On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 31 mai 2009

Défense du Père Patrick Desbois

L'historien Edouard Husson répond sur le site en ligne de Marianne aux critiques émises durant l'émission "La fabrique de l'histoire" dont j'ai parlé dans mon dernier billet, et défend la rigueur et l'importance du travail de mémoire fait par le Père Patrick Desbois :

L'Allemagne reconnaît l'importance des recherches sur la «Shoah par balles

Elle a duré trois ans et fait deux millions de victimes. La «Shoah par balles», cet épisode presque inconnu de la Shoah, était menacé par l'oubli. Par ses recherches, Patrick Desbois l'en a sauvé. L'Allemagne vient de marquer une reconnaissance officielle à ses travaux.

"Une nouvelle extraordinaire venue de Berlin ces jours-ci. La République Fédérale d'Allemagne vient de marquer une reconnaissance officielle aux travaux de recherche du Père Patrick Desbois sur la «Shoah par balles». L'enquête d'histoire orale menée depuis cinq ans par ce prêtre hors normes, formé par les regrettés cardinaux Decourtray et Lustiger, pour retrouver les témoins ou les survivants de la Shoah en Ukraine et localiser, ainsi, des centaines de fosses communes renfermant les restes des victimes de la barbarie nazie, sera soutenue financièrement par la représentation du peuple allemand et son gouvernement. Alors même que la crise est là, la République de Berlin ne fléchit pas dans son soutien au travail de mémoire.
Peut-on imaginer un symbole plus fort de la capacité de l'Europe à assumer la page la plus sombre de son passé? L'Allemagne soutient une initiative venue de France et destinée à réparer l'une des plus terribles violences de masse commises dans la partie orientale de l'Europe, celle qui a vu les totalitarismes se succéder.

Une zone encore incomplètement connue de l'histoire de la Shoah
La «Shoah par balles» est à la fois une zone encore trop peu explorée de l'histoire du génocide des Juifs et celle qui pourrait mettre le plus mal à l'aise les Allemands d'aujourd'hui: la Shoah des camps d'extermination est souvent rendue abstraite par le concept de «génocide industriel». On aurait eu affaire simplement à une perversion monstrueuse du goût allemand de l'organisation. La «Shoah par balles» (qui concerne deux millions de victimes sur les six millions du génocide), confronte la société allemande à la réalité d'un massacre sur le terrain, ville par ville, village par village, par des commandos dont les tueurs voyaient leurs victimes quand ils les tuaient.
Grâce aux travaux des historiens menés depuis une quinzaine d'années - en particulier en Allemagne, en Israël, en Pologne - on sait que cette partie de la Shoah s'est déroulée non pas en prélude à l'installation des camps d'extermination mais selon un processus exactement parallèle. La «Shoah par balles» s'est déroulée de l'été 1941 au printemps 1944. L'Ukraine, prise dans ses frontières actuelles, a perdu 500 000 Juifs en 1941; 700 000 en 1942; et encore 300 000 en 1943-1944. Il y a une face «industrielle» et une face «artisanale» du génocide des Juifs par les nazis et leurs auxiliaires collaborateurs. Et les recherches du Père Desbois et de ses équipes d'enquêteurs aident particulièrement bien à la comprendre.
Les institutions allemandes accompagneront donc un effort d'enquête gigantesque, qui s'appuie sur les travaux des historiens et les archives, pour localiser, tant qu'il existe des témoins vivants, les milliers d'endroits, en Ukraine et en Biélorussie (et peut-être demain, si le projet est suffisamment soutenu, en Pologne et en Russie) où l'on a massacré des individus innocents, hommes, femmes et enfants, tombés dans des fosses ensuite laissées à l'abandon pour beaucoup d'entre elles. Les Allemands savent bien que la mémoire de la guerre et de ses victimes doit inclure toute l'Europe, y compris les peuples de l'ancienne Union Soviétique qui ont été victimes de l'attaque militaire la plus massive jamais menée dans l'histoire.

Paris-Sorbonne soutient la recherche du Père Desbois
Je connais le projet du Père Desbois depuis 2005. J'ai d'emblée été impressionné par la convergence des mémoires qu'impliquait sa démarche. On avait un catholique, prêtre de surcroit, allant à la recherche des fosses où des victimes juives du nazisme attendent qu'on leur donne une sépulture et qu'on leur rende leur dignité d'être humain; un descendant d'une famille de résistants allant dialoguer avec des historiens et des experts allemands pour que son travail s'appuie sur le maximum de données fiables; un homme traité en «héros» par les mécènes du Musée de l'Holocauste de Washington mais qui a réussi à convaincre les Américains qu'il faut se débarrasser d'un antisoviétisme primaire et reconnaître l'importance des rapports des comités d'enquête soviétiques de 1944-45 pour compléter sérieusement l'enquête sur la «Shoah par balles».
J'ai été rapidement convaincu par la recherche sur le terrain. Patrick Desbois a un talent inné de chercheur. Il ne quitte pas un lieu où s'est passée une tuerie sans avoir résolu l'énigme que posent souvent, au départ, des témoignages incomplets ou contradictoires. A Busk, en Galicie orientale, il s'est obstiné pendant quatre ans, revenant sur les lieux, cherchant de nouveaux témoins, apportant des archives corroboratives et, pour finir, obtenant le soutien généreux du Mémorial de la Shoah pour que soit effectuée une recherche archéologique, qui est venue valider ce que la recherche patiente avait montré: contrairement à ce qu'avaient pensé longtemps les historiens, faute d'avoir accès à l'ensemble des informations, tous les Juifs de cette bourgade n'avaient pas été déportés à Belzec. Entre l'ancien cimetière juif de Busk et la rivière, dix-sept fosses communes ont été ainsi localisées, que les historiens n'auraient jamais connues sans cette recherche.
C'est en constatant la qualité du travail entrepris que Paris-Sorbonne a commencé, en 2006, à coopérer avec l'équipe de recherche de Yahad. Nous avons fondé le premier séminaire de recherche consacré principalement à l'histoire de la Shoah en Europe orientale. Dans quelques jours, les 15 et 16 juin, un colloque se tiendra, organisé par Yahad, l'association du Père Desbois, avec le Musée de l'Holocauste de Washington, le Collège des Bernardins et Paris-Sorbonne, pour faire l'histoire du premier négationnisme, celui des nazis eux-mêmes qui, à partir du début 1942, ont déterré et brûlé un certain nombre de corps de victimes juives dans le cadre de «l'opération 1005». Ce sera le premier colloque international sur le sujet.

