On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 28 novembre 2009

Disparition programmée de l'agrégation

Voici le courriel reçu par l'une de mes amies que je fais circuler à mon tour :
"Aujourd'hui, lors du CA de l'ENS-LSH, Olivier Faron et Tristan Lecoq (président du CA) ont affirmé, à court-moyen terme (disons une toute petite poignée d'années), que "la mort de l'agrégation" était quasiment entérinée.
Arguments : le ministère est resté sourd aux protestations des 4 directeurs d'ENS quant à l'aménagement d'un "parcours agreg" dans la mastérisation. L'agrégation devient donc une aberration dans les systèmes européen et français, y compris pour les ENS (seuls véritables "bastions" susceptibles de se battre pour la conserver). Donc elle disparaîtra. Feront des thèses (et "enseigneront" dans le supérieur) celles et ceux qui, après un master recherche trouveront des "financements" de thèse, en étant sélectionnés sur des critères encore flous...
En janvier, le directeur de Cachan va officiellement annoncer à ses étudiants qu'ils n'auront pas intérêt à passer le concours, et annoncera dans la foulée la suppression de la préparation à l'agreg dans son Ecole. En gros, première pierre symbolique, qui fera boule de neige.
La droite, pour des raisons budgétaires et fonctionnelles, et une certaine gauche pour des raisons idéologiques, vont se frotter les mains.
Cette information a été prononcée ouvertement au cours d'un CA par plusieurs hauts responsables. Ce n'est pas un bruit de couloir ou une rumeur. Il faut donc en parler au maximum autour de vous (surtout que, dans les facs, l'info arrivera sans doute très tard et sans prévenir...)."
Faudrait-il pleurer la disparition de l'agrégation, si elle devait avoir lieu ? Le vrai problème, c'est que ces réformes se font en douce, sans concertion, ni réflexion d'ensemble sur le système éducatif. Mais à quand la suppression de l'ENA ? Là, j'applaudirais des mains et des pieds !

jeudi 26 novembre 2009

Edition russe du Vernis fragile d'humanité

L'édition russe du Un si fragile vernis d'humanité doit paraître très prochainement aux Editions Rossen à Moscou. Voici la couverture choisie :

Y a de quoi être fier tout de même ! Non, je suis tout simplement ravi. En particulier, parce que la présentation biographique évoque mon grand-père dont je porte le prénom. Il avait été, à trente ans, le dernier ministre des Affaires étrangères du gouvernement Kerensky, avant d'être emprisonné et condamné à mort par Lénine. Par chance, il réussit à s'enfuir de la forteresse Pierre et Paul à Saint Pétersbourg quelques mois plus tard, en janvier 1918. Entièrement ruiné – de sa fortune qui était immense ne lui restait qu'un porte cigarette en or - il commenca une vie nouvelle à Londres, non moins rocambolesque et brillante que la précédente. Mais c'est une autre histoire. Il est mort à soixante-dix ans, trois mois avant ma naissance. Toute mon enfance a été baignée par cette figure familiale mythique, à la fois extraordinairement douée et d'une grande complexité. Voilà que je me laisse aller à une petite histoire personnelle. Parenthèse fermée !

