On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 26 décembre 2009

L'institution bienveillante

D'une institution, dans une société démocratique, nous attendons qu'elle soit équitable et juste, qu'elle respecte les droits des individus sans considération de personnes selon le principe d'égalité et d'impartialité qui est au coeur de notre tradition. On exigera également, mais dans un deuxième temps seulement, qu'elle soit efficace. Ce qui signifie pas qu'elle doive répondre à une logique de productivité économique - bien que celle-ci soit de plus en plus à l'oeuvre dans le monde de la santé, de la justice ou de l'éducation - mais que l'argent public ne soit pas dépensé de façon dispendieuse et irrationnelle. Mais attend-on d'une institution qu'elle soit "bienveillante" ? Il n'existe pas vraiment de réflexion sur cette notion d'institution bienveillante qui paraît bien étrange.
La bienveillance est une disposition attentive au bien des autres qui procède d'un sentiment, quoiqu'elle ne soit pas nécessairement uniquement de nature "sentimentale" ou affective : rien n'interdit, en effet, d'introduire dans cette disposition un élément de rationalité, un jugement réfléchi sur ce qui convient à chacun en fonction de sa situation propre, tel que le formulerait un "spectateur impartial", pour reprendre une figure empruntée à Adam Smith. Mais, d'une manière générale, telle que nous l'entendons, la bienveillance est une affaire de personnes qui relève de leurs relations privées. En quel sens pourrait-on en faire un principe d'obligation de l'action publique applicable à ses agents ?
Un exemple suffira pourtant à nous faire comprendre en quoi cette disposition est à la fois nécessaire et bien réelle. L'exercice de la justice consiste à appliquer la loi. Mais les juges ne sont-ils pas aussi amenés à prendre en considération ce qu'on appelle les circonstances atténuantes ? Qui a fait quoi en telle situation particulière et pour quelles raisons ? Cette attention au meurtrier par exemple, à son histoire, son passé, son profil psychologique, son caractère, relève bel et bien de la bienveillance et, contrairement à ce que l'on pense, elle n'a rien nécessairement de "laxiste", pas plus qu'elle sombre dans le sentimentalisme larmoyant.
En réalité, une institution juste conjugue à la fois le respect des droits et des devoirs qui sont applicables à tous de façon impartiale et aveugle - telle est l'image traditionnelle de la justice aux yeux bandés - et une attention particulière - bienveillante précisément - à la situation de chacun. Que voulons-èdire au fond sinon qu'une institution n'est juste, dans ses pratiques et la politique publique qui l'anime, qu'à condition de conjuguer un mixte de règles générales et de compassion particulière, c'est-à-dire d'impartialité et de partialité...

mardi 22 décembre 2009

Copenhague

Un petit entretien, un peu décalé, sur l'échec de Copenhague que j'ai donné ces jours-ci pour le site "Faites le plein d'avenir", et qui peut être écouté à l'adresse suivante :
  • www.faitesleplein d'avenir.com
  • lundi 21 décembre 2009

    Ludmila Oulitskaïa

    J'ai découvert, grâce au conseil d'une rencontre, l'oeuvre magnifique de la romancière russe, Ludmila Oulitskaïa, aujourd'hui traduite dans le monde entier et fort bien en français. Jour après jour, au fil de la lecture de chacun de ses romans et nouvelles, l'admiration se confirme. En sept ou huit livres - Mensonges de femmes, Sonietchka, Joyeuses funérailles ou Sincèrement vôtre, Chourik, Lalia, pour citer ceux que j'ai lus jusqu'à présent - se dégage l'évidence d'un style incomparable. Et c'est bien, n'est-ce pas, le style tout d'abord qui distingue l'écrivain authentique. Quelques lignes suffisent à vous obliger à poursuivre, à tourner la page et le livre une fois lu de passer au suivant dans l'attente d'un nouveau bonheur qui n'est jamais déçu. Tout un monde de personnages loufoques, d'artistes marginaux et fort doués - souvent des femmes - luttant pour échapper à la grisaille de la vie ordinaire, est mis en scène avec un sens de l'humanité, de la compassion, de l'humour aussi, qui est formidablement attachant. Vraiment, je vous conseille de vous procurer l'un de ces livres - publiés dans la collection Folio Gallimard - et d'entrer à votre tour dans cet univers ludique, si profondément humain.

    samedi 19 décembre 2009

    Bonnes Fêtes

    Bonnes fêtes à tous. Michel, Pauline, Angéline et Théophane vous offrent leur petite danse de fin d'année !
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    lundi 14 décembre 2009

