On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 31 octobre 2009

Le mariage homosexuel

Débat sur le mariage homosexuel, organisé par l'Ecole de droit de l'Université de Chicago. Les arguments pour et contre dans le cadre d'une démocratie libérale et pluraliste sont présentés par les professeurs Mary-Ann Case, Martha Nussbaum, David Strauss et James Madigan, représentant la communauté gay.
Un des arguments généralement présentés attache le mariage à la procréation. Mais il n'existe nulle règle juridique qui attache l'un à l'autre. Au reste, l'argument de l'infertilité ne tient plus, du fait des possibilités désormais offertes par les techniques de procréation médicalement assistée. L'autre argument, souvent entendu, est que le bien des enfants recommande qu'ils soient élevés par un homme et une femme, mais il n'a rien de convaincant, les preuves empiriques faisant défaut. Quant à l'affirmation que le mariage homosexuel transgresse une loi naturelle, il ne tient pas non plus, puisque le mariage est d'abord une institution sociale et "culturelle" qui n'a rien d'une donnée inscrite dans l'ordre des choses. Reste le poids des coutumes, de la tradition, des préjugés, de représentations qui pourtant ne sont pas à mépriser puisqu'ils forgent aussi les être sociaux que nous sommes. Mais d'argument de fond qui soit rationnellement irréfutable, à moins d'adhérer à une croyance religieuse, il n'en existerait pas.
Peut-être aucun sujet n'exprime-t-il davantage la pluralité des conceptions du bien que les sociétés libérales doivent respecter, quoiqu'il ne soit guère aisé de trouver, en cette affaire, un consensus raisonnable sur lequel les individus puissent se mettre d'accord. Resterait à s'en remettre à l'évolution des mentalités qui sauront bien un jour accepter ce qui aujourd'hui répugne encore au plus grand nombre...
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  • mercredi 21 octobre 2009

    Brèves réflexions sur l'esprit de la biotechnologie

    Voici donc la version définitive de l'article "Accepter le donné, maîtriser le vivant ? Brèves réflexions sur l'esprit de la biotechnologie" que j'avais présenté dans une forme antérieure en cours d'élaboration. Merci à tous ceux qui m'ont laissé des messages. J'ai essayé dans la mesure du possible de tenir compte de leurs remarques et critiques.
    "L'égalité des capacités physiques et intellectuelles, serait-elle artificiellement obtenue, ne vaudrait-elle pas mieux que l'inégale distribution des talents et des dons par la nature, la fortune ou par Dieu ? Cette inégalité n'est-elle pas la forme première de l'injustice que l'art humain – en particulier l'art politique – et la technique doivent s'efforcer de corriger conformément à l'idéal démocratique d'égalisation des conditions ? Qu'y a-t-il donc de répréhensible en soi dans le développement et la mise en oeuvre de ces moyens nouveaux que l'ingéniérie du vivant, la maîtrise croissante du génôme humain et la médecine procréative mettent à notre disposition et dont les progrès à venir sont presque sans limites ? Les couples infertiles ont désormais, avec les méthodes de procréation médicalement assistée, la possibilité de vaincre un obstacle naturel auquel ils étaient appelés jusqu'à présent à se soumettre avec une tranquillité toute stoïcienne. Les recherches sur les cellules souches embryonnaires humaines (CSEh) et la thérapie cellulaire nous donnent l'espoir de guérir dans un futur proche des maladies génétiques graves ou de réparer le fonctionnement défaillant des organes. Notre intelligence, notre mémoire, nos muscles pourront être génétiquement développés par toutes sortes de moyens qui améliorent nos capacités.
    C'est à peine si nous pouvons envisager les progrès remarquables en médecine qui s'annoncent dans un futur proche en vu de rendre l'existence humaine moins dépendante des infortunes de l'existence et de la loterie de déterminations génétiques non choisies. Bien des problèmes se posent, il est vrai, généralement de nature éthique. Le recours aux « mères porteuses » est-il ou non moralement acceptable ? Le diagnostic prénatal n'ouvre-t-il pas inévitablement la porte à des pratiques sociales et individuelles de type eugéniste ? Est-on en droit de cloner des embryons uniquement pour en extraire des cellules souches réparatrices ou bien celles-ci ne peuvent-elles être tirées que des embryons surnuméraires qui ont échappé à un projet de fertilisation in vitro, quoique dans les deux cas les embryons surnuméraires seront détruits par la suite ? Et que penser du danger de marchandisation des gènes, réduit à un matériau, tels l'uranium et le pétrole, alors que d'énormes intérêts financiers sont en jeu ? Plus généralement : ne sommes-nous pas pris dans le vertige d'une séquence cumulative quasi inexorable dont la vitesse et la démesure défient toutes nos catégories morales anciennes – de fait, tel est bien le cas – et qui exigerait que nous prenions le temps de la réflexion, que nous suspendions, le pourrait-on, la course effrénée du progrès, que se calment un moment la compétition des intelligences, les luttes étatiques de puissance et, surtout, la fureur des appétits économiques ? Ces menaces et ces dangers doivent être pris en considération avec sérieux, avec prudence, avec sagesse – toute personne douée d'un peu de bon sens en conviendra -, mais est-on pour autant justifier à considérer le développement de l'ingéniérie génétique comme un processus inévitable de dénaturation, de réification et de deshumanisation de l'homme ? Telle est la question cruciale.