L'inévitable inconstance du don

Faut-il s'étonner que les associations souffrent à leur tour de la grave crise économique et sociale qui traverse et balaye la société française, ainsi qu'en témoignent les derniers chiffres publiés ? Que les dons diminuent alors même que les besoins des plus fragiles et des plus vulnérables sont plus grands que jamais ? Qu'un prudent désengagement se fasse jour lors même que plus d'engagement serait cruellement nécessaire ? Faut-il voir là un retour de la bonne vieille loi de l'égoïsme et de la poursuite de ses propres intérêts dans l'indifférence à ceux d'autrui que des heures moins difficiles auraient mis sous le boisseau, mais pour un temps seulement ? La conclusion ne s'impose nullement.
La pratique du don, il est vrai, est par nature instable. Variable, elle dépend des circonstances que connaît chacun et du climat général de la société dans son ensemble. Or tout dans la situation économique actuelle pousse les individus à la prudence, à l'épargne plus qu'à la dépense généreuse, au calcul plus qu'à la spontanéité. On pouvait s'y attendre et s'il y a lieu d'en craindre les conséquences pour les bénéficiaires, rien ne justifie qu'on en tire des conclusions qui aillent au-delà de ce constat.
On ne donne généralement pas pour des raisons relevant d'une obligation inconditionnelle, qui ferait fi des circonstances, à la manière d'un impératif catégorique, absolu. Le don, en particulier le don d'argent, n'obéit généralement pas à des raisons uniquement « morales » qui seraient assez fortes pour résister et surmonter les difficultés que chacun connaît ou craint de connaître à son tour. On donne plus ou moins. Comme on peut plus que comme on le devrait. C'est déjà beaucoup, mais ce n'est pas assez. Il est vrai : ce n'est pas assez.
Le donateur, ou le « donacteur » dont parle Jacques Malet, n'est généralement pas un être tout à fait vertueux, ses actions sont rarement enracinées dans un sens du devoir ou une disposition assez constante pour passer outre les inquiétudes du présent et pour voir dans l'urgence des besoins une raison supérieure d'agir. Faut-il le regretter ? Mais non ! Il n'est pas nécesssaire qu'une pareille perfection ne soit pas requise, sans quoi qui serait à la hauteur de ses exigences ? Nous avons voulu que le don soit un geste banal (quoiqu'il ne soit pas sans signification). Il faut payer le prix de cette désacralisation.
Le sentiment plus ou moins diffus de crainte et de vulnérabilité que la plupart éprouvent à l'égard de leur position personnelle – mais est-il tout à fait illégitime ? - l'emporte sur le calcul réfléchi et rationnel du coût de leur prudence sur ceux qui en bout de course en subiront les effets et qui sont, eux, dans une situation d'une bien plus grande vulnérabilité. Tel est le défaut qui accompagne inévitablement les pratiques d'aide qui s'en remettent davantage aux individus ou aux associations qu'aux administrations et aux politiques publiques. L'on comprend que, pour cette raison, ce n'est pas l'égoïsme supposé des individus qu'il faut mettre en cause, ni l'instabilité de leurs pratiques qui varient inévitablement au gré du temps, mais la brutalité de la crise, la cupidité des hommes qui en sont la cause, laquelle ne saurait être contenue par la seule bonne volonté, la générosité et la bienveillance des citoyens ordinaires. N'est-ce pas trop leur demander que de porter le poids des ravages qui jettent dans le chômage et la détresse des millions d'hommes et de femmes dans notre pays, mais dont ils ne sont nullement responsables ? Serait-ce même juste ?
L'esprit du don ne se ramène pas à des principes de justice, mais à la conscience humaine d'une solidarité qui s'exprime lorsque les institutions protectrices font défaut ou, en tout cas, lorsqu'elles trouvent leurs limites. Et cette conscience solidaire, il importe qu'elle puisse toujours s'exprimer librement, spontanément, sans contrainte, ni manipulation (par exemple médiatique), pas plus qu'il n'est supportable qu'elle soit prise au piège de demandes concurrentielles, comme c'est parfois le cas (cette invraisemblable polémique déclenchée par Pierre Berger autour du Téléthon a quelque chose d'absurde et d'indécent). Par conséquent, il faut accepter que les dons oscillent et varient avec une certaine inconstance, qu'il y ait du plus et du moins, du « parfois » et du « pas toujours ». La générosité ou la solidarité avec les plus démunis n'est pas le contraire du calcul, mais le geste où celui-ci s'excède vers les autres. En temps d'incertitude et d'inquiétude, le calcul devient plus mesuré, plus prudent – cela signifie-t-il qu'il soit devenu plus mesquin ? Ce serait faire là aux donateurs un mauvais procès moral.
Ce n'est pas aux individus qui donnent moins, voire même qui ne donnent pas du tout, de porter le poids de la culpabilité de la crise qui dévaste le monde et ses habitants, alors que les véritables responsables ne sont ni désignés ni inquiétés, le système seul étant mis en cause. Mais a-t-on jamais vu un système – s'agirait-il du système bancaire ou du système capitaliste néo-libéral – marcher tout seul, sans qu'il soit animé par les passions et les intérêts d'hommes de chair et de sang ? De grâce, qu'on ne se trompe pas de cible ! Surtout, qu'on n'incrimine pas les anciens donateurs d'être des individus imprévisibles, inconstants, irrationnels et versatiles. Ce serait tout de même le comble que doive révisé ce que l'esprit du don nous apprend sur les hommes et les sociétés sous prétexte que le donateur n'est pas un homme parfait.