    Roger McGowen

    Libération a publié un nouvel article, admirable et bouleversant, de Roger Mc Gowen, condamné à la peine capitale aux Etats-Unis depuis 1987, intitulé "La gentillesse contre la folie. Le couloir de la mort, deuxième chronique de Roger McGowen".
    "Un souvenir me revient souvent à l’esprit, ici dans ma cellule. Je suis un petit garçon de 7 ou 8 ans et je me tiens debout sur une planche en bois posée entre deux parpaings. Je me vois en train de remuer un liquide visqueux dans le grand chaudron noir de sorcière, comme nous l’appelions à l’époque. J’y mets toute mon énergie, à l’aide d’une cuillère en bois, pour obtenir une belle texture lisse. Comme j’étais
    fier d’aider ainsi mon arrière-grand-mère à faire du savon ! Elle qui m’a élevé ainsi que tous mes frères et sœurs ! Je n’oublierai jamais comme j’étais heureux de pouvoir remuer cette cuillère dans cette grosse marmite, tandis que la fumée s’élevait du feu allumé juste en dessous.
    Quand tout était fondu, les graisses et tout ce qu’elle rajoutait pour parfumer le savon, il fallait laisser refroidir. Puis nous versions le mélange dans une poêle plate qu’elle utilisait pour le faire sécher. Ensuite, elle coupait le savon en petits carrés qu’elle entassait à l’arrière de la maison sous la véranda, pour qu’il sèche encore. Une fois qu’il était bien sec, après de nombreuses vérifications de ma part, nous allions faire le tour du voisinage pour le distribuer aux personnes âgées. Oh mon Dieu, ils étaient tous si heureux de recevoir leur petit carré de savon ! Ensuite, c’était la période des conserves et des confitures. Je grimpais dans le prunier du voisin pour cueillir ses prunes bien mûres. Je remplissais le panier de mon arrière-grand-mère avec tellement d’ardeur ! Puis je l’aidais à éplucher tous les fruits. Cela m’amusait beaucoup, parce que je pouvais lécher la cuillère quand elle avait fini et dérober quelques fruits pour les manger en cachette.
    Rasés, baignés, épouillés
    Beaucoup de mes amis du quartier se moquaient de nous quand nous refaisions le tour avec mon arrière-grand-mère, pour distribuer cette fois toutes nos conserves et nos confitures non seulement aux personnes âgées, mais aussi aux familles pauvres des alentours. Oh bon sang, comme j’étais gêné parfois que l’on me voie avec cette grand-mère ! Comme il m’est arrivé d’avoir honte de cette distribution sous les yeux
    de mes copains ! Et bien sûr elle devinait mon embarras et me lançait haut et fort : « Roger McGowen, il n’y a pas de honte à être gentil ! » Ou encore : « Roger McGowen, n’aie jamais peur de donner quand tu possèdes plus que le nécessaire ! » Ou bien : « Roger McGowen, il n’y a rien de mal à donner tout ce qu’il te reste si quelqu’un en a plus besoin que toi ! »
    Ces mots se sont imprimés en moi pour le reste de ma vie. J’ai sans doute été si heureux de vivre aux côtés de cette arrière-grand-mère, de participer à tous ces actes de bonté que ces petites phrases et tous ces dons complètement désintéressés ont fini par intimement m’imprégner.
    L’un des actes le plus désapprouvé en prison, spécialement dans le couloir de la mort, c’est précisément celui de la «gentillesse». Elle est même fortement déconseillée par les gardiens, tant elle peut produire de la camaraderie, voire de l’amitié, ce qui est formellement interdit en milieu carcéral. Oui, la gentillesse est si dangereuse, tant elle pourrait démontrer combien les prisonniers sont encore des êtres humains, au lieu des animaux que tout le monde souhaite nous voir devenir.
    Pour la plupart d’entre nous, l’incarcération se fait en plusieurs étapes. D’abord nous sommes placés dans la prison du comté, en attendant le procès. Et puis une fois que le procès a eu lieu, et que le verdict de culpabilité a été prononcé, chacun doit subir divers examens. Nous sommes alors rasés, baignés, épouillés, et l’on nous
    donne le peu de choses autorisées en prison. Pendant tous ces épisodes, une phrase nous est constamment répétée par chaque personne que nous rencontrons : « N’accepte jamais quoi que ce soit de qui que ce soit… C’est un piège ! N’accepte jamais rien d’autrui ! » Soyons justes, d’ailleurs : il est certain que beaucoup de jeunes détenus se sont parfois fait avoir avec quelques générosités manipulatrices, produisant alors des conséquences graves pour leur vie carcérale. La plupart des détenus qui arrivent en prison sont donc dans une extrême méfiance. Et ils n’acceptent rien de personne même si, dans de nombreux cas, les aides offertes par les codétenus le sont sans intention de mal faire.