    Inutile d'être un prophète de malheur

    Si les instances et les principes moraux et religieux traditionnels font défaut, qu'à cela ne tienne ! nous trouverons d'autres lieux de réflexion et de délibération, nous inventerons d'autres modes de régulation. Il y a toujours eu des hommes apeurés pour s'inquiéter des conséquences du progrès et recommander le maintien de l'ordre ancien. Ceux qui aujourd'hui brandissent l'inquiétude de nouveaux fléaux, qui plaident pour l'arrêt, le moratoire, qui n'ont que le principe de précaution à la bouche, qui se font prophètes de malheur et ne raisonnent qu'en termes de catastrophe, en quoi sont-ils autre chose que de mauvais coucheurs et des oiseaux de mauvais augure ? Ainsi parlent les découvreurs intrépides de ces nouveaux territoires de la science et de la technologie du vivant avec cette confiance - l'histoire ne leur donne pas toujours tort - qu'en dernier ressort les hommes sont toujours assez intelligents pour conjurer les périls qu'ils dressent eux-mêmes sur leur chemin. Ainsi en était-il hier. Pourquoi en irait-il différemment demain ? Ce n'est pas qu'il s'agisse d'ignorer les difficultés diverses (politiques, juridiques, éthiques), parfois extrêmement complexes, qui se posent, mais est-on justifié à ouvrir une sorte de nouveau procès en sorcellerie contre les moyens que le génie génétique et la médecine mettent à notre disposition afin d'améliorer les capacités et la santé des hommes, au prétexte que des abus inacceptables sont ainsi rendus possibles ?
    L'argument, aussi brièvement résumé soit-il, n'a rien d'imbécile et il n'est pas de raison de le mettre au compte d'une inconscience – dans l'hypothèse la plus clémente - qui tiendrait du déni de réalité. Cet argument répond à l'éthique même du savant qui est d'avancer toujours plus avant dans la connaissance et la maîtrise des phénomènes, nonobstant les convictions et les croyances qu'il est appelé à heurter, voire les dérives potentiellement dangereuses que ses découvertes exigent d'envisager et de conjurer. Mais telle n'est pas la tâche qui lui incombe. Ce sera là l'affaire du législateur, sinon des individus eux-mêmes.
    Admettons que nous ne soyons guère désireux de partager ces discours de la peur et de la catastrophe programmée, néanmoins se pose la question du jusqu'où ? Non pas celle de la mesure, mais celle de la limite : y-a-t-il en l'homme quelque chose qu'il faudrait à tout prix préserver, qui, disparaitrait-elle, nous ferait perdre une « valeur » infiniment précieuse ? La réponse que je voudrais brièvement esquisser ici est la suivante : quels que soient les progrès de l'ingéniérie génétique et les capacités thérapeutiques ou bien d'optimisation de l'espèce humaine qui nous seront offertes à l'avenir, lors même qu'elles seraient éthiquement défendables et juridiquement encadrées ce qui, avant toute chose, doit être préservé, c'est la perception de notre faiblesse, le sentiment de la contingence de notre existence, c'est-à-dire la conscience intime de la vulnérabilité humaine, la nôtre et celle des autres. Or, le problème fondamental, c'est que l'esprit – la tonalité existentielle, dirais-je - qui anime les progrès en génétique et en thérapie cellulaire va, du moins potentiellement, à l'encontre de ce sentiment.