Le premier projet français d'histoire de la Shoah d'envergure internationale
Quand on prend la mesure du travail accompli et de la convergence entre recherche historique et préoccupations mémorielles qu'a permis de réaliser la recherche de Patrick Desbois, le débat de «La Fabrique de l'histoire» consacré cette semaine à la «Shoah par balles» - en l'absence de Patrick Desbois! - apparaissait singulièrement décalé, en tout cas en ce qui concerne la contribution des historiens (il y avait aussi un membre américain du projet d'histoire orale de Steven Spielberg et un réalisateur français de talent qui semblaient très gênés, à la fin, par ce qui est devenu un déballage d'arguments bien peu scientifiques, allant jusqu'à mettre en cause la déontologie des équipes de Yahad)). On nous a expliqué que la recherche du Père Desbois était trop médiatisée, qu'il était scandaleux que son éditeur (Patrick Desbois, Porteur de mémoires, Michel Lafon, 2008) ou le documentariste qui a fait un film sur lui (Romain Icard, La Shoah par balles. L'histoire oubliée) diffusé en 2008, aient misé sur l'effet de nouveauté, de découverte, dans le public.
Quand bien même certains historiens ont eu la chance d'en savoir beaucoup depuis longtemps sur la «Shoah par balles», s'offusquer de ce que les médias aient un jour découvert et voulu faire découvrir à un large public la «Shoah par balles», c'est oublier que le chercheur spécialiste de l'histoire du génocide des Juifs ne vit pas dans une bulle. Il a une responsabilité civique. Et cela ne passe pas avec les générations. Chacune a besoin de s'approprier la mémoire de l'événement. C'est un besoin d'autant plus fortement ressenti aujourd'hui que les survivants et les témoins de l'événement disparaissent et que bientôt se posera la question d'un nouveau type de transmission de la mémoire. De ce point de vue, le projet de Yahad est exemplaire puisqu'il entreprend de rassembler, avant qu'il soit trop tard, dans la région où l'on connaît moins bien l'histoire du massacre, la plus grande quantité possible de souvenirs directs de l'événement pour les générations qui viennent.
Evidemment, toute recherche a ses biais méthodologiques, ses qualités et ses défauts. Mais je trouve bien corporatiste le réflexe consistant à faire comme si les historiens universitaires avaient le monopole du discours historique. La première fois que j'ai entendu parler Patrick Desbois, en 2005, au Mémorial de la Shoah, j'y ai vu un magnifique défi pour l'historien universitaire que j'étais, un défi à relever sur le plan scientifique.
Le contraste entre la réaction maussade, ces derniers temps, de quelques «historiens professionnels» en France et l'accueil enthousiaste fait au projet de Yahad par les chercheurs d'autres pays, comme l'Allemagne et les Etats-Unis, pose aussi, bien entendu, la question de l'ouverture des structures de la recherche, dans notre pays, à l'évolution de la recherche internationale. Un corps de chercheurs qui ne relèverait positivement le défi posé par l'enquête de Yahad révélerait son incapacité à se renouveler.
Il fut un temps où on aurait unanimement fêté, dans la communauté des historiens français, un chercheur autodidacte qui fait preuve d'audace méthodologique. Même si je suis fier que Paris-Sorbonne renoue avec la grande tradition d'ouverture et d'accueil aux innovations de l'historiographie française, j'espère que nous ne resterons pas les seuls à mettre en valeur le premier projet qui met notre pays en tête de l'innovation internationale dans la recherche sur la Shoah, qui nous met pour la première fois au niveau des chercheurs israéliens, allemands ou américains.
Il est vrai que la mauvaise humeur de certains est un hommage indirect au travail de Yahad, qui dérange mais qui nous donne l'occasion de parler de la Shoah dans les médias. Lui reprocher son succès, aller éventuellement jusqu'à lui refuser l''étiquette de chercheur ou d'historien estampillé, c'est une façon paradoxale de dire merci à Patrick Desbois. Pour ma part, je préfère une approche positive, celle d'un dialogue scientifique exigeant avec l'équipe de Yahad; car il ne faudra pas s'arrêter à la collecte des données; il y aura beaucoup à faire pour tirer tous les enseignements des informations recueillies par Patrick Desbois et ses équipes. On aura besoin de bien des concours pour comprendre toutes les implications des découvertes de la recherche de terrain.
Réjouissons-nous, pour finir, de ce que la République Fédérale d'Allemagne reconnaisse officiellement la valeur d'une recherche menée depuis la France au service de la mémoire européenne. A un moment où nos hommes politiques se demandent comment relancer la coopération entre la France et l'Allemagne, il y a là l'illustration concrète d'une coopération concrète entre nos deux pays."

Edouard Husson

  • www.marianne2.fr

    De toute évidence, le débat entre historiens ne fait que commencer. Espérons qu'il ne vire pas à la polémique par médias interposés. Quant aux raisons de l'éviction d'Alexandra Laignel-Lavastine du séminaire qu'elle co-dirigeait à la Sorbonne avec Edouard Husson et Patrick Desbois, nous attendons qu'Edouard Husson s'en explique...
  • vendredi 29 mai 2009

    Peut-on critiquer le Père Patrick Desbois ?

    L'émission "La fabrique de l'histoire", animée sur France-Culture par Emmanuel Laurentin, s'est penchée le 27 mai dernier sur les fortes réserves que nombre d'historiens formulent sur la qualité scientifique des investigations menées par le Père Patrick Desbois sur le massacre des Juifs en Ukraine, ainsi que sur la présentation médiatique d'une prétendue "découverte" qui, en réalité, était fort bien documentée et connue des spécialistes de la question. Patrick Desbois est l'auteur d'un livre qui a fait sensation, Porteurs de mémoires, Sur les traces de la Shoah par balles (Michel Lafon, 2007).

  • http://sites.radiofrance.fr

    La philosophe et historienne, Alexandra Laignel-Lavastine - qui vient de publier la traduction française, accompagnée de notes savantes, de l'admirable ouvrage de Matatias Carp, Cartea Neagra, Le livre noir sur la destruction des Juifs de Roumanie, 1940-1944,(Denoël, 2009) - participait à l'émission. Ayant accompagné, au titre de conseiller scientifique, le Père Desbois dans ses enquêtes sur le terrain en août 2008, elle a également fait part de ses réflexions critiques. A la suite de quoi, a été immédiatement mis fin à son enseignement au séminaire, qu'elle co-dirigeait avec Edouard Husson et Patrick Desbois, "Ecrire l'histoire de la Shoah aujourd'hui" (master 1, master 2 et doctorat) à l'université Paris IV-Sorbonne. Cette décision brutale a déclenché, aux dires de l'intéressée, une avalanche de protestations de la part de la communauté scientifique et de la part de nombreux journalistes français et étrangers.
    Le Père Desbois serait-il donc devenu une icône intouchable ? Est-ce ainsi que doit être conduit en France le débat intellectuel, s'interroge Alexandra Laignel-Lavastine ?
    A suivre...
  • Critique des Bienveillantes

    Suite à la récente publication aux Etats-Unis de la traduction des Bienveillantes de Jonathan Littell, le dernier numéro du magazine Books consacre un dossier qui revient sur ce qu'il appelle "une impasse littéraire". Les rédacteurs m'ont demandé de réagir à la critique nuancée qu'en donne l'écrivain américain, Daniel Mendelsohn, pour lequel l'intérêt du livre est d'abord de s'inscrire dans la tradition française de la littérature de la transgression.
    Les deux documents audio de l'entretien que nous avons eu peuvent être écoutés à l'adresse suivante :

  • www.booksmag.fr
  • mercredi 27 mai 2009

    Moralité ordinaire

    Je tire cet extrait de l'ouvrage du philosophe américain, Alasdair Mc Intyre, que l'on classe généralement parmi les "communautariens", Quelle justice ? Quelle rationalité ? (trad. Michèle Vignaux d'Hollande, coll. Léviathan, Puf, 1993) qui souligne un aspect important de la moralité ordinaire :

    "Dans le cas de l'action humaine, la plupart du temps, dans la plupart des circonstances, les modalités selon lesquelles de bonnes (ou de mauvaises) raisons pour une action ont une influence causale sont celles de la journée ordinaire avec son programme routinier d'activités et d'arrêt d'activité. Cette conception de la journée ordinaire, du mois ordinaire, de l'année ordinaire, etc. est d'une importance capitale pour la compréhension de l'action et et du raisonnement portant sur l'action dans n'importe quelle culture. La structure de la normalité fournit le cadre le plus élémentaire à la compréhension de l'action. Le fait d'agir en accord avec ces structures n'exige pas que l'on donne - ni même que l'on ait - des raisons pour justifier ses actes, sauf dans certains types de circonstances exceptionnelles dans lesquelles ces structures sont remises en question
    (...) Ainsi, dans les conditions habituelles, le fait de justifier ses actes par des raisons spécifiques est exceptionnel, et lorsque cela arrive dans les circonstances normales, ça n'est intelligible qu'en référence ou en opposition à l'arrière-plan des structures de la normalité. C'est le fait de s'éloigner des exigences de ces structures qui requiert l'existence de raisons particulières et leur justification. Par conséquent, une bonne raison pour faire quelque chose est d'abord une raison suffisamment bonne pour faire autre chose que ce qui est prescrit par les structures de la normalité" (p. 27).

    Cette remarque est très juste, je crois. De fait, nous ne passons pas notre temps à justifier, ni à l'endroit de nous-même ni envers les autres, les raisons pour lesquelles nous agissons. Et tant que nos actions s'inscrivent dans la routine de l'existence ordinaire, nous ne soucions guère d'avoir à nous expliquer. Le retour réflexif sur soi ne survient que lorsque quelque épreuve nous déroute et nous oblige à remettre en cause nos convictions. Peut-être du reste est-ce là ce qu'elle a de bénéfique : l'épreuve nous contraint à nous resaisir.
    Notre conformation au cours habituel des choses, aux valeurs partagées en commun - ce que McIntyre appelle "les structures de la normalité" - n'est-elle pas cependant une forme de conformisme qui conduit insensiblement à accepter ce qu'une conscience plus scrupuleuse et attentive nous ferait refuser ? C'est là l'objection majeure que l'on peut faire à la constatation fort juste que fait McIntyre, mais qui n'a rien de normatif. Imaginons que la société dont nous respectons les codes et les valeurs dans la vie de tous les jours soit de nature totalitaire, peut-être et sans doute y adapterions-nous notre conduite sans trop nous poser de questions. Mais serait-ce bien agir ? Il nous faut, malgré tout, maintenir le principe d'une vigilance personnelle, toujours en éveil, toujours critique.
    Les communautariens, comme McIntyre, objectent à la conception d'un sujet libre et autonome, chère aux penseurs libéraux, que l'homme dont ils parlent est un "moi désengagé" (disembedded Self) - pour rependre l'expression de Michael Sandel - une pure abstraction qui ne correspond pas à l'être socialement enraciné que nous sommes avant tout. Mais s'il est vrai que nous sommes liés, et à bien des égards déterminés, par toutes sortes d'allégeances et d'engagements, par des valeurs culturelles qui constituent les schèmes fondamentaux de notre représentation du monde et qui nous précèdent, on ne saurait en tirer la conclusion que nous sommes incapables d'exercer à l'endroit de ces croyances un regard critique et distancé. Une telle mise à distance des principes et des pratiques ordinaires de la société à laquelle nous appartenons, n'est-elle pas ce à quoi nous invite la réflexion ? Et elle présuppose que la notion d'autonomie et de liberté personnelles, s'agirait-il simplement de la liberté de penser sinon d'agir, ne soit pas une pure illusion de l'esprit.
    Si la "haute culture" doit être recherchée et cultivée, ce n'est pas pour nous désengager socialement, c'est afin de nous donner la possibilité d'envisager le monde qui est le nôtre dans ce que Claude Lévi-Strauss appelle un "regard lointain", de pratiquer une sorte de pas en retrait, de pas de côté. C'est parfois la seule issue qui reste à l'individu - le héros kundérien par exemple - lorsque la moralité ordinaire bascule, à l'échelle d'une société entière, dans la violation des droits humains fondamentaux.