    J’ai tellement vu de vieux prisonniers qui essayaient seulement d’aider le nouvel arrivant à mieux vivre cette période difficile qui suit l’incarcération, un moment que chacun vit toujours si douloureusement. Tout au plus essayent-ils de rendre cet enfermement soudain un peu moins dur que ce qu’ils ont connu eux-mêmes.Je n’étais pas différent en arrivant dans le couloir de la mort !
    J’étais un jeune prisonnier encore sous le choc de son incarcération, rempli de méfiance envers tous les autres. Mais en ayant grandi auprès de cette arrière-grand-mère, une petite phrase trottait sans cesse dans mon esprit : « Roger McGowen, il n’y a pas de honte à être gentil ! » Sans doute, malgré tous les avertissements de chacun, avais-je encore un peu confiance dans les hommes !
    Odeur âpre, sauvage, animale
    Je suis arrivé dans le couloir de la mort en novembre 1987. Et la première chose qui m’a frappé, ce fut l’obscurité, et l’odeur de l’aile de la prison dans laquelle je fus enfermé. Je m’en souviens encore, c’était l’aile J-23 ! Il y avait du grillage de poulailler tendu au-dessus des cellules, et des rangées de clôture tout autour de la promenade. La lumière pâle et blafarde était si faible qu’elle donnait une atmosphère lugubre au cachot. Quant à l’odeur, elle m’était totalement inconnue. Elle était âpre, sauvage comme une odeur animale. Je n’avais jamais rien senti de tel. Quelle stupeur pour un homme d’entrer dans un monde pareil ! J’en suis certain aujourd’hui, tout était amplifié par ma peur. Car personne ne peut imaginer qu’un tel monde soit possible sur la Terre. J’en suis certain aussi, cette odeur incroyable était due aux prisonniers enfermés dans leurs toutes petites cellules. A tous ces corps non lavés, à toute cette sueur, auxquels s’ajoutait la puanteur de la mort ambiante.
    Dès mon arrivée, je fus placé dans une petite cellule (3 mètres sur 2) au deuxième étage. Ayant été transféré tard, j’avais manqué le repas du soir. Cette situation était tellement nouvelle, si inattendue, dans un monde tellement hostile, que je ne savais pas à quoi m’attendre. Fallait-il que je dise quelque chose ? Fallait-il que je fasse quelque chose ? Ou bien devais-je tout simplement m’asseoir là, et attendre ?
    « N’accepte rien d’autrui »
    Mon problème fut vite résolu quand un jeune gardien noir vint dans ma cellule pour m’apporter une sorte d’oreiller contenant aussi deux draps, une brosse à dents, de la poudre de dentifrice et des écouteurs pour écouter la télévision (à cette époque, nous pouvions encore regarder la télévision). Je m’en souviens très bien : il me confia son nom, et me demanda si j’avais mangé. Evidemment sur la défensive, craignant un de ces pièges dont on m’avait parlé, je lui répondis que non !
    Alors il partit, et je fus pris par la crainte de la célèbre loi des prisons : « N’accepte jamais rien d’autrui ! » Il revint quelques minutes plus tard et déposa un petit sac dans ma cellule sans rien me dire. Ce fut plus fort que moi : j’en sortis le contenu, si dérouté par l’événement qui venait d’avoir lieu. Il y avait là un sandwich au thon, un paquet de chips et une pomme. Il y avait là surtout un peu d’humanité ! Plus tard, j’ai su qu’il m’avait donné la moitié de son propre dîner. Ainsi, peu à peu, lui et moi nous avons eu une excellente relation, sans jamais reparler de ce petit repas offert à mon arrivée.
    Les années passant, j’ai souvent été en situation de pouvoir aider à mon tour beaucoup d’autres détenus. Certains acceptèrent mes dons, mais à cause de la règle tacite consistant à refuser toute aide, d’autres non. Combien de chaussures, de cafetières et de vivres ai-je ainsi pu offrir à tous ceux qui le voulaient bien ? C’était à mon tour, comme le faisait mon arrière-grand-mère, de partager avec les plus démunis, même en risquant la honte dans un tel lieu.