    Ce donné qui nous précède

    On dira qu'il n'est pas juste de faire porter cette inquiétude sur la biotechnologie principalement. Elle seule pourtant concerne l'homme lui-même et non la nature qui depuis trois siècles est devenue l'objet de notre maîtrise technicienne. La nature est extérieure à nous, quels que soient les liens profonds qui nous relient à elle. Lorsque la physique, la chimie, s'efforcent d'en découvrir les lois, lorsque les applications de ces sciences nous donnent une meilleure connaissance de la raison des phénomènes naturels, nous permettant ensuite de les modifier et de les contrôler, c'est toujours à une realité qui n'est pas humaine que nous nous adressons. Avec la thérapie cellulaire et les techniques génétiques, il en va autrement. Nous devenons le sujet et le matériau de nos propres recherches et des applications techniques auxquelles celles-ci donnent lieu. Ce sont à nos capacités que nous touchons, c'est elles que nous faisons entrer dans la sphère du contrôlable, du maîtrisable, du transformable et du reproductible, dans la sphère économique du marché également. La question n'est pas de savoir si c'est pour le pire. Dans le fait, c'est parfois pour le meilleur. Mais si tout en nous, nos limites physiques et intellectuelles, pourquoi pas affectives, peuvent être améliorées, par quelque technique d'intervention et de manipulation – de là, l'immense différence avec les fins de l'éducation qui visent également à l'amélioration - si nous sommes ce que nos gènes font de nous, et que ces gènes peuvent être modifiés, les nôtres, ceux de nos enfants à venir aussi, ce n'est pas seulement le danger d'eugénisme qui se profile – il est pourtant bien réel -, c'est le sens même de notre identité propre qui se dissout et se perd dans le fantasme de l'être indéfiniment perfectible et dans la réalité de l'être qui sera toujours désespérément défaillant.
    Pour le dire en bref, l'identité psychique ne peut se constituer de façon (relativement) saine et stable que par rapport à un donné, que dans la conscience d'appartenir à quelque chose qui nous précéde : le corps qui se forme progressivement en nous, les capacités qui sont les nôtres et qui se seront, on l'espère, développées grâce à l'éducation que nous avons reçue, mais aussi la société à laquelle nous appartenons et dont les coutumes, les institutions, l'histoire et la langue étaient là avant nous. Toutes ces déterminations biologiques, psychologiques, culturelles (au sens large), qui font partie de nous-mêmes et qui nous constituent peuvent être travaillées, améliorées, développées par nos propres soins et par ceux des autres – c'est ce que nous faisons pour nous-mêmes, en tant qu'individus et en tant qu'acteurs de la vie collective, et nous le faisons plus encore pour nos enfants -, mais elles ne sont pas à notre disposition à la manière d'un mécanisme ou d'une construction qu'un architecte ou qu'un techicien pourrait transformer à sa guise. De fait, il y a bien des différences entre les pratiques du pédagogue et celles de l'ingénieur. Ajoutons, qu'il n'y a rien de plus dangereux, en général, que d'ignorer en l'homme la part de donné, de contingence et d'imperfection qui est inséparable de sa condition d'être fini et d'homme libre. Le projet de reconstruire tout ce qui est humain selon un plan de perfection rationnelle qui éliminerait ce qui échappe à la maîtrise et au contrôle est toujours potentiellement funeste. En politique, ce genre d'utopie engendre les pires systèmes totalitaires. S'ils se réclament du bien, c'est toujours à la violence qu'ils ont recours. Et le malheur les accompagne aussi sûrement que la nuit succède au jour.

    Compassion et vulnérabilité

    Si d'aventure devait être entamée la conscience que notre corps (en particulier notre patrimoine génétique) n'est pas à notre disposition – pour une personne, être un corps vivant naturel ne signifie pas qu'il le possède -, plus gravement encore, si devait se développer la croyance que notre identité, ce que nous sommes, c'est d'abord et avant tout ce que nos gènes ont prévu de nous, et qu'ils peuvent être modifiés, reparés, améliorés en vu de nous rendre plus performants (dans tous les domaines), les conséquences seraient imprévisibles. Nos capacités humaines pour se réaliser, se développer et fleurir dans la connaissance, dans la réalisation des talents de chacun, dans la relation aux autres aussi et l'amour tout particulièrement, doivent être les nôtres - les miennes, les tiennes - pas celles d'un être génétiquement manipulé, modifié, programmé, que la biotechnologie pourrait éventuellement produire. La réalisation de soi dans l'idée que nous faisons d'une « bonne vie », d'une vie d'homme accompli et digne de ce nom en relation avec les autres, n'a rien à voir avec la représentation et la fabrication d'un individu réduit à son matériel biologique. Au reste, le résultat sera toujours déficient par rapport à cette imagination, engendrant bien plus de déception, d'insatisfaction, de frustration et de ressentiment que de joie et de bonheur. On le voit déjà dans le domaine de la procréation. L'enfant programmé – viendrait-il finalement au jour, ce qui est loin d'être toujours le cas - ne sera jamais aussi beau, parfait, intelligent, etc. qu'on l'aurait voulu. Quant à l'enfant qui aura échappé à la compétence des techniciens, comment pourra-t-on le reconnaître, le respecter et l'aimer tel qu'il est ?
    Telle est la deuxième conséquence avec laquelle il faut compter. Comment éviter que la biotechnologie, du fait de l'esprit de maîtrise qui l'accompagne et qu'elle contribue à alimenter, engendre des représentations d'exclusion, puis des conduites de rejet, à l'égard de ceux qui ne sont pas conformes à la norme sociale et « technique » en vigueur, en particulier à l'égard des handicapés physiques et mentaux ? Sans doute pourra-t-on réparer leurs dysfonctionnements à l'avenir. Mais entre temps, seront-ils considérés comme des personnes humaines à part entière ? Auront-ils seulement leur place dans un monde où de telles déficiences devraient être éradiquées ? Plus généralement, l'esprit de l'ingénérie génétique, la « technicisation de la nature humaine », conduit à émousser le sentiment de compassion que nous éprouvons pour les autres, surtout lorsqu'ils sont dans l'épreuve ou les difficultés, ou qu'ils sont affectés d'infirmités graves. La compassion et l'empathie reposent sur le sentiment d'une vulnérabilité humaine partagée, qui est bel et bien notre lot à tous. La vulnérabilité ne désigne pas seulement la fragilité qui nous expose tous naturellement à la maladie, à la souffrance, ultimement à la mort. Elle désigne une capacité affective, originaire, spontanée, qui fait que ce qui arrive aux autres, à nos proches mais pas seulement, nous touche, nous concerne, nous pousse à sortir de la considération et de la poursuite de nos intérêts propres. A l'inverse, la fabrication technicienne de l'humain favorise l'idéologie individualiste de la performance, du sans défaut et du succès qui, fondamentalement, ne peut laisser émerger cette empathie dont procède pour une bonne part notre sens moral et le lien qui se tisse dans la vie sociale.