    mardi 26 mai 2009

    Vulnérabilité

    La vulnérabilité ne serait-elle pas une catégorie assez "compréhensive", comme on dit en anglais, pour qu'on puisse envisager sous cet angle bien des problèmes qui sont au coeur de la philosophie morale, politique et juridique contemporaine ?
    Notion polysémique s'il en est, la vulnérabilité se rapporte à la passivité, entendue au double sens de la réceptivité comme ouverture ou exposition au monde qui précède toute intentionnalité, mais également de la fragilité comme le vacillement, la faiblesse, voire l'inconsistance de l'être qui appelle une permanente vigilance et une « pratique constituante » (Habermas), qui est aussi bien l'affaire du sujet que des institutions. Ainsi la vulnérabilité se laisse entendre dans un sens plus large et plus englobant que la seule condition du démuni – s'agirait-il d'un autre homme ou, comme pour Hans Jonas, de la nature – qui sollicite notre attention et appelle à la sauvegarde. Non pas d'abord condition de l'autre, mais condition de l'être au monde comprise sous la catégorie de la faiblesse non de la force, qui, par conséquent, invite à la résistance non à la maîtrise technicienne, à la responsabilité non à la domination. La vulnérabilité désigne donc la modalité d'une présence au monde qui est ouverture à la donation de l'autre en tant que disposition à être affecté par sa transcendance irréductible à toute visée représentative et à toute intention, serait-elle morale.
    Après ces considérations très générales qui soulignent la dimension ontologique de la vulnérabilité, voyons les déploiements possibles de cette notion générique dans les domaines spécifiques de la pensée politique, de la morale et du droit afin de montrer sa puissance d'éclaircissement et sa valeur heuristique.
    Tout d'abord, en direction d'un dépassement de l'alternative égoïsme-altruisme qui domine de larges pans de la pensée moderne depuis le XVIIe siècle, en particulier en philosophie morale. Définir l'égoïsme comme la tendance naturelle de l'être à n'aimer et à ne considérer que soi aux dépens d'autrui repose sur l'illusion d'une conception réflexive qui introduit dans le rapport à soi l'élément d'une stratégie calculatrice là où, au contraire, l'être vivant que nous sommes s'éprouve dans une auto-affection qui n'est nullement exclusive du souci d'autrui. On songe à l'articulation amour de soi/pitié chez Rousseau, qui suppose que la nature humaine ne soit plus envisagée dans une perspective théologique radicalement peccamineuse. De là vient la critique chez les théoriciens écossais du sentiment moral de la réduction anthropologique opérée par Hobbes et par les moralistes français du XVIIe, tel La Rochefoucauld, et par Pascal. La présence immédiate à soi et la visée non moins immédiate de poursuivre sa propre conservation n'a strictement rien d'égoïste, au sens ordinaire du terme. Elle désigne la vulnérabilité de l'homme, en-deçà de tout besoin physiologique, en tant que chacun est naturellement l'être le mieux placé pour prendre soin de soi dans les conditions toujours précaires de l'existence humaine. Mais il faut d'emblée ajouter que ce soin de soi est inséparable du souci d'autrui dont les « intérêts » nous intéresse non moins naturellement que les nôtres, pour reprendre les termes d'Adam Smith - ce que les défenseurs de l'égoïsme psychologique, manquent toujours de voir ou contestent radicalement. Autrement dit : la vulnérabilité de l'autre, sur laquelle la pensée morale et, de plus en plus, la pensée politique contemporaines insiste tant, est d'abord et avant tout une vulnérabilité à l'autre (quoique l'altérité soit souvent réduite à la sphère de la « générosité restreinte », comme chez Hume), posée comme fondement pré-éthique, non-normatif et non-cognitiviste de l'obligation morale et de la responsabilité pour autrui. Mais une telle obligation, lors même qu'elle est effectivement désintéressée, n'a rien de sacrificiel, contrairement aux réquisits de la pureté morale, tels qu'ils sont formulés par Fénelon ou Lévinas. par exemple. Cette dimension sacrificielle est un des aspects notables de certains courants de l'éthique moderne qu'il est nécessaire de remettre en cause, ne serait-ce que parce que c'est d'abord à cette conséquence que s'en prend explicitement Rawls dans la Théorie de la justice avec sa critique de l'utilitarisme classique, quoique l'utilitarisme contemporain se soit diversifié dans des conceptions de plus en plus raffinées et complexes, jusqu'à se rapprocher parfois des conceptions proprement déontologiques.
    Précisons que si la philosophie morale moderne depuis Hutcheson accorde une large place aux conduites de bienveillance ou de sympathie, par conséquent à l'altruisme et au désintéressement, cela tient au fait que la moralité ne saurait être pensée seulement à partir du rapport à soi, à la constitution de soi comme sujet moral, elle implique primordialement, du moins pour nous autres Modernes, le souci d’Autrui.

    Vulnérabilité et destructivité

    La vulnérabilité se laisse pourtant décliner dans un autre sens que la passive présence à soi et à autrui dont nous venons brièvement de parler. En direction du mal, elle apporte une clé puissante pour comprendre les conduites humaines de destructivité, lorsque le sujet se laisse prendre par les déterminations situationnelles qui conduisent à la dépersonnalisation de soi, et pas seulement d'autrui. Ce dont ces conduites témoignent, c'est de la propension humaine à agir de façon malfaisante en l'absence de toute intention malveillante, en sorte que la vulnérabilité situationnelle, appelons-là ainsi, nous invite à dépasser l'alternative égoïsme altruisme, liberté déterminisme, et à refonder une pédagogie morale, non sur le postulat de notre propre force – le sujet étant souvent appelé à se poser comme sujet moral autonome, quelle que soit la tension à l'oeuvre entre obéissance inconditionnelle à la loi et évaluation des conséquences - mais sur le principe inverse, bien plus précautionneux et réaliste, de notre propre faiblesse.

    Prolongements politiques

    Il convient ensuite de prendre la mesure de la signification et de la portée politique de cette notion. Tout d'abord parce que la vulnérabilité des individus aux institutions anti sociales destructrices invite à exercer une extrême vigilance à l'endroit de ces mêmes institutions, seraient-elles inscrites dans une société de type démocratique. Aussi responsables les individus soient-ils à l'égard de leur conduite, aussi nécessaire soit-il de maintenir le principe de l'imputabilité de leurs actes qu'aucune excuse – du type de l'obligation d'obéir aux ordres - ne peut atténuer, il n'en reste pas moins que la responsabilité première revient aux institutions elles-mêmes, et bien évidemment à ceux qui les ont mis en place et légitimé, que ce soit par le biais d'une idéologie, d'une argumentation prétendument rationnelle ou d'une casuistique purement juridique.
    Elargissant le propos, il faut également souligner en quelle manière la catégorie de la vulnérabilité nourrit toute une réflexion critique à l'endroit des doctrines libérales de la justice, en particulier lorsqu'il s'agit d'insister sur les différentes formes concrètes de vulnérabilité sociale ouvrant à une théorie intersubjective de la reconnaissance, comme chez Axel Honneth. Une conception purement procédurale et abstraite de la justice, de type rawlsien, a pour défaut premier d'ignorer les conditions concrètes d'existence qui maintiennent les individus dans une humiliation les empêchant d'accéder aux différentes modalités affectives, matérielles et symboliques de la réalisation de soi.
    L’on ne saurait dissocier ce qui vient d’être dit sur la dimension politique de la vulnérabilité de la portée que revêt cette notion en droit.

