emplacement des jalons laissés auparavant, mais ils se perdirent et ne retrouvèrent pas le chemin.
    Ce qu'ayant ouï-dire, Liu Ziji, de Nanyang9, personnage
    de haute moralité, décida, plein d'alacrité, d'y aller. Il ne
    parvint à rien. Bientôt il tomba malade et trépassa ; si bien
    que depuis lors nul n'a repris la quête.

    Le texte original et le commentaire éclairant de Léon Thomas peuvent être lus à l'adresse suivante :

  • www.persee.fr
    _______________
    * Revue d'histoire des religions, tome 202 n°1, 1985, pp. 57-70
  • dimanche 3 avril 2011

    Le problème de l'identité

    Aucune interrogation n'échappe davantage à la possibilité de lui apporter une réponse claire, satisfaisante, définitive que celle qui demande ce qui constitue l'identité d'un individu : ni ses états d'âme et les traits distinctifs de son caractère (approche psychologique), ni les déterminations sociales, culturelles, historiques qui s'exercent sur lui (approche sociologique), ni, bien sûr, son essence en tant qu'être humain, l'homme générique (approche philosophique), ni même les actions qu'il commet mais à quoi il ne se réduit pas (approche ethico-juridique), ne sont des voies d'accès qui suffisent - tout au plus sont-elles éclairantes, à condition qu'elles soient multipliées -, car l'individu est toujours une conscience qui se dérobe à elle-même et aux autres.
    L'expérience de la pensée qui s'éprouve elle-même dans le cogito cartésien n'est pas une connaissance de ce qui constitue l'identité, nécessairement unique, d'un être ; pas davantage la vie qui s'éprouve nuitamment dans l'amour de soi, telle que Rousseau la décrit,et qui est bonheur ; et lorsque le sujet moral kantien se pose comme être intelligible inconditionné (noumène) dans la libre obéissance à loi, peut-être atteste-t-il son intégrité, son refus d'entrer dans les calculs du monde, mais son identité lui échappe encore.
    Les romanciers, plus que les philosophes (hormis les philosophes anglais, tels Locke ou Hume), sont encore ceux qui ont le plus à dire sur cette impossibilité, bien que ce soit là, selon Kundera, "le problème fondamental de tous les romans" (Les testaments trahis). Voir par exemple ce qu'en dit Pessoa dans Le livre de l'intranquillité qui fait de cette dérobade son thème majeur. Faut-il, du reste, s'en étonner, lui emprunta de si nombreux masques et pseudonymes ? Même angoisse chez Gary, pour lequel, ce qui "constitue" un être et donne sens à son existence, ce n'est pas son identité, mais la relation aux autres, dans l'amour tout particulièrement.
    Que l'amour, ou sous une forme bien amoindrie, la reconnaissance, nous donne le sentiment d'exister, et d'exister comme un être irremplaçable - disons plus modestement : non substituable dans l'économie anonyme des objets et des marchandises - ne nous fait ni échapper à la complexité (souvent pathétique ou comique) des relations humaines, ni à la perpléxité de savoir si la question de l'identité a tout simplement le moindre sens. Pour les Grecs, elle n'en n'avait pas, pour les Orientaux non plus.
    Tout se passe comme si il fallait dire tout à la fois que chaque être humain est une personne unique - de sorte que lorsque je dis "je", ce n'est pas une pure et simple convention grammaticale, une illusion à déconstruire - et, dans le même temps, une sorte de réalité fantomatique qui s'échappe, à nous et à elle-même, dès lors que nous voudrions la saisir dans sa vérité nue, au-delà ou en-deçà de l'être pluriel, contradictoire, complexe, que nous sommes tous, et d'autant plus riche que nous sommes cela précisément. Et je ne parle pas de la question, à mes yeux totalement absurde, de l'identité nationale, qui est une pure fiction, une construction narrative, un "roman" avec ses grandes figures hagiographiques et ses moments historiques clés, ses célébrations grandiloquentes et lyriques - ce lyrisme que Kundera déteste tant -, une sorte de porte manteau qu'on revêtira de tous les oripeaux qu'on voudra, dont le roman nous a heureusement délivré.
    Lorsque nous envisageons le monde humain sous l'angle de la complexité - ce que la littérature moderne fait - il devient tout bonnement impossible de parler d'une identité au singulier, comme si nous savions de quoi nous parlons au juste.