    La part du don

    Il n'est peut-être pas totalement déraisonnable de faire confiance au sens de la responsabilité des hommes, à leurs capacités de faire face aux défis de tous genres qui se posent à eux et de poser des principes et des règles protecteurs de la dignité humaine. Mais il est moins sûr qu'avec les progrès actuels des biotechnologies soit préservé ce sentiment de la vulnérabilité sans lequel il ne saurait y avoir de compassion pour les autres, en particulier pour les plus démunis et les moins favorisés, ni conscience du caractère infiniment précieux de la vie qui nous a été donnée et qu'il nous appartient de préserver en commun.
    Ultimement, la distinction traditionnelle entre le naturel et le fabriqué doit être sauvegardée si l'on veut que chaque personne soit perçue et respectée comme un être unique et irremplaçable, un sujet qui n'est pas le produit d'une chaîne de causalités, moins encore d'un « programme » conçu par d'autres, mais, comme l'explique Hannah Arendt, un « commencement ». Tel est le miracle de la natalité qu'elle relève de la nouveauté et échappe au déterminisme et à la planification. C'est avec cette part de hasard, de contingence – et pourquoi ne pas le dire ? de don - que se forme, sa vie durant, un être libre, ayant pour tâche de réaliser ses capacités les plus hautes et de vivre avec les autres. Sans doute la contingence de l'être que nous sommes provient-elle en partie de notre patrimoine génétique, mais s'il y a là une forme de dépendance (biologique), du moins n'est-elle pas imputable à la volonté d'un autre. Si ce bagage fait partie de l'être que nous sommes et détermine pour une part, mais pour une part seulement notre avenir, ce n'est pas à la manière dont une fabrication est le produit d'une intention technicienne. Bien des problèmes se posent ici et on peut aisément envisager de fortes objections. L'important, sur quoi je voudrais insister pourtant, c'est la nécessité anthropologique de maintenir la conscience que la vie humaine nous est d'abord et avant tout donnée. Les talents et les capacités qui les nôtres, comme ceux de nos proches, de nos enfants, des autres en général, ne sont pas le résultat d'un contrôle et d'une maîtrise. C'est parce que nous les avons reçus – aussi désireux puissions-nous être d'être plus doué – que nous devons les chérir et les faire croître. On aura donc compris qu'il ne s'agit pas de ne rien faire, de ne pas se soigner, de ne pas élever ses enfants, de ne pas travailler au développement de ses propres capacités. Mais il y a d'abord quelque chose qui nous échappe et que nous recevons, dont procèdent, comme le note le philosophe américain, Michael Sandel, les sentiments de responsabilité, d'humilité et de solidarité. Saint Paul pouvait bien s'exclamer « Qu'as-tu que tu n'aies reçu et si tu l'as reçu, pourquoi fais-tu comme si tu ne l'avais pas reçu ? », il n'est pas nécessaire de donner un fondement religieux à ce sentiment originaire que nous ne sommes pas à l'origine ni la cause de tout ce qui nous advient et de ce que nous sommes. La conscience du don, en somme, plutôt que l'hubris de la maîtrise (avec ses excès d'attentes, de choix parfois insolubles, de revendications, jusque dans les formes juridiques de nouveaux « droits », de déceptions finalement). Quels que soient les progrès à venir du génie génétique, ceux-ci n'excluront jamais l'échec (total ou relatif) qui est inhérent à toute activité humaine, mais au lien que nous puissions accepter cet échec comme un donné avec lequel il faut bien compter – ce qui ne dépend pas de nous, qui nous advient et que nous devons assumer et surmonter - il nous deviendra proprement insupportable. Comment une économie psychique saine, aussi bien individuelle que sociale, pourrait-elle se constituer sous l'emprise de ce diktat fantasmatique de la volonté planificatrice, du contrôle et de la perfection où rien de ce qui leur échappe ne saurait être, je ne dis pas accepté (ou plutôt toléré) mais accueilli, sauvegardé et développé ? Ce que l'esprit du génie génétique abolit, ce n'est pas l'échec – sans quoi, quel progrès resterait-il à accomplir ? - mais la capacité d'y faire face et de l'accueillir comme l'occasion d'une chance. Les dons que nous n'avons pas, les handicaps, les infirmités, les déficiences et les limites de tous ordres qui sont les nôtres, comment pourrions-nous les accepter, en nous et chez les autres, avec humilité, s'ils auraient dû ne pas être, s'ils devaient un jour être perçus comme le résultat d'un programme défaillant ? Sans doute l'argument est-il, à ce stade, trop général. Mais on voit bien qu'il touche, malgré tout, à quelque chose d'essentiel en notre humanité et qui est, peut-être, en péril.
    Nulle existence humaine ne vient au monde sans que ce soit du fait des autres – de ses parents en l'occurrence – mais la vie est, d'abord et avant tout, ce qui se donne et qui s'accueille, non ce qui se fabrique. Estomper cette différence ontologique, c'est porter atteinte à l'identité même de l'espèce humaine et, comme l'explique Habermas, à « la compréhension morale que nous avons de nous-même » en tant que nous sommes « les auteurs sans partage de notre vie personnelle », appelés à respecter les autres comme des êtres égaux de naissance, également fragiles et vulnérables.
    Tirer toutes les conséquences pratiques de cette règle directrice est évidemment hors de portée de notre petite contribution. Au reste, la conscience que l'humain n'est pas du fabricable, du modifiable à des fins de perfectionnement, est encore assez présente dans les esprits (et les politiques publiques) pour éviter que la biotechnologie ne s'égare dans les fantasmes du transhumanisme, pour lequel les contraintes inhérentes à la nature humaine (le handicap, la souffrance, le vieillissement, voire la mort) doivent être surpassées au nom de l'impératif éthique du perfectionisme. Mais pour combien de temps encore ? Dejà des voix se font entendre demandant davantage de liberté dans les recherches et de confiance dans leurs applications. A-t-on jamais vu une science et la technologie qui l'accompagne être durablement entravées dans leurs immenses possibilités (en tous domaines) par des considérations de nature éthique et anthropologique ? Nul doute que la figure libérale du Self made man est promis à un bel avenir, mais sommes-nous sûrs de vouloir le connaître s'il est à craindre qu'il ne puisse devenir notre ami ?