    En direction du droit

    Que la vulnérabilité soit ici encore un concept opératoire, on peut le montrer lorsque le droit s'enferme dans une conception purement formaliste et positiviste des normes dont les implications sinon nihilistes, du moins relativistes, sont dès lors difficile à réfuter. L'impossibilité, généralement partagée par la plupart des philosophes contemporains du droit, d'en revenir à une conception métaphysique, telle celle que défend Léo Strauss, n'empêche pas que soit tentée une « tierce voie », visant à une fondation délibérative des normes, dans la perspective ouverte par Chaïm Pérelman ou, dans une orientation plus démocratique, par Jurgen Habermas. Bien qu'elle soit « métaphysiquement à la surface » - la formule est de Rawls - la confiance accordée aux vertus du consentement mutuel, à l'argumentation raisonnable et de l'entente langagière est une des solutions les plus fécondes, quoique sujette à bien des discussions, en vu de doter la raison d'une authentique capacité d'institution, de légitimation et de validation des normes. Mais là encore, la fragilité, au plan métaphysique, des normes juridiques ainsi établies n'est pas tant un défaut que la condition de possibilité de leur ajustement en fonction des différents contextes culturels. On le voit s'agissant de la question infiniment discutée de l'universalisation des droits de l'homme et des modalités délibératives imaginées par certains, Charles Taylor par exemple, pour dégager entre les différentes traditions culturelles un consensus minimal sur les droits humains qui soit acceptable malgré le désaccord sur les justifications ultimes de ces normes.
    Une telle procédure qui s'efforce d'échapper à l'alternative entre universalisme et particularisme est rendue possible parce que le propre de la démocratie est d'exercer à l'égard d'elle-même une permanente réflexion sceptique, au sens où elle est le seul type de régime qui s'interroge sur son inachèvement et ne se laisse pas enfermer dans des modalités purement formelles, de type électif. Plus spécifiquement, la nécessité de cette vigilance critique et la conscience de sa propre fragilité sont d'autant plus urgentes lorsque la démocratie verse dans la violation des principes qui la constituent, comme ce fut le cas jusque dans un passé tout récent dans la légitimation de pratiques aussi insoutenables que la torture.
    Dans nos sociétés comme ailleurs, l'étude des droits de l'homme s'appréhende toujours plus utilement à partir de leur violation. Parce que la reconnaissance de l'humanité de l'autre ne va nulle part de soi, le processus de formation d'une communauté d'hommes n'est jamais accompli et elle se déploie sur le fond d'une vulnérabilité qui ne tient pas seulement à la finitude de l'être mortel que nous sommes tous. Ainsi pour Richard Rorty, ce qui unit les hommes entre eux, avant même le langage, c'est la vulnérabilité à la douleur et à ce genre particulier de douleur qu'est l'humiliation et le mépris. La tâche d'établir une société décente, plus encore qu'une société juste, c'est-à-dire une société dont les institutions, au-delà de la garantie des droits, n'humilient pas les êtres, se déploie dans cette perspective humaniste normative qui réoriente les sciences humaines et la philosophie depuis quelques années.
    Réfléchir à la vulnérabilité de l'homme, c'est, en somme, réfléchir à la vulnérabilité de sa place dans le monde, c'est-à-dire à la fragilité de son appartenance à une communauté politique qui seule donne pourtant à l'individu la possibilité de se réaliser en tant que singularité signifiante.

    dimanche 17 mai 2009

    Refonder l'université

    Voici le texte d'un manifeste en vue d'une réformation de ce corps à l'agonie qu'est l'université, rédigé en partie par Marcel Gauchet, Alain Caillé et d'autres encore :

    Préambule

    Il est désormais évident que l'Université française n'est plus seulement en crise. Elle est, pour nombre de ses composantes, à peu près à l'agonie. Qu'on comprenne bien ce que cela signifie. L'Université n'est pas tout l'enseignement supérieur français. Les classes préparatoires, celles de BTS, les IUT (lesquels font formellement partie des universités), et l'ensemble des petites, moyennes ou grandes écoles, publiques ou privées recrutent largement. Mais c'est au détriment des formations universitaires, que les étudiants désertent de plus en plus, et cela tout particulièrement pour les études scientifiques. Le secteur non universitaire de l'enseignement supérieur offre des formations techniques et professionnelles, parfois de qualité, mais parfois aussi très médiocres. Même si la situation évolue depuis quelques années pour sa fraction supérieure (les « grandes écoles »), ce secteur n'a pas vocation à développer la recherche et à donner des outils de culture et de pensée, et guère les moyens humains et scientifiques de le faire. C'est dans les universités que l'on trouve la grande majorité des savants, des chercheurs et des professionnels de la pensée. Pourtant, alors qu'on évoque l'émergence d'une « société de la connaissance », nos universités ont de moins en moins d'étudiants et ceux-ci sont rarement les meilleurs. Une telle situation est absurde. Dans aucun pays au monde l'Université n'est ainsi le maillon faible de l'enseignement supérieur.
    Le processus engagé depuis déjà plusieurs décennies ne conduit pas à la réforme de l'Université française, mais à son contournement. Il ne s'agit pas en disant cela de dénoncer un quelconque complot, mais de prendre acte de la dynamique d'un système à laquelle chacun contribue par ses « petites décisions » ou par sa politique : les étudiants, leurs familles, les lycées, publics et privés, les entrepreneurs d'éducation, les collectivités locales et, in fine, l'État lui-même. Le déclin de l'Université, matériel, financier et moral, est désormais bien trop avancé pour qu'on puisse se borner à repousser les réformes proposées. Si des solutions susceptibles de réunir un très large consensus parmi les universitaires et les chercheurs mais aussi au sein de l'ensemble de la société française ne sont pas très rapidement formulées, la catastrophe culturelle et scientifique sera consommée. Or de qui de telles propositions pourraient-elles procéder sinon des universitaires eux-mêmes ? C'est dans cet esprit que les signataires du présent manifeste, très divers dans leurs choix politiques ou idéologiques, y compris dans leur appréciation de la loi LRU, ont tenté d'identifier les points sur lesquels un très large accord pouvait réunir tous les universitaires responsables et conscients des enjeux. L'enjeu n'est rien moins que de refonder l'Université française en la replaçant au centre de l'enseignement supérieur.

    Propositions
    1. Quant à la place de l'Université

    Une des principales raisons du marasme de l'Université française est qu'elle se trouve en situation de concurrence déloyale avec tout le reste du système d'enseignement supérieur (classes préparatoires et de BTS, IUT, écoles de tous types et de tous niveaux), toutes institutions en général mieux dotées per capita et davantage maîtresses du recrutement de leur public. On touche là à un des non-dits récurrents de toutes les réformes qui se sont succédé en France. Cette situation est d'autant plus délétère que la gestion de l'enseignement supérieur dans son ensemble dépend d'autorités ministérielles et administratives distinctes (l'enseignement secondaire pour les classes préparatoires et les STS, les ministères sectoriels pour les écoles professionnelles diverses), voire échappe à tout contrôle politique. Imagine-t-on un ministère de la Santé qui n'ait que la tutelle des hôpitaux publics ! La condition première d'une refondation de l'Université est donc que le ministère de l'Enseignement supérieur exerce une responsabilité effective sur l'ensemble de l'enseignement supérieur, public ou privé, généraliste ou professionnel. C'est à cette condition impérative qu'il deviendra possible d'établir une véritable politique de l'enseignement supérieur en France et de définir la place qui revient à l'Université dans l'ensemble de l'enseignement supérieur.
    Plus spécifiquement, un tel ministère aura pour mission première de créer un grand service public propédeutique de premier cycle réunissant (ce qui ne veut pas dire normalisant dans un cycle uniforme) IUT, BTS, classes préparatoires et cursus universitaires de licence. Il lui faudra également procéder à une sorte d'hybridation entre la logique pédagogique des classes supérieures de l'enseignement secondaire et des écoles professionnelles d'une part, et celle des universités d'autre part ; c'est-à-dire introduire davantage l'esprit de recherche dans les premières et, symétriquement, renforcer l'encadrement pédagogique dans les secondes.