samedi 14 novembre 2009

Paul Jorion : Lévi-Strauss, la machine à penser

Merci à Paul Jorion d'avoir fait circuler sur le forum du MAUSS ce témoignage, un peu décalé, sur la personnalité de Claude Lévi-Strauss.
"La première image qui me revient de Claude Lévi-Strauss date de la fin des années soixante et c'est celle de son dos : les longues minutes qu’il pouvait passer lors de son cours au Collège de France, le dos tourné à la salle, tout occupé au dessin d'un diagramme représentant les relations d'inversion entre divers passages de mythes amérindiens. Cette absence totale d'intérêt pour ceux qui venaient l'écouter débutait au moment où il entrait dans l'amphithéâtre, sans le moindre regard pour eux, et il ignorait tout aussi bien son auditoire au moment de quitter la salle.
On pourrait évoquer la timidité, ou l'arrogance, mais il ne s'agissait pas de cela : c'était plutôt que les choses qui l'intéressaient étaient peu nombreuses et faisaient pour lui l'objet d'une quête d'ordre essentiellement privé. Le désir de communiquer n'était pas le sien, et s'il communiqua, ce fut principalement, et comme il se plaisait à le rappeler, à la demande d'autres : directeurs de collection, UNESCO, éditeurs, autorités académiques, etc.
Ceux parmi ses élèves qui furent ses proches, évoquent, non sans une certaine amertume, le fait que ses contributions aux conversations qu'ils tentèrent d'avoir avec lui furent principalement monosyllabiques. Je ne lui parlai personnellement en tête-à-tête qu'en très peu d'occasions mais durant ces rares fois, mon expérience fut très différente. Je me souviens en particulier d’une conversation longue et animée que nous avons eue, vingt ans après l'époque où je participai à son séminaire consacré au rapport existant (ou n'existant pas) entre les objets mathématiques et le monde. Les interlocuteurs qu'il put trouver sur les rares sujets qui le passionnaient n'existaient en réalité qu’en très petit nombre.
Chose à laquelle il m'est difficile de m'identifier personnellement, la quête solitaire lui paraissait non seulement le mode par défaut de la réflexion intellectuelle, mais bien plus encore, sa forme ordinaire. En témoigne en particulier, son instance à affirmer, non sans une certaine satisfaction d'ailleurs, qu’il n'était pas à la tête d'une école. Sentiment que ne partageaient ni ceux qui se considéraient légitimement ses disciples, ni les imitateurs innombrables, et au talent très inégal, de sa fameuse anthropologie structurale. L'illusion qu'il entretenait de l'absence d'une école de pensée lévi-straussienne, reflétait tout simplement le peu d'intérêt qu'avaient à ses yeux les travaux des chercheurs que son oeuvre inspirait, confirmation supplémentaire du caractère purement privé de sa « pulsion épistémophile ».
J'ai lu ces jours derniers, les hommages de certains autres de ses élèves et nous sommes nombreux aujourd'hui à nous souvenir d'un talent très spécial dont notre maître faisait montre à l'occasion de son séminaire. Toujours attentif aux propos de son invité, il lui arrivait de le laisser se dépatouiller dans un exposé laborieux des travaux auxquels celui-ci avait consacré dix années de sa vie au moins, pour lui dire quand il avait fini : « Ne pourrait-on pas également présenter les choses de la manière suivante ? » Et de porter alors l'estocade, en faisant apparaître, pareil au magicien, l'harmonie et la beauté enfin rétablies dans leurs droits, au sein du système boiteux que le malheureux avait seulement été capable de construire.
L'humiliation de l'invité n'était pas recherchée par lui, et il aurait sans doute été très surpris si on la lui avait mentionnée, ni non plus l'arrogance. Non : il s'agissait pour Lévi-Strauss de comprendre, et ce qu'il nous communiquait sous forme d'explication (puisqu'après tout, nous étions là), c'était ce déchiffrage qu'il avait opéré à titre privé et dont le mécanisme devait être de la même nature exactement que quand il lisait un ouvrage mal ficelé dans l'espace clos de son propre bureau.
Le monde était en effet pour Lévi-Strauss un vaste ensemble de choses à comprendre. Il s'appliqua sans aucun doute à cette tâche dès son premier jour et il est mort, j'en suis sûr, en continuant à penser. Nous qui avons eu l'honneur de le côtoyer en avons immensément bénéficié. Qu'en a-t-il lui tiré ? Rien ou presque. Qu'importe ! la machine à penser à la fois grandiose et monstrueuse qu'il était, à la fois Dieu et animal, avait cette capacité de fonctionner en circuit fermé, sans apport extérieur. « À la fois Dieu et animal », comme Octave réfléchissant à sa double nature dans la pièce inachevée L'apothéose d'Auguste que Lévi-Strauss évoque dans Tristes Tropiques. Avec Octave se métamorphosant en Auguste, c'était certainement le paradoxe de sa propre personne qu'il mettait en scène. Sans aucune prétention d'ailleurs : la vanité n'avait aucune place dans son univers. Il était bien au-dessus de tout cela !"