    Un matin, je fus transféré au tribunal pour le procès concernant mon affaire. Et dans la prison du comté où je fus placé, je savais qu’il allait faire très froid, tant dans ces bâtiments blindés ils maintiennent tout le temps une climatisation glaciale, été comme hiver. Aussi fallait-il s’y préparer en s’habillant chaudement. Les seuls vêtements qui nous étaient donnés pour ce transfert étaient tellement fins : juste une combinaison de prisonnier, à savoir un pantalon et une chemise à manches courtes ! Alors j’ai décidé de rajouter mon sous-vêtement long, et deux tee-shirts, avec en plus ma veste enfilée par-dessus. Mais malgré tout cela, j’avais quand même très froid dans cette cellule d’attente où nous étions déjà trente, si serrés.
    Et puis ils ont rajouté un jeune gars dans notre cellule pourtant bondée. Il avait seulement sa petite combinaison légère sur lui. Il tremblait de froid par tous ses membres en essayant de tirer sur ses manches pour les rallonger. Certes, j’avais froid, mais je savais qu’à cet instant il avait bien plus froid que moi. Et c’est là que la voix de mon arrière-grand-mère a surgi dans mon esprit : « Roger McGowen, la
    gentillesse ne connaît pas la honte ! » Alors j’ai déboutonné ma combinaison pour enlever mon long sous-vêtement et l’un de mes tee-shirts, et je lui ai offert de les mettre pour se réchauffer un peu. Il y a eu alors un instant incroyable. Il m’a d’abord simplement regardé. Et je l’ai moi aussi regardé, sans qu’un seul mot soit
    prononcé. Et nous nous sommes vus, tellement vus tous les deux. Cela a duré peut-être trente secondes. Puis, il a pris les vêtements pour les enfiler sans faire aucun commentaire. Pas un mot ne fut prononcé. Mais je peux vous dire qu’apparemment, il avait bien plus chaud, grâce aux vêtements mais aussi grâce à l’événement qui venait de se passer… Et j’ai entendu mon arrière-grand-mère qui riait derrière moi !
    La leçon de l’arrière-grand-mère
    Quand on nous ramena à la prison, il fut placé dans la même aile que moi. Et il vint à ma table pendant le dîner, ce tout jeune détenu si égaré qui vivait à son tour son premier jour d’incarcération. Après le repas, en passant devant sa cellule, j’ai pu voir combien il n’avait rien, aucun ustensile, rien. Alors je lui ai apporté d’abord une tasse et un bol. Et puis je lui ai empaqueté un grand sac de nourriture,
    complément indispensable pour manger à sa faim. Evidemment, il commença par refuser, tant il avait été averti lui aussi de la règle de ne jamais rien accepter. Alors je lui ai raconté ma propre histoire lors de mon arrivée. Et je lui ai dit combien, depuis ce jour, je faisais tout ce que je pouvais pour aider au mieux les nouveaux détenus. Et puis je l’ai rassuré : « Je ne réclame rien en échange, tout ce que je te demande, c’est de transmettre de l’amour à ton tour ! » Il a regardé autour de nous, juste pour voir si personne ne nous épiait. Il était inquiet. Il voulait tellement ne pas être pris pour un faible en acceptant quelque chose de ma part. Alors pour le rassurer un peu plus, je lui ai confié ce que mon arrière-grand-mère me disait toujours : « La gentillesse ne connaît pas la honte ! » Il a pris le sac, avec un petit sourire. Et nous avons fini par devenir bons amis au fil du temps.
    Plus tard, bien plus tard, il fut libéré. Et je l’ai vu donner à un autre prisonnier, qui venait d’arriver, tout ce que je lui avais donné.
    Après sa sortie, il m’envoya une lettre de remerciements, et il y avait mis de l’argent pour m’aider. Je n’ai plus jamais, par la suite, entendu parler de lui. J’espère qu’il mène une vie droite et honnête, et qu’il continue à transmettre de l’amour.
    Savons-nous combien nous pouvons faire toute la différence dans la vie d’une autre personne, seulement en offrant un peu de gentillesse ?
    Savons-nous combien un peu de gentillesse peut parfois tout changer ?
    Je crois que c’est la plus grande leçon que m’ait offerte mon arrière- grand-mère. C’est la leçon qui me sert chaque jour, ici, dans le couloir de la mort. Parce que s’il existe un lieu où la gentillesse est vitale, c’est bien dans le couloir de la mort. Etre gentil sans honte, c’est parfois la seule manière de sauver sa raison, d’éviter de sombrer dans la folie. Essayez-le ! Essayez-le surtout avec ceux qui ne sont pas gentils, ou bien envers ceux avec qui vous n’avez jamais été
    gentils ! Essayez-le sans attendre, tendez la main vers celui qui abesoin d’un geste réconfortant. Souvenez-vous de mon arrière-grand-mère : «La gentillesse ne connaît pas la honte !»
  • www.liberation.fr