    2. Quant aux missions de l'Université

    La mission première de l'Université est de produire et de transmettre des savoirs à la fois légitimes et innovants. Assurément, d'autres missions lui incombent également. Elle ne peut notamment se désintéresser de l'avenir professionnel des étudiants qu'elle forme. Elle est par ailleurs responsable de la qualité de la formation initiale et continue qu'elle délivre et de la transmission des moyens intellectuels, scientifiques et culturels à-même d'assurer une citoyenneté démocratique éclairée.
    Deux principes doivent commander l'articulation entre ces différentes missions : d'une part, le souci primordial de la qualité et de la fiabilité des connaissances produites et transmises ; d'autre part, la distinction nécessaire entre missions des universités et missions des universitaires, soit entre ce qui incombe à l'établissement considéré globalement et ce qui incombe individuellement aux enseignants-chercheurs et chercheurs.
    Parce qu'une université doit être administrée, pédagogiquement et scientifiquement, et se préoccuper de la destinée professionnelle de ses étudiants, il est nécessaire qu'elle dispose en quantité et en qualité suffisante de personnels administratifs et techniques spécialisés dans ces tâches. Il incombe en revanche à des universitaires volontaires d'en assurer le pilotage. D'importantes décharges de service d'enseignement doivent alors leur être octroyées.
    Quant au service d'enseignement lui-même, sauf heures complémentaires librement choisies, il ne saurait excéder les normes précédemment en vigueur. De même, le régime d'années ou semestres sabbatiques de recherche, qui est la norme dans toutes les universités du monde, doit être à la hauteur de la vocation intellectuelle de l'Université, et non plus géré de façon malthusienne.

    3. Quant aux cursus

    Il convient de distinguer clairement l'accès à l'enseignement supérieur pour les bacheliers et l'accès aux masters.
    En ce qui concerne l'entrée en licence, il convient de rappeler que le principe du libre accès de tout bachelier à l'enseignement supérieur est, en France, un des symboles mêmes de la démocratie, le pilier d'un droit à la formation pour tous. Il n'est ni possible ni souhaitable de revenir sur ce principe. Mais il n'en résulte pas, dans l'intérêt même des étudiants, que n'importe quel baccalauréat puisse donner accès de plein droit à n'importe quelle filière universitaire. Pour pouvoir accueillir à l'Université les divers publics issus des baccalauréats, il faut y créer aussi des parcours différenciés. Seule une modulation des formations pourra permettre de concilier les deux versants de l'idéal universitaire démocratique : l'excellence scientifique, raison d'être de l'Université, et le droit à la formation pour tous, qui la fonde en tant que service public. Il convient donc à la fois de permettre une remise à niveau de ceux qui ne peuvent accéder immédiatement aux exigences universitaires par exemple en créant des cursus de licence en 4 ans , et de renforcer la formation pour d'autres publics, par exemple en créant des licences bi-disciplinaires qui incarnent une des traductions concrètes possibles de l'idéal d'interdisciplinarité, si souvent proclamé et si rarement respecté. Il convient du même coup que l'Université puisse sélectionner ses futurs étudiants selon des modalités diverses, permettant d'identifier les perspectives d'orientation des étudiants et d'y associer un cursus adapté.
    Une telle modification des règles du jeu universitaire ne peut toutefois être introduite sans qu'elle s'accompagne d'une amélioration substantielle de la condition étudiante en termes de financement et de conditions de travail. Le refus actuel de regarder en face la variété des publics étudiants conduit en effet à leur paupérisation et à la dégradation de leur situation matérielle et intellectuelle au sein des Universités. L'idée d'un capital minimum de départ attribué à chaque étudiant mérite à cet égard d'être envisagée.
    En ce qui concerne les études de master, il est, de toute évidence, indispensable d'instaurer une sélection à l'entrée en première année et non en deuxième année, comme c'est le cas actuellement en application de la réforme des cursus de 2002 qui a créé le grade de master (système « LMD »). La rupture ainsi introduite au sein du cycle d'études de master a d'emblée fragilisé ces nouveaux diplômes, en comparaison des anciens DEA et DESS qu'ils remplaçaient. Il faut également supprimer la distinction entre masters professionnels et masters recherche qui conduit paradoxalement à drainer vers les cursus professionnels les meilleurs étudiants, ceux qui seraient précisément en mesure de mener des études doctorales.

    4. Quant à la gouvernance

    Tout le monde s'accorde sur la nécessaire autonomie des universités. Mais ce principe peut être interprété de manières diamétralement opposées. Sur ce point la discussion doit être largement ouverte, mais obéir à un double souci. D'une part, il convient de ne pas confondre autonomie de gestion (principalement locale) et autonomie scientifique (indissociable de garanties statutaires nationales). D'autre part, pour assurer la vitalité démocratique et scientifique des collectifs d'enseignants-chercheurs, qui forment en propre l'Université, il est indispensable de concevoir des montages institutionnels qui assurent au corps universitaire de réels contre-pouvoirs face aux présidents d'Université et aux conseils d'administration, ce qui suppose des aménagements significatifs de la loi LRU. Il faut, en somme, redonner au principe de la collégialité universitaire la place déterminante qui lui revient et qui caractérise l'institution universitaire dans toutes les sociétés démocratiques. Le renouveau de ce principe de collégialité doit aller de pair avec une réforme du recrutement des universitaires qui permette d'échapper au clientélisme et au localisme.
    Par ailleurs il est clair que l'autonomie ne peut avoir de sens que pour des universités qui voient leurs ressources augmenter et qui n'héritent pas seulement de dettes. En ce qui concerne la recherche, cela signifie que les ressources de financement proposées sur appels d'offre par les agences ne soient pas prélevées sur les masses budgétaires antérieurement dédiées aux subventions de financement des laboratoires, mais viennent s'y ajouter. De manière plus générale, en matière de recherche, il convient de mettre un terme à la concurrence généralisée entre équipes, induite par la généralisation du financement contractuel, lequel engendre souvent un véritable gaspillage des ressources, en garantissant aux laboratoires un certain volume de soutien financier inconditionnel accordé a priori et évalué a posteriori, notablement plus important qu'il ne l'est aujourd'hui.

    Conclusion
    Bien d'autres points mériteraient assurément d'être précisés. Mais les principes énoncés ci-dessus suffisent à dessiner les contours d'une Université digne de ce nom. Nous appelons donc tous ceux de nos collègues et nous espérons qu'ils représentent la très grande majorité de la communauté universitaire et scientifique à nous rejoindre en signant ce Manifeste à l'adresse internet suivante. Celui-ci pourrait servir de point de départ à une véritable négociation, et non à des simulacres de concertation, et être à la base d'une auto-organisation d'États généraux de l'Université.

    Premiers signataires :

    Olivier Beaud, professeur de droit public à Paris II
    Laurent Bouvet, professeur de science politique à l'université de Nice Sophia-Antipolis
    François Bouvier, ancien directeur au Muséum National d'Histoire Naturelle
    Alain Caillé, professeur de sociologie à Paris Ouest-Nanterre- La Défense
    Guy Carcassonne, professeur de droit public à Paris Ouest -La Défense
    Jean-François Chanet, professeur d'Histoire à Lille III
    Philippe Chanial, maître de conférences en sociologie à Paris IX-Dauphine
    Olivier Christin, historien, président de Lyon II
    Franck Cochoy, professeur de sociologie à Toulouse II
    Jean-Pierre Demailly, Mathématicien, Professeur à l'Université de Grenoble I, Académie des Sciences
    Vincent Descombes, philosophe, directeur d'études à l'EHESS
    Olivier Duhamel, professeur de droit public à l'IEP Paris
    François Dubet, professeur de sociologie à Bordeaux II et directeur d'études à l'EHESS
    Pierre Encrenaz, professeur de physique a l UPMC et à l'Observatoire de Paris, membre de l'Académie des Sciences .
    Olivier Favereau, économiste, professeur à Paris Ouest-Nanterre- La Défense
    Marcel Gauchet, philosophe, directeur d'études à l'EHESS
    Bruno Karsenti, philosophe, directeur d'études à l'EHESS
    Philippe de Lara, maître de conférences en science politique à Paris II
    Guy Le Lay, professeur de physique à l'Université de Provence
    Franck Lessay, Professeur à Paris III (Institut du Monde Anglophone)
    Yves Lichtenberger, professeur de sociologie à Paris Est- Marne la Vallée
    Bernadette Madeuf, économiste, présidente de Paris Ouest-Nanterre- La Défense
    Dominique Méda, sociologue, directrice de recherches au Centre de Recherches pour l'Emploi
    Pierre Musso, Professeur de sciences de l'information et de la communication à l'Université Rennes II
    Catherine Paradeise, professeur de sociologie à Paris Est- Marne la Vallée
    Philippe Raynaud, philosophe, professeur de sciences politiques à Paris II
    Philippe Rollet, professeur de sciences économiques, président de Lille I
    Pierre Schapira, professeur de mathématiques à Paris VI, Université Pierre et Marie Curie
    Pierre Sineux, professeur d’histoire, vice-président de l’université de Caen
    Frédéric Sudre, professeur de droit public à Montpellier I, président de la Section 02
    (Droit Public) du CNU
    Michel Terestchenko, MCF/HDR, Université de Reims, IEP d'Aix-en-Provence
    François Vatin, professeur de sociologie à Paris Ouest-Nanterre- La Défense
    Michèle Weindenfeld, maître de conférences de mathématiques, université d'Amiens