    samedi 17 octobre 2009

    Université

    Je remercie vivement Alain Caillé de m'avoir autorisé à publier l'article suivant qui doit paraître prochainement dans Liaisons sociales Magazine sous le titre : "Université : mort, résurrection ou léthargie" :
    "Habitué depuis quarante ans à une succession ininterrompue de réformes de l’Université qui ne parviennent à passer, par fragments plus ou moins cohérents, que pour autant qu’elles surmontent une succession tout aussi récurrente de grèves et de manifestations, le grand public n’a pas toujours bien perçu ce qu’il y avait de singulier dans les grèves qui ont bloqué pendant plusieurs mois un nombre significatif d’universités l’an dernier en réaction aux décrets d’application de la loi LRU : pour la première fois ce ne sont pas tant les étudiants que les enseignants-chercheurs qui se sont mis en grève, et qui l’ont fait également dans des secteurs peu coutumiers de la chose comme le Droit. Doit-on s’attendre à un retour de ces grèves cette année ? Bien malin qui pourrait le dire. Le plus probable semble être qu’en définitive les présidents d’université, très souvent favorables à cette loi qui, à défaut de véritables moyens financiers, leur laisse les coudées franches pour les projets propres qu’ils pourraient avoir, la mettent de fait en application sans plus guère susciter de véritables réactions chez les grévistes de l’an dernier, épuisés et découragés. Pourtant, outre le fait qu’elle laisse la communauté universitaire profondément démotivée et artificiellement divisée entre décideurs et simples enseignants, cette loi, parce qu’elle n’identifie et n’affronte clairement aucun des problèmes réels de l’enseignement supérieur en France, ne peut que les aggraver. Le problème principal est celui de son éclatement entre l’Université proprement dite, le CNRS, l’enseignement technique supérieur et le système des écoles, petites moyennes ou grandes, privées ou publiques (de plus en plus souvent privées). Est désormais institué un système de vases communicants qui prive de plus en plus les universités de la majorité des meilleurs élèves du secondaire au profit des classes préparatoires, ou des IUT et des BTS. Or cette évolution est catastrophique tant au plan de la démocratisation de notre société que de sa capacité à devenir une véritable « société de connaissance ». Les modalités de recrutement dans les grandes Écoles rendent celles-ci en effet de plus en plus élitistes et réservées aux héritiers. Et, si elles promettent des emplois rémunérateurs, elles ne préparent aucunement à la recherche et à l’innovation. À quoi il convient d’ajouter le fait que la technocratisation paroxystique de l’enseignement et de la recherche comme de leur évaluation, aboutit à une délégitimation croissante de tous les savoirs qui s’inscrivent dans le sillage de la tradition des humanités, et qu’avec eux c’est la capacité d’autoréflexion de notre société qui s’étiole. La question qui reste posée est donc celle de savoir si les coordinations et les syndicats opposés à la loi LRU sauront prendre la pleine mesure de ces enjeux, dépasser des prises de position défensives et/ou corporatistes pour se mettre d’accord sur un ensemble minimal de propositions centrales qui permettent d’envisager enfin une véritable refondation de l’Université."

    vendredi 16 octobre 2009

    Henry Sidgwick

    Hortense Géninet vient de publier un ouvrage (disponible en particulier à la librairie Vrin) consacré à la pensée politique de Henry Sidgwick (Henry Sidgwick et la politique moderne dans les Elements Politiques), préfacé par mon ami et collègue René Daval. Cette publication mérite d'être signalée, si rares sont les travaux consacrés à ce grand penseur de l'utilitarisme classique - en France, mais également, quoiqu'ils soient tout de même plus nombreux, dans le monde académique anglo-saxon. The Methods of Ethics (1874) est pourtant l'un plus importants livres de philosophie morale du XIXe siècle.
    Et, quel beau visage, n'est-ce pas ?