lundi 9 novembre 2009

Violence à l'école : que faire ?

La réponse dominante des gouvernants, du législateur et du système judiciaire à la violence et à la délinquance juvéniles est généralement de nature punitive et sécuritaire. L'idée est toujours la même : des sanctions, éventuellement pénales, sévères et un contrôle social accru sur les adolescents à risque sont mieux à même de prémunir ces phénomènes que la prévention qui s'efforce d'aider l'adolescent à développer des stratégies lui permettant de rester lier ou de se relier, de façon positive, avec sa famille, son école et la société. Bien que cette réponse soit la plus facile à adopter – surtout lorsqu'elle nourrit une rhétorique de l'autorité et de la « tolérance zéro » – en réalité, des décennies de recherche montrent que seules la prévention et une politique scolaire d'attention et d'aide aux plus défavorisés et aux plus vulnérables peut, à terme, réduire les conduites juvéniles antisociales. Un comportement antisocial est décrit comme la violation répétée des normes sociales de comportement en vigueur, « incluant généralement agressions, vandalisme, non respect des règles, défi à l'égard de l'autorité des adultes et violation des normes sociales de la société.»
Il ne saurait être question d'exposer ici avec un peu de détails les nombreux facteurs externes (familiaux, économiques, sociaux) et internes (difficultés d'apprentissage, désordres émotionnels et comportementaux, etc.) des conduites « antisociales » agressives que les chercheurs ont dégagé. Chacun les devine aisément, à défaut de pouvoir les énumérer par le menu.
Le point important qu'il convient de retenir, c'est la relation dynamique qui existe entre l'individu et l'ensemble de ces facteurs, lesquels interagissent également les uns avec les autres, pour former à un moment t le « caractère » d'un individu particulier, c'est-à-dire tout à la fois l'état de développement de ses capacités affectives, morales et intellectuelles et les conduites qui en découlent. Or ce « caractère », pris à un moment t, ne peut être compris dans ce qu'il est et dans ses actes, seraient-ils délinquants ou criminels, qu'à partir du moment où il est envisagé dans la totalité unifiée de l'existence qui est la sienne. L'idée qu'un individu puisse se changer librement, volontairement, lui-même, dès lors qu'il y serait contraint par les représentants de l'autorité, est encore plus fausse et vouée à l'échec lorsqu'elle s'adresse à un enfant ou à un adolescent en formation que lorsque ce discours est servi à un adulte. Dans tous les cas, la volonté est parfaitement incapable de produire ce qu'on attend d'elle, lors même qu'elle le voudrait, tout simplement parce que nous ne sommes pas à disposition de nous-même. La liberté ne peut viser qu'à la longue restauration d'une identité abîmée, non à sa transformation immédiate par un diktat de la volonté, mais cette restauration ne peut se faire sans aide. C'est là la limite que rencontre inévitablement les pratiques pédagogiques qui obéissent à une temporalité (relativement) courte, et non à la prise en charge de l'enfant