    La pétition peut être signée à l'adresse suivante :

  • http://petitions.alter.en.org
  • lundi 11 mai 2009

    Délibération versus domination

    Que la relation politique doive nécessairement être comprise sur le mode de la domination, c'est une thèse dont se démarquent aussi bien John Stuart Mill qu'Hannah Arendt. L'essentiel se trouve dans une conception délibérative du gouvernement représentatif et de la démocratie, une voie qui a été rouverte avec une grande fécondité par Habermas. Cette voie est importante dans la mesure où elle s'efforce de réhabiliter le sens même du politique et d'échapper à l'alternative contrat versus marché, harmonisation artificielle des intérêts versus harmonisation naturelle, du type de celle que prône le libéralisme économique depuis ses débuts jusqu'à donner lieu à sa formulation théorique la plus radicale dans l'oeuvre de Friedrich Hayek. L'idée est au fond que le recours à la raison ne conduit pas nécessairement à des légitimations de la contrainte qui, sur cette base, ouvrent la voie à des ordres potentiellement ou effectivement totalitaires. La raison ne saurait non plus se réduire à la seule rationalité instrumentale dans le cadre d'un monde désenchanté qui nous enfermerait dans le fossé infranchissable entre faits et valeurs. La raison délibérative entend déterminer les procédures de fondation des normes sur la base du consentement mutuel et de l'échange langagier qui, sur le fond de l'acceptation du vide ontologique, restaure les vertus politiques de la rhétorique. Sur ce point s'accordent assez fondamentalement des penseurs aussi différents par ailleurs que Hannah Arendt, Chaïm Pérelman ou Jurgen Habermas. La différence avec la manière dont John Rawls se rapporte à l'idée d'un « consensus par recoupement » (overlapping consensus) pour justifier les principes de base d'égalité et de liberté qui sont au coeur de sa théorie de la justice est assez significative pour être soulignée. Dans le fait, une conception qui serait uniquement procédurale des normes structurant la démocratie ne suffit pas à fonder celles-ci sur une base rationnelle protectrice. Et cela est d'autant plus vrai que le système de Rawls repose sur une anthropologie qui se rapporte au postulat de base de l'égoïsme psychologique, de sorte que certains critiques ont pu contester que sa conception expose une alternative crédible à l'utilitarisme, n'étant au fond qu'une sorte d'utilitarisme généralisé ou, plus précisément, non sacrificiel.
    Dès lors, ce n'est pas sans raisons profondes que la réflexion en philosophie politique contemporaine s'est orientée en direction de la problématique de la fondation des normes, en particulier des normes juridiques, le droit se tenant à l'articulation du politique et de l'éthique.
    Bien que le positivisme normatif ait été défendue de façon puissante par des auteurs aussi influents que Kelsen, les thèses qu'il défend, aussi bien du point des normes juridiques que des normes morales, sont apparues d'autant moins acceptables que, sur cette base, il était impossible d'apporter une réfutation théorique convaincante à l'ordre instauré par les systèmes totalitaires. De fait, on ne peut échapper aux conséquences nihilistes d'une conception purement formaliste, voire culturaliste, des normes à moins de doter la raison d'une authentique capacité d'institution, de légitimation ou de validation. Dans le même temps, aussi bien dans le champ de la réflexion éthique que de la pensée politique, l'immense majorité des penseurs se refusent à suivre le chemin d'une conception métaphysique du droit naturel, telle que Léo Strauss la défend. Ainsi les solutions les plus fécondes se trouvent-elles du côté d'une fondation délibérative des normes faisant confiance aux vertus de l'argumentation raisonnable, et cela d'autant plus qu'on y perçoit une manière de résoudre l'alternative entre un universalisme abstrait (qui ne serait rien de plus que l'expression de l'impérialisme culturel et politique de l'Occident) et le respect de la diversité des systèmes sociaux que réclame le principe de tolérance.

    mardi 5 mai 2009

    Telemann, Aria

    La soprano Tereza Stich-Randall, dont Arturo Toscanini dit un jour qu'elle était "la voix du siècle", chante cette merveilleuse aria de Georg-Friedrich Telemann, "Jesu, komm in meiner Seele" ("Jésus, viens en mon âme"):

    Books sur la torture

    Le dernier numéro du magazine Books publie un dossier sur la torture qui peut être consulté à l'adresse suivante :