  • www.henrysidgwick.com
  • mardi 13 octobre 2009

    Questions de justice sociale

    Cet extrait (traduit par moi) de l'introduction du dernier ouvrage de Martha Nussbaum, Frontiers of Justice (Harvard University Press, 2007), expose les principales raisons de sa critique de la doctrine des droits et du contrat social.
    Ne s'appliquant qu'à des individus rationnels qui participent à part entière aux relations sociales, la tradition contractualiste (jusque chez Rawls) exclut nécessairement tous ceux qui, pour diverses raisons, ne sont pas en mesure d'être des acteurs utiles et "efficaces", au sein d'une société comprise comme un système de coopération en vu de l'avantage mutuel. Son approche, plutôt que sa doctrine, des capacités s'efforce de pallier ce défaut.
    "La plupart des théories de la justice dans la tradition occidentale ont ainsi été coupablement inattentive à l'exigence d'égalité de la part des femmes et aux nombreux obstacles qui se sont dressés, et qui se dressent encore, sur ce chemin de l'égalité. Leur abstraction, quoique précieuse sous certains aspects, dissimulait une incapacité à affronter un des plus sérieux problèmes qui se posent. Se préoccuper comme il convient du problème de la justice des sexes a de considérables conséquences théoriques qui impliquent de considérer la famille comme une institution politique et non comme une part de la « sphère privée » qui est l'abri de la justice. Corriger les omissions des doctrines précédentes ne consiste pas à appliquer de bonnes vieilles théories à un nouveau problème : c'est leur structure théorique qu'il convient de redresser.
    Il est aujourd'hui trois problèmes de justice sociale qui ne sont pas résolus. Or la négligence dont les théories existantes témoignent à leur endroit rend celles-ci particulièrement problématiques. (Nul doute qu'il reste d'autres problèmes semblables que nous n'avons pas encore aperçus.) Le premier problème tient à l'obligation de faire justice aux êtres qui ont des déficiences physiques ou mentales. Ces individus sont des individus à part entière, mais ils n'ont toujours pas été inclus dans les sociétés actuelles comme des citoyens, sur la base de leur égalité avec les autres citoyens. Etendre l'éducation, les soins de santé, les droits politiques et les libertés, et attribuer, plus généralement, une citoyenneté égale à de tels individus, apparaît comme un problème de justice, et même l'un des plus urgents. Le fait que la solution de ce problème exige une nouvelle façon de penser qui est le citoyen et une nouvelle analyse de la coopération sociale qui ne soit pas centrée sur l'avantage mutuel ; le fait qu'elle exige d'insister sur l'importance du soin (care) comme un bien social premier conduit, non pas simplement à une nouvelle application des anciennes théories, mais à une reconfiguration de leur structure théorique.
    Deuxièmement, c'est un problème urgent d'étendre la justice à tous les citoyens du monde, de montrer – au moins théoriquement - comment nous pourrions réaliser un monde qui soit juste dans son ensemble ; un monde dans lequel les hasards de la naissance et de l'origine nationale ne faussent pas, à l'avance, les chances de la vie des hommes. Parce que toutes les doctrines occidentales majeures de la justice sociale partent de l'Etat-nation comme de leur unité de base, il est vraisemblable qu'on ne pourrait envisager correctement une solution à ce problème qu'en établissant de nouvelles structures théoriques.
    Enfin, nous devons faire face aux problèmes de justice qui tiennent à la façon dont nous traitons les animaux. Les animaux souffrent douleur et indignité entre les mains des hommes. Cette réalité a souvent été considérée comme un problème éthique, mais il est bien plus rare qu'elle ait été comprise comme un problème de justice sociale. Si nous la considérons ainsi – les lecteurs de ce livre auront à juger par eux-mêmes si notre démonstration a été convaincante – il est clair à présent que ce nouveau problème exige également un changement théorique. Les images de coopération sociale et de réciprocité qu'exigent la rationalité entre toutes les parties devront être rééxaminées, et de nouvelles images d'un genre différent forgées."

    vendredi 9 octobre 2009

    Le bonheur de Celibidache

    Un petit répit dans nos publications et le bonheur de retrouver le bonheur, l'humour aussi, du grand chef, Sergiu Celibidache, dans une répétition du Requiem de Mozart. Quelques images sont extraites de ce merveilleux film, dont je vous ai déjà parlé, "Le jardin de Celibidache" :