dans la longue durée et qui demande des compétences particulières. Or il est notoire que les enseignants ne sont nullement formés à cette tâche. L'élève perturbateur, indiscipliné, qui ne fait pas ses devoirs, et défie l'autorité, etc. sera exclu de la classe (temporairement ou définitivement) et non pris en charge par l'institution, l'exclusion aggravant le processus de désocialisation et, potentiellement, de violence. Aussi face aux phénomènes de violence scolaire, on ne peut pas ne pas se poser la question des finalités de l'école, et des moyens qui lui sont accordés pour réaliser ses fins (transmission du savoir, apprentissage des normes de la vie sociale, etc.). Il est des cas où les moyens de la pédagogie traditionnelle se montrent totalement inefficaces. Mais là où le problème de la justice sociale se pose de façon cruciale, c'est que ce sont généralement les enfants les plus fragiles, les plus vulnérables, qui sont incapables de s'adapter et de se conformer aux normes et aux exigences de l'institution scolaire. Or, qu'on le regrette ou non, ce n'est pas une politique de sanction, de répression ou d'exclusion qui constitue la réponse appropriée à ces problèmes. C'est là pour l'école une manière de se défausser, une hypocrisie cruelle dont aucune société décente ne devrait pouvoir s'accommoder. Il faut pourtant aller plus loin.
Les difficultés que l'institution scolaire rencontre face à la violence des plus vulnérables est une conséquence inaperçue de l'idée de contrat sur laquelle elle repose plus ou moins implicitement. Or le défaut principal des doctrines du contrat, c'est qu'elles n'admettent pour protagonistes que des individus déjà adaptés aux normes sociales et capables d'agir conformément à ce qu'elles exigent de chacun (comme sujets rationnels, responsables, autonomes, etc.) Or ce présupposé a des conséquences sacrificielles considérables envers ceux qui ne sont pas en mesure de « jouer le jeu » et qui, dès lors, ne peuvent être qu'exclus du système. N'y a-t-il pas quelque chose de profondément injuste à faire de cette capacité d'adaptation un préalable, et non une fin à viser quelles qu'en soient les difficultés et le prix, sans doute, élevé à payer ?

samedi 7 novembre 2009

Don Juan, le refus du repentir

Wilhem Furtwängler dirige, en 1954, l'orchestre du Festival de Salzburg dans la scène du Commendatore du Don Juan de Mozart. Le rôle titre est tenu par Cesare Siepi qui fut un des plus grands interprètes de cet opéra :

A voir et à écouter également, l'interprétation de Ruggero Raimondi dans le film magnifique de Joseph Losey (1979). L'on a ici l'avantage de lire les sous-titres en anglais. L'orchestre de l'Opéra national de Paris est placé sous la baguette de Lorin Maazel :


J'ai beau connaître cet opéra à peu près par coeur, je n'ai pu m'empêcher de visionner ces extraits des dizaines de fois. Mozart met en musique la force d'âme de Don Juan, son refus du repentir, l'affirmation rebelle de sa liberté, avec une telle beauté et une telle intensité qu'elle prend une dimension dramatique presque métaphysique, si c'est le terme qui convient.