  • www.booksmag.fr
  • lundi 4 mai 2009

    Débats sur l'éthique

    Du point de vue anthropologique, un nombre croissant de philosophes sont conduits à remettre en cause la position quasi souveraine qu’exerce le postulat de l’égoïsme psychologique dans la pensée
    moderne, et ce depuis le XVIIe siècle, aussi bien chez Hobbes que chez les moralistes français. L’idée que l’homme ne peut être défini autrement que comme un individu rationnel qui cherche en toutes circonstances à maximiser ses intérêts ou ses préférences, et qu’en dernier ressort il n’existe pas de conduites proprement altruistes qui soient autre chose qu’une manière plus ou moins consciente de réaliser ces fins, en sorte qu’on est amené à affirmer soit que les actions humaines altruistes n’existent pas, soit qu’il est impossible de prouver que des actions apparemment bienveillantes ont réellement le bien d’autrui pour fin ultime et ne sont pas un moyen en vue de la réalisation de fins proprement égoïstes, que l'intérêt poursuivi soit de nature matérielle ou symbolique.
    Que la philosophie morale moderne depuis Schaftesbury et Hutcheson accorde une large place aux conduites de bienveillance ou de sympathie, par conséquent à l'altruisme et au désintéressement, cela tient au fait que la moralité ne saurait être pensée seulement à partir du rapport à soi, à la constitution de soi comme sujet moral, elle implique primordialement, du moins pour nous autres Modernes, le souci d’Autrui.
    La validité du postulat anthropologique dominant mérite d'être posée à nouveau frais, notamment sur la base des recherches contemporaines, menées principalement par des chercheurs et philosophes
    américains, tels David Sober, Elliot Wilson ou Daniel Batson, etc. Les conduites humaines qu’ils ont analysées apportent un puissant démenti à l’affirmation que l’égoïsme est la seule base sur laquelle nous puissions comprendre et prédire les actions humaines, aussi bien individuelles que sociales.
    La conclusion qui s’impose est que la charge de la preuve doit être apportée par le postulat absolutiste ou moniste de l’égoïsme psychologique, et non par l’hypothèse qui intègre la pluralité des motivations humaines mais qui ne sont nullement exclusives les unes des autres. Ou bien l’hypothèse de l’égoïsme psychologique est un postulat dont la validité scientifique peut être testée, en sorte qu’il est réfutable ou bien il s’agit d’une espèce d’a priori infalsifiable qui ne s’expose à aucune réfutation, en sorte qu’il convient d’y voir une simple production idéologique, comme le pense Popper. En faveur de cette dernière hypothèse plaide l'argument que, sur la base de ce postulat anthropologique dominant, nous sommes en réalité incapables de comprendre aussi bien le mal que le bien que font les hommes.
    En direction du mal, les facteurs de la destructivité humaine ne se rapportent pas à une tendance innée à agir en direction de ses intérêts égoïstes, pas davantage à satisfaire des pulsions sadiques, mais à une toute autre tendance qui est la propension, en certaines circonstances, à la docilité, à la servilité, à suivre de façon aveugle une idéologie, à se conformer passivement aux comportements de groupe ou encore à jouer le rôle qu’une institution totalitaire vous confie.
    Bien que les recherches consacrées à ce sujet soient relativement peu connues en France, elles devraient, à mes yeux, figurer au programme d’enseignement aussi bien des lycées que des universités. Car elles nous invitent à réfléchir sur le sens de la responsabilité humaine, en un sens beaucoup plus complexe que la seule imputabilité de nos actions au libre arbitre – une notion à soi seule hautement problématique. En même temps elles ouvrent à une réflexion anthropologique plus large sur la vulnérabilité de l’identité humaine qui doit être affrontée dans toutes ses difficultés. Cette vulnérabilité va bien au-delà du sens que la psychologie lui donne. Elle n'est pas de nature psychologique, en effet, mais bien plus profonde et essentielle. Précisons cependant que la passivité dont il est ici question doit être entendue au sens opposé de la docilité aliénante et de la disposition d'ouverture à l'accueil de l'autre. C'est au sens premier que l'entendait le philosophe américain Ralph Emerson, dans sa critique du conformisme et de l'aliénation. Aujourd'hui, c'est dans l'oeuvre de Lévinas ou dans les récents travaux de Judith Butler (en particulier dans Le récit de soi, PUF, 2007) et de Patchen Markel(Bound by Recognition, Princeton University Press, 2003) qu'on trouve les réflexions les plus pénétrantes sur une véritable ontologie « positive » de la vulnérabilité.
    En direction du bien, le paradigme de l’égoïsme psychologique se montre non moins impuissant à rendre compte des conduites bienveillantes ou de secours dont les hommes sont parfois capables.
    L’analyse des motivations des acteurs « altruistes » conduit nombre de penseurs à rejeter tout autant une conception purement formaliste et déontologique – disons « kantienne » - de l’action morale qu’une définition sacrificielle de l’altruisme. Que sert de définir les critères a priori de la moralité si ceux-ci ne nous permettent pas de comprendre pourquoi les hommes font le bien ? et il n'est pas de plus haute expression du bien que celle incarnée par l’action de ceux qu’on appelle les « Justes » dont les conduites ne se laissent pas comprendre à partir d'une théorie des devoirs posés dans leur caractère impératif et inconditionnel. Les individus en question n'agissent pas dans une autoposition de soi comme sujet moral qui se veut moral, comme chez Kant, mais répondent à l’obligation de prendre en charge la détresse de l’autre confié à leur sauvegarde, et qui engage leur action avec une espèce de naturalité qui n’a rien d’un « contrainte », moins encore d’un sacrifice.
    Il n’est pas de réflexion phénoménologique sur les déterminations de l’action altruiste qui puisse tout à fait faire l’économie d’une analyse sur l’articulation entre le sensible et le rationnel, parce que la réduction éidétique ne conduit pas dégager dans l’essence de l’engagement en faveur d’Autrui les seuls impératifs de la loi ou du calcul, pas plus que l'action morale ne relève de la seule représentation de « raisons » morales. La radicalisation du déni de la sensibilité, déjà contesté par Bergson, ne conduit-elle pas à ce que le philosophe américain Michael Stolzer appelle dans un article qui a fait date « La schizophrénie des théories morales modernes » (Journal of Philosophy, 1976) ?
    L'approche adoptée jusqu'à présent est plus descriptive que normative. Mais dans le fait nombre de philosophes abordent la question de la moralité à partir de la conduite effective des individus plutôt qu'à partir d'une réflexion normative sur la façon dont ils devraient se comporter (que cette normativité ait une origine uniquement sociale ou qu'on la rapporte au pouvoir pratique de la raison). C'est là l'indice de la place importante que tient le courant « naturaliste » dans la philosophie morale contemporaine en réaction à une conception purement prescriptive de l'obligation morale.
    Bien que l'approche déontologique, disons kantienne, domine très largement la réflexion morale moderne, réfléchir sur le sens de l'obligation morale et sur la façon dont nous y répondons dans les circonstances particulières où nous cherchons à « bien faire » ou à faire « au mieux » ne peut se limiter à une simple doctrine des devoirs, moins encore à l'idée que l'action morale résulterait d'une inférence de principes connus et représentés de façon a priori sur le mode du syllogisme pratique, ainsi que l'a fort bien montré Vincent Descombes. Il ne fait de doute que, du point de vue normatif, les critères rationnels et désintéressés de l'impartialité et de l'universalité sont constitutifs de l'action morale, mais on ne saurait en tirer la conséquence que les caractérisations particulières de la situation à laquelle nous avons à répondre et des êtres avec lesquels nous avons affaire sont sans importance. L'insistance sur une capacité naturelle à faire le bien, entendu au sens de désirer le bien d'autrui pour lui-même, est une conséquence de la révision du postulat anthropologique pessimiste que nous avons évoquée plus haut.
    Toutefois, à s'en tenir à une motivation de nature strictement "émotiviste", l'action morale se trouve restreinte à la sphère du proche, serait-il le prochain : lui manquent la détermination rationnelle et la portée universelle qui pourraient la porter au-delà de l'expérience subjective de la responsabilité comme face-à-face avec l'autre. Il y a là une difficulté fondamentale, comme si l'on ne pouvait échapper à l'alternative entre, d'une part, les impératifs de la raison, auxquels la force de l'impulsion subjective fait défaut, et, d'autre part, la puissance de détermination du sentiment qui ne peut s'élever au rang d'une prescription universelle proprement obligatoire. Reste que cette opposition des facultés mérite tout de même d'être nuancée.
    De fait, l’être altruiste n’agit pas dans la déprise, l’anéantissement et le sacrifice de soi, mais au contraire dans la plus grande fidélité à soi, à l’être qu’il est, avec une spontanéité, une dépense créatrice qui, unifiant ses facultés – sensibilité, imagination, entendement - va bien au-delà de la simple obligation d’obéir à la loi, qu’elle soit entendue au sens moral ou juridique, ou de se soumettre à Autrui. Mérite à cet égard d'être signalé l'intérêt renouvelé pour l'oeuvre, longtemps oubliée, de Jean-Marie Guyau. Du reste, c'est bien plutôt l'agent docile qui agit le plus souvent dans cet « oubli de soi » que l'autorité maléfique réclame de lui et qui lui fera dire, une fois ses actions mis en cause, qu'il n'a fait qu'agir par devoir.
    En même temps, c'est là une nouvelle difficulté, leurs actions ont un caractère d’exception qui ne peut servir de principe de base à une morale universelle. Dans quelle mesure la réflexion éthique peut-elle se réclamer des valeurs d’exemplarité ? C'est soutenir là une approche de la vertu qui ne peut avoir de finalité fondationnelle, dans la mesure où l'acte se tient dans sa singularité purement immanente et qu'elle renvoie aux qualités morales du sujet, à son « caractère ». Ce n'est pas sans raison que cette approche, d'origine aristotélicienne, a trouvé un regain d'intérêt chez certains auteurs influents de la philosophie morale contemporaine, tel Alasdaire MacIntyre. Mais comme il fallait s'y attendre, elle s'expose à des arguments critiques que ses adversaires n'ont pas manqué de souligner.
    Enfin, il convient d'approfondir la question de savoir en quelle manière l'action morale fait fond sur une définition du sujet posé dans son autonomie, et ceci du fait que le sujet éprouve l'obligation morale dans une passivité première qui ne peut être mise au compte de la liberté. On songe ici à Lévinas. Je songe également à la récente discussion entre Alain Renaut et Charles Larmore qui interroge la responsabilité à partir du rapport problématique entre autonomie.et raisons normatives : en quelle manière sommes-nous libres à l'égard de nos croyances morales ?
    Comme on le voit, dans ce bref panorama évidemment lacunaire, les débats qui nourrissent la philosophie morale contemporaine, en France comme dans le monde anglo-saxon, sont extrêmement
    riches et variés.
    Les thèses fondamentales propres au réalisme moral – l'existence de propriétés morales intrinsèques à certains états objectifs des choses et le caractère de vérité ou d'erreur des jugements éthiques – qui nous font dire par exemple que la torture est un mal ou que l'aide à une personne en détresse est « bien », au sens anglais de « right » – de même, dans une veine opposée, qu'une conception non-cognitiviste de l'obligation et de l'évaluation morale qui laisse place aux déterminations « émotivistes » de l'affect mais également aux dispositions du caractère plus qu'à la seule délibération rationnelle – sont parmi celles qui sont le plus discutées dans les réflexions contemporains sur la méta éthique entre naturalistes et anti-naturalistes, qu'ils soient réalistes ou kantiens (entre lesquels il y a des différences fondamentales).
    Mais lorsque nous disons par ex. « la torture est un mal » ou que l'action des sauveteurs des Juifs incarne le bien, l'argumentation rationnelle trouve inévitablement ses limites. Dans la lignée ouverte par Moore, dont les thèses ont été abondamment discutées depuis la publication des Principia Ethica en 1903, il n'est guère possible que nous puissions dire autre chose, sur la base d'une intuition, que le bien est le bien, le mal est le mal, et qu'il n'y a rien à ajouter. Car si nous entrons dans une argumentation rationnelle pour prouver ce que nous affirmons, par ex. que la torture est un mal, alors toute une série d'arguments rationnels, par exemple de type utilitariste ou conséquentialiste, peuvent être objectés auxquels il n'est pas possible de répondre de façon définitive. Du strict point de vue rationnel, la moralité est déchirée par ce que Sidgwick appelle un « dualisme de la raison pratique » qui oppose de façon insoluble, semble-t-il, éthiques déontologiques et éthiques conséquentialistes.
    A suivre...