    Informations tirées du site qui lui est consacré :
    "Roger McGowen est un Noir américain du Texas, né en 1964 dans un des pires ghettos de Houston, ward 5, et condamné à mort pour un crime qu’il n’a certainement pas commis - une série de témoins ont attesté qu’il était à une réunion de famille au moment de crime dont il fut accusé. Il est depuis 1987 dans le couloir de la mort. Son procès, qui est raconté dans le livre, fut une de ces tristes parodies de la justice qui se répètent hélas trop souvent la scène judiciaire américaine.
    Il eut un avocat alcoolique, cinq fois réprimandé par le barreau du Texas, qui ne vint jamais le voir avant le procès et basa sa plaidoirie sur le rapport de police. A aucun moment il ne chercha à vérifier le très solide alibi de Roger. Il s’endormit à plusieurs reprises au cours du procès de son propre client, et laissa passer des énormités au niveau du déroulement du procès. De plus, le procureur s’est arrangé avec un repris de justice pour lui proposer une réduction de peine s’il acceptait d’accuser Roger faussement (une pratique qui n’est pas rare aux Etats-Unis). Cet avocat s’est vanté d’être l’avocat américain ayant eu le plus de clients condamnés à mort, ce qui surprend quand même chez un membre du barreau.
    Pendant les huit premières années de son séjour en prison, Roger ne reçut aucune visite. (Aucun membre de sa famille n’avait de voiture, et la prison de Huntsville où Roger séjourna jusqu’en 2000 est loin de Houston). Petit à petit, cet autodidacte du développement personnel et spirituel commença le long cheminement intérieur qui lui permet d’être aujourd’hui un maître de vie pour des centaines de personnes, voire un vrai maître spirituel pour certains. »
  • www.rogermcgowen.org
    Roger W. McGowen est l'auteur, en collaboration de Pierre Pradervand, du livre Messages de vie du couloir de la mort, publié en 2003 aux Editions Jouvence.
    En vue de la révision du procès de Roger McGowen, vous pouvez envoyer
    des chèques libellés à l’ordre de Comité français de soutien à Roger Mc
    Gowen et adressé à : Comité Français de soutien à Roger Mc Gowen, Poitou, 47220 Caudecoste. Ou sur le site
  • www.rogermcgowen.
    Pour toute correspondance :
  • contact@rogermcgowen
  • dimanche 13 décembre 2009