    jeudi 8 octobre 2009

    Coopération en entreprise

    Un large extrait de la recension élogieuse du dernier livre du sociologue Norbert Alter, Donner et prendre. La coopération en entreprise (publié aux éditions La Découverte) par Jean Bastien, critique à la revue Nonfiction.fr :
    "Il n’y a pas de coordination sans coopération, ou très limitée, et n’y a pas de coopération sans sentiment, explique Norbert Alter : “les règles, pour être efficaces, supposent que les salariés les investissent de leur être, de leurs engagements affectifs et moraux réciproques, de leur conception et de leur expérience du rapport aux autres.” La théorie du don/contre don permet d’en rendre compte, notamment en restituant la dimension affective des échanges sociaux, où entrent la fierté, la sympathie, la gratitude, etc. On sait que cette théorie suppose trois actions indissociables : donner, recevoir et rendre, qui ensemble créent des liens, qui eux-mêmes permettent la circulation des biens. L’auteur montre sur des exemples et en donnant largement la parole aux salariés qu’il a rencontrés que cette grille, élaborée à l’origine pour expliquer le fonctionnement de sociétés primitives, permet également d’analyser les relations de travail du monde contemporain. Donner est un acte volontaire qui n’est ni obligatoire, ni dicté par la coutume, et qui a une finalité non directement économique. Il suppose un sacrifice (employé ici au sens commun) ou encore une dépense. Le don s’accompagne d’une dramatisation ou d’un soulignement du geste de la part du donateur, auquel répond normalement une manifestation de sympathie de la part du donataire, car le don touche et produit une émotion, explique l’auteur. Enfin, “la gratitude engage le donataire pour une durée illimitée, sans que soient précisés la nature des prestations à fournir en contrepartie du don reçu et le délai dans lequel elles doivent l’être.
    (...)
    L’entreprise tire un grand parti de ces comportements, qui viennent notamment pallier les insuffisances de l’organisation, tout en refusant le plus souvent d’en être redevable aux salariés. Pour cela, elle évite soigneusement de les reconnaître comme des dons et a fortiori de les célébrer (y compris en décourageant les fêtes de toutes sortes que les salariés organisaient fréquemment, il n’y a encore pas si longtemps), allant parfois jusqu’à leur dénier complètement ce statut, même si elle n’imagine pas s’en passer. Alter explique que le management se divise entre un management par l’amont, fondé sur des principes de standardisation et de rationalisation et des critères d’efficacité étroits, et un management par l’aval, qui tolère “des arrangements, l’existence de réseaux et même la transgression des procédures dans la mesure où ces actions permettent de bien travailler et d’être plus efficace qu’en respectant à la lettre les règles de l’organisation”. Confrontés à ce qu’ils perçoivent comme de l’ingratitude, les salariés comptent ou raisonnent, de plus en plus, leur engagement (en prenant plus de distance par rapport à des formes d’adhésion qui étaient autrefois peu ou pas du tout questionnées). Selon leur situation et leur personnalité, ils continuent à donner ou veillent, au contraire, à l’équilibre de leurs échanges. Et ils ciblent l’ensemble de leurs collègues et la collectivité en général ou limitent, à l’opposé, leurs échanges à un petit nombre d’individus, explique Alter, qui distingue ainsi quatre attitudes-types : le don affinitaire, la tentation de l’égoïsme, le don altruiste et la logique nostalgique. Ce qui n’est pas sans poser un problème : les entreprises se privent ainsi, de plus en plus, du bénéfice de tous ces dons, qu’elles mésestiment, en poursuivant, circonstance aggravante, une chimère de mobilisation efficace des salariés, à laquelle elles restent attachées par principe plus que par raison, explique l’auteur. Il va falloir un peu de temps pour assimiler cela, y réfléchir, et essayer d’en tirer les conséquences. Le lecteur pressé pourra lire seulement la conclusion, qui résume magnifiquement l’ensemble du livre."
    L'intégralité de l'article peut être consulté sur le site de la revue :
  • www.nonfiction.fr
  • mercredi 7 octobre 2009