    dimanche 3 mai 2009

    Diplomatie des catastrophes

    Un an après que la Birmanie a été frappée par un cyclone d'une violence exceptionnelle, le 2 mai 2008, le site Grotius.fr publie un article de Rony Brauman, "Qu'avons-nous vu ?" qui analyse, avec l'honnêteté presque subversive qu'on lui connaît, la manipulation politique et médiatique de la catastrophe.
    "En dépit d'une couverture médiatique réduite, il ne faisait aucun doute que les vents atteignant 240 km/h et la vague de 4 à 6 mètres de haut remontant le delta du fleuve Irrawadi avaient causé, dans cette région agricole densément peuplée, d'immenses dégâts humains et matériels. Le blocage de l'aide étrangère par les autorités souleva une réprobation d'autant plus forte que celles-ci ne réagissaient pas.
    Relevons dans un premier temps, pour aller au-delà d'une indignation justifiée face à l'inertie scandaleuse de la dictature birmane, que l'offre publique de secours internationaux d'urgence, la diplomatie des catastrophes si l'on veut, s'inscrit toujours dans la dynamique des relations inter-étatiques existantes.
    Selon les cas, une proposition de secours sera perçue comme hostile ou amicale, ou encore comme l'officialisation d'un nouveau cours de relations politiques. Ainsi le gouvernement français proposa-t-il aux autorités iraniennes, lors du séisme qui frappa ce pays en juin 1990, de dépêcher des équipes spécialisées alors que les deux pays avaient interrompu leurs relations diplomatiques.
    L'aide d'urgence venait ici rendre publique en l'exposant au grand jour la reprise, tenue jusqu'alors secrète, de discussions entre Paris et Téhéran. Plus récemment, l'assistance offerte par le président du Vénézuela, Hugo Chavez, aux habitants de la Nouvelle-Orléans victimes de l'ouragan Katrina en 2005 relevait de la même logique, mais inversée. Cette proposition fut perçue par les autorités américaines comme une critique ouverte de leurs insuffisances au demeurant bien réelles, un acte d'hostilité à l'encontre de l'administration Bush, ce qui était en effet le cas.
    Entre ces deux situations particulièrement polarisées existent plus fréquemment des positions intermédiaires. Quelques jours après le tsunami de 2005, Condoleezza Rice, lors d'une audition au Sénat américain précédant sa nomination comme Secrétaire d'Etat, déclara que « le tsunami a été une merveilleuse occasion de montrer, au-delà du gouvernement des Etats-Unis, le cœur du peuple américain. », ajoutant : « Et je pense que les dividendes en ont été importants pour nous. »
    Sans doute plus maladroite que cynique, comme cela lui fut reproché par des membres du Sénat, cette déclaration reflétait avant tout une réalité politique solidement établie, celle qui fait des catastrophes naturelles, à l'instar des manifestations sportives, autant d'occasions propices à l'envoi de messages politiques. La réaction birmane suite au cyclone Nargis ne dérogea pas à cette règle, réservant aux voisins et alliés chinois et thaïlandais - ainsi qu'aux Etats-Unis, puissance oblige - une quasi-exclusivité dans l'acheminement des secours.

    Forcer le passage

    Les gouvernements français et britannique décidèrent, de leur côté, d'envoyer des bâtiments militaires chargés de vivres croiser au large des côtes birmanes quelques jours après le désastre (1). L'ampleur exceptionnelle de celui-ci commençait à apparaître, de même que, par contraste, l'immobilité des autorités locales et l'impuissance de l'ONU. La menace d'une intervention militaire était brandie, renforcée par la présence de la marine américaine dans la région.
    L'un des stratèges néoconservateurs les plus éminents, Robert Kaplan, en dessinait les contours dès le 14 mai (2) tandis que Bernard Kouchner rappelait que “le Conseil de sécurité peut décider d’intervenir pour forcer le passage de l’assistance humanitaire, comme il l’a fait dans un passé récent "(3).
    Un débat public s'est alors engagé sur l'opportunité d'accuser la junte birmane de crimes contre l'humanité du fait des conséquences effroyables du blocage de l'aide et de forcer le passage au nom de la “Responsabilité de protéger” (4). Il est probable que ces déclarations relevaient plus de la gesticulation que de la préparation d'une invasion militaire tant il est difficile d'imaginer un corps expéditionnaire pénétrer de force le territoire birman. Ces navires n'avaient donc pas d'autre fonction que de mettre en scène la sollicitude de leurs capitales respectives pour les victimes birmanes. Une objection à cette critique surgit immédiatement : les dizaines de milliers de personnes menacées dans leur existence par des épidémies meurtrières provoquées par les cadavres ne justifiaient-elles pas une tentative de sauvetage, quelles que soient les stratégies de communication de Paris, Londres et Washington ?
    Beaucoup le pensaient, dans les chancelleries comme dans les opinions publiques, dans les médias comme dans les ONG. Certaines d'entre elles ont même avancé des chiffres écrasants, jusqu'à un million et demi de personnes en danger de mort du fait de la conjugaison de la disette et des infections (5). Un danger d'une telle ampleur, disait-on en substance, justifiait d'imposer l'aide par tous les moyens au nom de la “morale de l'extrême urgence”. Mais c'est la réalité de ce risque de mort qui est contestable. Rappelons que la même prévision catastrophiste avait été faite par de nombreuses autorités (OMS, Ocha, diverses ONG) à la suite du tsunami d'Asie du Sud-Est trois ans auparavant et dans bien d'autres circonstances analogues.
    Il s'agit en fait d'alarmes infondées, reposant sur la croyance erronée dans le pouvoir infestant des corps en décomposition : les épidémies provoquent des cadavres, certes, mais les cadavres ne provoquent pas d'épidémies. Ce n'est pas le lieu de développer l'argumentation scientifique et empirique à l'appui de cette affirmation (6). Je me contenterai d'indiquer que contrairement à ce qui est sans cesse asséné comme une évidence, il n'y a jamais eu de seconde vague de mortalité consécutive à une catastrophe naturelle.

    Représentations télévisées

    Passons sur les angoisses inutiles, les pertes de temps et le gaspillages de moyens qu'entraîne cette doxa à chaque épisode de catastrophe, pour nous centrer sur les représentations télévisées et le discours médiatique. Peu d'images étaient disponibles, pour les raisons dites plus haut, mais les séquences qui tournaient en boucle sur nos écrans méritent d'être rappelées.
    La plupart d'entre elles montraient des distributions de colis et de biens divers, effectuées par des particuliers, par la Croix-Rouge, des moines et aussi des militaires. Les destructions y étaient omniprésentes et brièvement, apparaissaient dans le champ un ou deux cadavres. Qu'il s'agisse évidemment d'une réalité fragmentaire, qu'il s'agisse sans aucun doute pour certaines, de propagande gouvernementale, peu importe à ce stade.
    Les images que voyaient les téléspectateurs et internautes montraient des scènes d'entraide mais ce n'est pas cela qui était retenu, bien au contraire. Les séquences étaient en effet introduites par des propos alarmants et insistants sur l'absence totale d'assistance et sur l'abondance de corps en décomposition décrits comme autant de bombes bactériologiques sur le point de répandre leurs effluves mortels.
    Elles étaient commentées de la même manière, en nette dissonance avec ce qui était vu mais, j'ai eu l'occasion de le constater lors d'interviews que j'ai donnés à cette occasion, cette contradiction n'était pas perçue par les journalistes. Affirmer qu'aucun fléau mortel ne pesait sur la population sinistrée, ce qui n'est pas nier la détresse des survivants, semblait inaudible. Dire que le risque épidémique était quasi-inexistant, constat de praticien, relevait de la polémique déplacée. Régis Debray affirme que les Modernes ont tort de se définir comme ceux qui ne croient que ce qu'ils voient. En réalité, écrit-il, comme leurs prédécesseurs, ils ne voient que ce qu'ils croient. Il sera difficile de trouver des circonstances où cette idée s'applique avec plus de justesse."


    Rony Brauman, ancien président de Médecins sans Frontières, est Directeur de recherche à la Fondation de MSF, Centre de Réflexion sur l’Action et les Savoirs Humanitaires (CRASH)


    (1) Bernard Kouchner et David Milliband, "Tragédies birmanes", Le Monde, 8 mai 2008.
    (2) Robert Kaplan, “Aid at the point of a gun”, New York Times, 14 mai 2008.
    (3 ) Bernard Kouchner, “Birmanie : morale de l’extrême urgence”, Le Monde, 19 mai 2008.
    (4) Voir notamment Gareth Evans, “Facing up to our responsibilities”, The Guardian, 12 mai 2008.
    (5) Communiqué de presse d'Oxfam, 11 mai 2008 : “Un million et de personnes en danger si l'aide ne parvient pas aux victimes du cyclone.”
    (6 ) Voir notamment Claude de Ville de Goyet, « Stop propagating disasters myths », The Lancet, vol.356, August 26, 2000.

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