    Romain Gary, Paul Audi

    Extraits d'une conférence prononcée en mai 2009 par mon ami, le philosophe Paul Audi, sur l'oeuvre de Romain Gary, auquel il a consacré un très beau livre, intitulé Je me suis toujours été un autre (Christian Bourgeois, 2007). Où il est en particulier question de La danse de Gengis Cohn, un admirable roman de Gary qui n'est peut-être pas le plus connu et que je vous invite vivement à lire.



    mercredi 9 décembre 2009

    Fragilité, vulnérabilité

    Quelle est la différence entre la fragilité et la vulnérabilité ?
    Un verre est fragile, une personne peut l'être également, et on entend alors désigner un état d'instabilité, psychologique ou physique : une santé fragile. Mais la vulnérabilité est de nature toute différente. Ce qui est ainsi désigné, c'est le fait d'être exposé à ce qui ne dépend pas de soi, qui est hors de notre contrôle et de notre maîtrise. Mais n'est-ce pas la condition même de l'homme dans sa positivité dès lors qu'il s'ouvre au monde et aux autres ? Etrangement, la tradition philosophique ignore, très largement, cette notion qui est tout simplement absente, hormis chez Lévinas et Ricoeur. Comment pouvait-il en être autrement s'il s'agit pour tant de philosophes - de Platon à Kant, en passant par les Stoïciens ou Descartes - de nous mettre à l'abri, de nous apprendre la voie de l'autosuffisance, de la non dépendance, de la prééminence de la raison sur les émotions et les sentiments, autrement dit de nous apprendre à être le moins vulnérable possible ?
    Mais sous l'unité du concept se déploient des réalités humaines fort différentes. La vulnérabilité de l'enfant ou de la personne âgée tient à l'état de dépendance dans lequel ils sont. La vulnérabilité aux circonstances désigne, négativement, la propension des individus à s'abandonner à une autorité destructrice ou à une institution aliénante, la capacité à s'absenter à soi, dont j'ai parlé dans le Vernis fragile. Tout autre encore est le fait d'être exposé aux coups de sort, qui est au coeur de la tragédie grecque, ou encore, plus généralement, de s'exposer à l'échec, à la meurtrissure, du fait de s'engager de quelque manière que ce soit. Peut-être est-ce chez Kierkegaard qu'il faudrait se tourner. Etre vulnérable, c'est s'ouvrir, s'exposer à la "blessure de la possibilité". Ainsi dans l'amour.