    Prééminence de la vie philosophique

    Petite suite de notre réflexion sur la morale et la contingence :
    Dans la République, en particulier, Platon soutient que la vie la meilleure pour un être humain est la vie du philosophe, celle qui est dédiée à la connaissance et à la contemplation de la vérité : une vie dans laquelle la raison évalue, ordonne et exerce son contrôle et sa maîtrise sur les autres fins de l'existence. La position dans laquelle se trouve placé le philosophe est celle de l'âme affiliée au divin qui se tient en elle même au-delà des limitations et des restrictions sensibles et affectives qu'impose la vie des hommes ordinaires, autrement dit : au-delà de toute forme de contingence. Seule l'activité intellectuelle(noétique) du philosophe est dotée d'une valeur absolue (non instrumentale), et ceci tient au fait qu'elle seule est une activité à la fois pure - choisie pour elle-même, elle a pour objet des paradigmes qui existent en eux-mêmes, sans être mélangés de leur contraire ; stable,les objets de l'intellect étant éternels ; et une activité consacrée à la vérité. Comme on le sait, Platon soutient constamment que les activités qui possèdent de telles caractéristiques seraient choisies par un individu rationnel se plaçant dans la position rationnelle appropriée, c'est-à-dire dans la position du philosophe qui ne considère pas les besoins humains comme faisant partie authentiquement de sa nature, et qui rejette comme dénuées de valeur les activités qui leur sont associées.
    Toutefois, le point de vue platonicien de la perfection n'est pas immédiatement accessible à toute créature qui voudrait l'assumer. C'est une longue et difficile affaire d'apprendre à se détacher de nos besoins naturels et de nos intérêts, et d'agir en conséquence. Le Phédon décrit ainsi la vie entière comme un apprentissage de la séparation de l'âme et du corps, et la République est, pour moitié, un livre consacré à l'éducation, c'est-à-dire à la conversion de l'âme « d'un jour plus ténébreux que la nuit vers le jour véritable » qui doit nous délivrer de notre manière naturelle de voir les choses.
    Ce n'est pas seulement dans le domaine éthique – si tant qu'on puisse à proprement parler d'une « éthique » platonicienne - que le rejet de la contingence, de l'indétermination, de l'instabilité fait sentir toutes ses implications, mais également dans l'ordre de l'ingénierie politique. On s'en tiendra, pour illustrer brièvement ce propos, aux préconisations socratiques, au livre V de la République, concernant la propriété et la famille, ces deux sources notables de conflits. La cité n'éliminera pas tout à fait la propriété ni la famille, mais elle s'efforcera d'éradiquer tout lien parental particulier et toute appropriation personnelle d'un bien qui échapperait à la communauté elle-même : ce à quoi les hommes sont attachés par de profonds liens affectifs et intérêts légitimes.
    Au sens le plus général, la vie du philosophe réalise l'ordre, la stabilité et la connaissance au prix du dépassement et, en réalité, de la négation de tout ce qui relève de la contingence (du devenir) et du particulier (posé dans sa singularité unique). C'est à cette condition qu'une telle vie accède à un bonheur que rien ne vient diminuer - une thèse qui sera radicalisée par la doctrine stoïcienne de
    l'identité de la vertu et du bonheur (qu'Aristote avait partiellement rejetée, introduisant la nécessité de certains biens «extérieurs » en vu du plein accomplissement de la vie bonne – au reste, ces biens ne sont pas seulement extérieurs : une trop grande disgrace physique est aussi un obstacle ).
    Il ne serait guère difficile de montrer à quel point existe une continuité intentionnelle profonde entre les systèmes de pensée qui ont pour trait commun – de Platon à Bentham, en passant par Kant, pour une fois placé aux côtés de ce dernier, les Stoïciens et les disciples d'Epicure – de vouloir mettre les conduites humaines à l'abri de l'inquiétude de l'indétermination, de l'inconstance des désirs et de l'affectivité et, par conséquent, de la contingence. Ce trait leur donne une unité qui ne supprime nullement, bien évidemment, les différences profondes, parfois abyssales, qui les distinguent par ailleurs.

    vendredi 2 octobre 2009

    Platon et la maîtrise de la contingence

    Suite de ma petite réflexion sur morale et contingence que j'ai entreprise dans un billet précédent :
    L'élaboration platonicienne (dans nombre de dialogues) de propositions éthiques radicales est motivée par un sens aigu des problèmes causés par la fortune incontrôlée dans la vie humaine. Le besoin des hommes pour la philosophie est lié leur exposition à la chance et l'élimination de cette exposition est la fin première de l'art philosophique, tel qu'il le conçoit. La conception que Platon se fait de cet art dans le Protagoras diffère sensiblement de la conception exposée dans les dialogues ultérieurs de la période du milieu – en particulier dans la République et Le Banquet– mais son sens de la nature et de l'urgence des problèmes qui se dissimulent derrière la philosophie demeure constant. De même la croyance que ces problèmes peuvent seulement être résolus par un nouveau genre d'expert dont la connaissance conduira la délibération pratique au-delà de la confusion des opinions ordinaires, accomplissant l'aspiration à l'exactitude et à la précision scientifique qui anime celles-ci. Ce qui est ainsi recherché, c'est un contrôle humain croissant de la contingence. A cet égard, deux conceptions divergentes se font face. La proposition socratique, qui accorde une place centrale à la mesure des plaisirs et des peines, est motivée par l'incapacité de « l'art » de Protagoras de résoudre les problèmes urgents qui les concernent tous deux. Le dialogue est une réflexion complexe sur les relations qu'entretient la science avec la question de savoir en quelle manière celle-ci tout à la fois nous sauve et nous transforme, nous permettant d'atteindre ces fins au moment même où elle les transforme profondément.
    Protagoras en niant l'unité des vertus, affirme, contre Socrate, qu'elles sont d'une radicale hétérogénéité (selon la qualité), de sorte que la question de la techné reste en l'état : la pluralité des fins et l'absence de toute mesure quantitative interdit à la délibération pratique d'échapper aux incertitudes et à la confusion des apparences qui ne nous apportent ni paix ni tranquillité. Nous serons sauvé de la contingence de ce qui arrive (de la tukhè) seulement en assimilant la délibération à la science des poids et des mesures, appliquée aux plaisirs et aux peines : « l'art de mesurer est, à ce point de vue, notre sauvegarde » (356e). De là, le principe socratique (que Bentham reprendra plus tard à son compte) de leur commensurabilité (quant à l'excès, au défaut ou à l'égalité) qui seul est en mesure de répondre à son souci fondamental. L'agent moral qui pense selon ces prémisses échappe à la confusion des choix et à l'indétermination : la techné délibérative assure le plein et entier contrôle de ses plans de vie.
    Toutefois, délaissant le critère du plaisir dans les dialogues du milieu, Platon établira clairement que les fins ultimes de la bonne vie ne sont pas les perceptions mais les activités, les activités qui ont une valeur en elles-mêmes, non en fonction des états qu'elles produisent, conduisant ainsi à une révision sérieuse de sa conception de la technè éthique, avant que la question du plaisir ne soit rééxaminée dans les dialogues de la fin, tel le Philèbe.