On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mardi 31 août 2010

De la sagesse, il est le moment

Le philosophe et sinologue François Julllien, a consacré à la pensée morale chinoise, en particulier à celle de Mencius (Ive siècle avant JC), un très beau livre, Dialogue sur la morale, Le Livre de Poche, Biblio-essais, 1995). Dans l'extrait ici choisi (p. 75-77) on saisit combien la conception chinoise du sage et de l'homme vertueux se démarque de notre conception normative et prescriptive (en particulier kantienne) de l'action « morale » : le tout n'est pas d'appliquer des règles et des principes mais d'agir comme il convient selon les circonstances, ainsi que la nature,et, liée à elle, la conscience de notre humanité, présente au monde et aux autres, nous y convie. De là,l'éloge de l'opportunisme en morale, c'est-à-dire de la capacité à s'adapter ou à épouser les circonstances particulières, non en vu de la satisfaction de nos intérêts particuliers, mais au sens où l'action "juste", indécidable à l'avance, est à elle-même sa propre fin (et ne constitue pas un moyen visant à la réalisation d'un but quel qu'il soit).
« Dans la culture européenne, nous avons opposé le sage et le stratège : nous n'avons cessé de creuser l'écart entre la conscience intérieure et le monde comme il va : rien n'est plus opposé à la morale de Kant, celle de l'impératif catégorique, rien ne suscite plus son indignation, que l'idée de soumettre la maxime de sa conduite à des données circonstancielles – voire seulement d'en tenir compte ; rien ne serait plus contraire à l'exigence de la conscience, pour le désigner d'un mot, que l'opportunisme. Or, la pensée chinoise nous apprend justement à retourner le sens de ce mot, à en changer le signe, en envisageant l'opportunisme de façon positive : puisque la sagesse est de se conformer à l'injonction de la nature en nous, le sage ne saurait se détacher, au-dehors de lui, de la façon dont elle conduit la réalité ; il ne saurait donc être en rupture avec la logique inhérente au monde et sa vocation, au contraire, comme celle du stratège, est d'en épouser au mieux chaque situation (seule différence, touchant à l'enjeu : l'intérêt du sage est d'ordre collectif à l'échelle du monde entier, et non un intérêt particulier).
Nous critiquons d'ordinaire l'opportunisme parce qu'il consiste à tirer parti des circonstances en transigeant, s'il le faut, avec les règles et les principes. Mais qu'en advient-il si nous nous gardons de poser au départ règles et principes ? Il n'y a plus lieu de « transiger », la seule vertu est alors de « suivre » et d'épouser (au lieu d'imposer) : épouser à la fois l'injonction de la nature dans sa conscience, et le cours du monde dans sa conduite.
(…) La notion d'appréciation circonstancielle (au sens de pesée par la balance, quan) se trouvait déjà placée au sommet de l'enseignement de Confucius (cf. Entretiens, IX, 29). Car, dans cette gradation vers l'excellence, elle dépasse tout principe possible : au-delà de notre commune « application » à l'étude, il faut tenir compte de nos rapports avec les autres, de notre convergence à suivre la voie, de la capacité à partager fermement la même position, et, au-delà, de cette capacité à partager fermement la même position, de celle à soupeser la situation. C'est pourquoi Confucius s'est dit lui-même « sans position arrêtée » (Entretiens, IX, 4) ; il n'est classable d'aucun côté (ibid., XVIII, 8), n'a pas de « moi » particulier (ibid., IX, 4).
C'est pourquoi aussi on ne saurait définir Confucius. Des autres, on peut dire, en fonction de leurs principes respectifs, que le premier incarne la « pureté » du sage, le second « son sens des responsabilités ». Mais de Confucius, Mencius n'a rien à dire de particulier. Il ne peut que le caractériser d'un mot (mais qui ne dit plus rien de son caractère) : le « moment » (V, B, 1). De Confucius (le Sage), on ne pourra toujours dire que ceci : « de la sagesse, il est le moment ». Il n'offre pas de trait défini puisqu'il est ce qu'exige de lui chaque occasion, ce qu'implique par elle-même chaque situation ; mais c'est pourquoi il est le sage accompli – le « concert » de toutes les vertus, comme le développe Mencius à la suite : celui dont la conscience n'est jamais en défaut ni la conduite en porte à faux. »
Les quatre Livres (IV) de Mencius (dans la traduction, malheureusement datée, de Séraphin Couvreur), peut être téléchargé à l'adresse suivante :
  • http://classiques.uqac.ca
  • 4 commentaires:

    Florent a dit…

    Très intéressant cet article, merci cher Professeur

    Frédérik YU a dit…

    J'ai participé sa conférence à RMS sur l'idée du Beau dans la culture ancienne chinoise le semestre dernier, monsieur il a une grande perspicacité et compréhension comparative entre les deux civilisations, du coup, il a bien surpassé la limite de la langue tout en en règlant par un changement de position habile.

    Anonyme a dit…

    La sagesse de Confucius est très loin de notre"morale" européenne, mais à quelle distance sommes-nous de notre éducation judéo-chtrétienne ?

    michel terestchenko a dit…

    Le livre de Jullien montre, au contraire, combien la pensée de Mencius, fondée sur le sentiment de pitié, est proche de certains de nos grands auteurs (Rousseau en particulier). Tout l'intérêt de son livre et de son travail en général est de mener ce parallèle. Là où vous avez raison, c'est que nous sommes nous-mêmes oublieux de notre propre tradition (quoique celle-ci ne soit pas unique ni monolithique)