    samedi 5 décembre 2009

    Identité nationale

    Un front de plus en plus nombreux de chercheurs, d'intellectuels et d'artistes se dresse contre le débat sur l'identité nationale, sorti du chapeau par le gouvernement pour des raisons opportunistes dont plus personne n'est dupe. Au reste, on a bien compris qui se trouve visé.
    Mais la notion elle-même, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'elle recouvre ni de ce qu'elle évoque ou fait résonner en moi. De quoi parle-t-on au juste ? De nos "valeurs", comme on dit ? Les droits de l'homme ? Mais nous appartiennent-ils ? Nous définissent-ils plus qu'ils ne définissent la démocratie américaine ou anglaise, alors que pas plus que celles-ci nous n'avons pas hésité à les bafouer à certaines époques de notre histoire ? S'agit-il au juste d'être défini ? Bon, bon, ce n'est pas cela dont il s'agit, mais de notre culture peut-être ? Notre identité, ce sont les Lumières, Rousseau, Voltaire, Condorcet, Victor Hugo. Voilà nos grands écrivains convoqués parce qu'ils ont écrit en français et qu'ils sont nés en France. Autant dire que Tolstoï appartient aux Russes, Melville aux Américains, Borgès aux Argentins, etc. Les grands écrivains, s'ils ont une patrie, qu'ils ont su parfois aimé et défendre, s'ils appartiennent à une culture, à une société, s'ils ont vécu, à une époque historique particulière et non à telle autre, s'ils s'inscrivent dans une tradition dont on peut retracer les ruptures et la continuité, je voudrais bien que l'on m'explique à quel titre l'on serait en droit de se les approprier alors que leur oeuvre s'offre et se donne à tous, quelle que soit notre nation ou notre patrie d'origine ? Kundéra est-il tchèque ou bien français ? Et Conrad ou Nabokov ? L'artiste n'est pas une propriété nationale.
    L'identité nationale, ce doit être autre chose alors qui nourrit notre sentiment patriotique : le passé commun, le grand récit de l'histoire. Renan à la rescousse ad nauseam. Jeanne d'Arc, le De Gaulle du 18 juin : la France glorieuse de Michelet qui se dresse contre la soumission à l'oppression. Evidemment, il faut oublier, pour des raisons diverses, Louis XIV, Napoléon et ... Pétain. De plus, le patriotisme, franchement c'est une notion équivoque bien mal en point, que personne n'ose revendiquer ouvertement.
    Je cherche en vain. Je puis comprendre et même éprouver (plus ou moins) un sentiment de solidarité et de commune appartenance avec d'autres hommes vivant dans d'autres pays que celui où je vis (mais est-il le mien ?). Un tel sentiment n'a rien d'exclusif : il inclut mais ne rejette pas. La citoyenneté repose sur des fictions politiques et juridiques qui sont sans doute inévitables (quoiqu'elles ne soient pas peut-être pas aussi nécessaires qu'on le prétend), l'identité sur des fictions imaginaires, faites de mythes et de narrations reconstruites, qui n'ont rien de substantiel.
    L'identité, dira-t-on enfin, c'est le contrat social. Le problème, c'est que les théories du contrat relèvent d'une conception individualiste du lien social, de nature libérale, qui n'a rien de "communautaire".
    Aurait-on poser la question de savoir ce qui constitue l'identité européenne, peut-être les choses auraient-elles eu davantage de sens. Je sais que j'appartiens à une large et ancienne culture, je perçois que d'autres civilisations (indienne, chinoise, japonaise) me sont d'un accès très difficile, qu'elles incarnent des expériences et des visions du monde qui pour s'entendre et comprendre exigent que des ponts et des médiations soient assurées avec tolérance et bonne volonté. Mais cette ouverture n'est possible que si l'on renonce à l'idée d'une identité une, fixe et intangible qui n'est qu'une abstraction.
    Ce débat, que l'on voudrait instaurer entre nous par une décision venue d'en haut, a quelque chose qui relève du mauvais goût. Au reste, il est totalement déplacé. A l'heure où la terre est chaque jour de plus en plus dévastée, s'agit-il de se demander : qu'est-ce être français aujourd'hui ?