jeudi 5 novembre 2009

Une classe divisée

Au lendemain de l'assassinat de Martin Luther King, Jane Elliot, une maîtresse d'école de la petite ville rurale de Riceville aux Etats-Unis, voulut faire comprendre à ses élèves ce que signifie la réalité et l'injustice de la discrimination raciale. Comme il lui était impossible de le leur expliquer de façon purement intellectuelle et qu'ils n'avaient aucune idée de ce que c'est que d'être traité de "négro", elle conçut et mit en oeuvre, en avril 1970, une petite expérience toute simple. Aux élèves de sa classe de primaire, elle affirma, le visage sévère, avec autorité, que les enfants aux yeux bleus sont "supérieurs", plus intelligents et meilleurs, que les enfants aux yeux marrons. Aux premiers furent donc attribués divers privilèges (l'autorisation de se reservir à la cantine et de jouer quelques minutes de plus à la récréation), alors que les seconds furent mis dans une position d'infériorité, obligés, par exemple, de porter un foulard bleu les rendant visibles aux yeux de tous et interdits de prendre de l'eau au même distributeur. Elle leur expliqua en outre que la couleur des yeux était dûe à la mélanine qui affecte également l'intelligence. Il fallut moins de quinze minutes pour qu'entre ces enfants qui jusque là étaient de parfaits camarades s'établissent des relations d'arrogance et d'hostilité. Le lendemain, la maîtresse avoua qu'elle s'était trompée et que ce sont les enfants aux yeux marrons qui sont supérieurs à ceux ayant les yeux bleus. Les rôles furent immédiatement renversés et ceux qui avaient été dénigrés se mirent à leur tout à rejeter et à mépriser les enfants du groupe opposé. L'expérience était en train de tourner au drame. A la grande surprise de leur maîtresse, les enfants avaient à chaque fois totalement adopté et "internalisé" l'image qui leur avait été assignée et dans cette classe où régnaient jusqu'alors l'amitié, la franchise et la confiance apparurent, à tour de rôle, des sentiments d'hostilité chez les uns et des conduites de timidité, de repli et dépression chez les autres. Ce sont jusqu'aux résultats scolaires des uns et des autres qui furent affectés. Lorsque la maîtresse les réunit enfin de nouveau et leur expliqua ce qui s'était passé entre eux - de fait, ce petit jeu malsain ne pouvait durer plus longtemps - les enfants comprirent ce que signifie concrètement la réalité de la discrimination, quels en sont les effets psychologiques désastreux sur ceux qui en sont victimes lorsqu'ils sont jugés à la couleur de leur peau comme eux-mêmes l'avaient été à la couleur de leurs yeux.
Dans son récent livre, publié en 2008, The Lucifer Effect, Philip Zimbardo revient sur cette expérience, y voyant une parfaite illustration de ce qu'il appelle "la vulnérabilité situationnelle" des individus : comment des individus "bons", en l'occurrence de charmants enfants, peuvent être manipulés et transformés, par certaines dynamiques sociales perverses, en individus hostiles et mauvais.
L'expérience avait été filmée et elle fut présentée, quatorze ans plus tard, en 1985, aux protagonistes de cette pièce maléfique, leur demandant comment ils l'avaient vécue à l'époque et quelle leçon ils en avaient tirée. Mais le plus étonnant, c'est que l'exercice fut répété avec d'autres adultes, aboutissant à des résultats similaires : les hommes et femmes appartenant au groupe des yeux bleus étaient rejetés, méprisés et ouvertement humiliés par ceux du groupe valorisé, les yeux marrons. La manipulation orchestrée par Jane Elliot avec une totale maîtrise, une autorité imperturbable, à certain moment même avec une colère remarquablement simulée, fonctionnait parfaitement.
Les différentes vidéos peuvent être visionnées à l'adresse suivante :
  • www.pbs.org
    Pour de plus amples détails, voir l'article sur Wikipédia :
  • http://en.wikipedia.org
  • mercredi 4 novembre 2009