    mercredi 2 décembre 2009

    Columbine

    Plusieurs ouvrages ont été publiés dans les récentes années sur la tuerie qui eut lieu au lycée Columbine en 1999. Le dernier en date de David Cullen, intitulé sobrement Columbine, vient de paraître. L'auteur revient après dix ans d'enquête sur la trajectoire tragique des deux adolescents, Dylan Klebold et Eric Harris, qui en furent les auteurs. L'ayant lu, j'en profite pour consacrer à cette affaire épouvantable une présentation des différentes explications qui en ont été données. La première souligne la personnalité pathologique de ces deux élèves, telle qu'elle s'était formée depuis leur enfance, la seconde insiste sur la situation de harcèlement et d'impunité qui prévalait dans le lycée. Plutôt que d'opposer ces deux types d'explication, l'une "dispositionnelle", l'autre "environnementale", il serait plus juste de conjuguer ces approches qui s'éclairent en réalité l'une l'autre.
    Il était 11h19 du matin, ce 20 avril 1999, lorsque Dylan Klebold et Eric Harris, deux lycéens, âgés respectivement de 17 et de 18 ans, firent irruption avec de lourdes armes à feu dans le lycée Columbine qu'ils fréquentaient près de Littelton dans l'état du Colorado. Se déplaçant avec l'efficacité d'un commando militaire, ils tuèrent froidement douze de leurs camarades et un professeur, blessant gravement vingt quatre autres personnes, pour ensuite se suicider d'une balle dans la tête. Cet acte concerté et réfléchi, préparé de longue date, devint le symbole de la violence adolescente portée à l'extrême de l'horreur. Et la question se posa bientôt de savoir comment ces deux jeunes gens avaient pu en arriver là. Une question plus précise consista à se demander quelle était la situation dans ce lycée avant le massacre. Columbine était-il un établissement paisible, sans histoire, ou bien s'y développait-il quelque ferment de haine qui pourrait expliquer, au moins partiellement, pareille explosion ?
    Un reportage accablant, publié dans le Washington Post, décrit le lycée Columbine, avant le massacre, comme une barrique pervertie par le « vinaigre social » que constituait le « culte des athlètes »1. Dans cet environnement corrompu, un bande de garçons, qui portaient des chapeaux blancs pour se distinguer des autres, harcelaient en permanence, en particulier sexuellement, leurs camarades tout en recevant un traitement de faveur de la part des autorités scolaires. Les autres élèves détestaient les abus commis pas « ces garçons aux stéroïdes de poster », mais ne pouvaient rien faire. Un ancien étudiant témoigna : « Presque tout le monde avait peur d'eux, mais si vous disiez quoique ce soit, ils venaient vous chercher ».
    Voici un extrait du récit que publia le Post de ce qui se passait à Columbine : « Le harcèlement était rampant et incontrôlé. Par exemple, un père nous raconta que deux athlètes harcelaient sans pitié son fils, un Juif, pendant le cours de gymnastique. Un jour, ils se mirent à chanter des chants sur Hitler2, le maintinrent au sol jusqu'à ce qu'il tourne presque de l'oeil et le menacèrent même de le brûler vif. Le père rapporta ces actes au professeur de gymnastique, mais en vain. Lorsqu'il porta sa plainte auprès du conseiller d'éducation, celui-ci se contenta de répondre : « Ce genre de truc arrive ». Outragé, ce n'est qu'en se tournant vers la direction qu'il obtint qu'on laissât son fils en paix.
    Les athlètes coupables de ces pratiques n'étaient ni suspendus ni exclus de l'école. Le roi de l'école, une star de football, quoiqu'en libération conditionnelle pour vol, était autorisé à jouer. Le champion de lutte de Columbine, bien qu'étant placé sous contrôle judiciaire par le tribunal, pouvait continuer de participer à des compétitions et l'école ne faisait rien lorsqu'il laissait la journée entière son Hammer de cent mille dollars sur une place de parking où l'on n'avait pas le droit de rester plus d'un quart d'heure.
    Le harcèlement de la part des athlètes était quotidien et ignoré. Ainsi lorsqu'une jeune fille se plaignit à son professeur des commentaires grossiers sur sa poitrine que faisait en classe un joueur de football, le professeur, lui-même un joueur de football et un lutteur, lui suggéra de changer de place. Lorsqu'un athlète fit de semblables commentaires à haute voix lors d'une compétition, la jeune fille se plaignit auprès de l'entraîneur. Celui-ci lui conseilla simplement d'aller s'asseoir de l'autre côté de la salle. Finalement, la jeune fille porta plainte auprès d'une femme qui travaillait là, laquelle appela la police. Le lendemain, un des administrateurs de l'école essaya de persuader la mère de la jeune fille de retirer sa plainte au motif que si elle la maintenait le garçon ne pourrait plus jouer au football. Lorsque celui-ci fut jugé coupable, il fut autorisé à continuer de jouer ».
    A quel point ces injustices avaient-elles de l'importance pour Harris et Klebold ? S'en souciaient-ils et étaient-ils seulement au courant . Le fait est qu'ils en étaient outrés. Des dizaines d'entretiens et de rapports de justice attestent que leur colère meurtrière commença avec les abus commis par les sportifs du lycée qui bénéficiaient de la part de l'administration d'une impunité totale. Ainsi furent-ils pris de rage lorsqu'ils virent une de leur proche amie être emmenée de force dans un réduit, sous les yeux d'un professeur qui ne fit rien pour les en empêcher. C'est pourquoi avant d'ouvrir le feu dans la cafétéria, ils demandèrent à tous les athlètes présents de se lever. C'est bien eux qu'ils avaient prévu de tuer en premier. En somme, la situation du lycée Columbine avant le massacre était celle d'un poudrière où le harcèlement exercé dans une impunité totale nourrissait quotidiennement la frustration, le ressentiment, la colère et la haine. Telle est l'explication livrée par Brooks Brown qui avait été un proche ami des deux garçons : « Eric et Dylan étaient responsables d'avoir créé cette tragédie. Mais Columbine était responsable d'avoir créé éric et Dylan »3.
    Bien que ces sentiments ne suffisent pas à expliquer le massacre qui s'y déroula, reste qu'une part de la responsabilité revient aux professeurs et aux autorités qui couvraient, jour après jour, de tels abus par calcul ou par négligence.
    On dira que le cas est exceptionnel. Si le système scolaire fut défaillant en l'occurrence, laissant se développer en son sein ces conduites de harcèlement, celles-ci n'ont conduit à des conséquences aussi extrêmes que parce que les adolescents en question étaient eux-mêmes profondément perturbés. Harris était un psychopathe avéré, Klebold un garçon dépressif et suicidaire4. Il serait certainement trop aisé, inexact et injuste, de mettre cette effroyable tuerie sur le seul dos de l'école. L'on sait néanmoins que l'absence de règles claires de discipline et l'incapacité des professeurs à les faire respecter, le manque d'attention aux différentes capacités des élèves et à leurs difficultés spécifiques, un environnement scolaire particulièrement punitif ou, inversement trop complaisant, comme au lycée Columbine, constituent des facteurs repérés d'émergence des conduites anti sociales au sein des établissements scolaires.
    Si le « laxisme » engendre des situations qui peuvent, dans certains cas, être potentiellement explosives, il convient d'ajouter que, inversement une politique scolaire centrée sur la sévérité des sanctions et surtout sur l'exclusion, n'est pas moins un facteur de violence chez les enfants et les adolescents les moins « adaptés » au système.
    Notes :
    1. Lorraine Adams and Dale Russakoff, "Dissecting Columbine's Cult of the Athlete", Washington Post, June 12, 1999.
    2. Le massacre se déroula le jour du cent dixième anniversaire de la naissance d'Hitler.
    3. Brooks Brown and Rob Merritt, No Easy Answers, The Truth Behind Death at Columbine, Lantern Books, New-York, 2002, p. 163.
    4. Voir David Cullen, Columbine, Old Street Publishing, 2009. David Cullen n'accorde que peu de crédit à l'interprétation qui voudrait expliquer ces actes par la situation qui prévalait au lycée. Il est vrai qu'il n'y consacre aucune page de son livre par ailleurs extrêmement fouillé, rédigé au terme d'une enquête de près de dix ans.

    samedi 28 novembre 2009

    Disparition programmée de l'agrégation

    Voici le courriel reçu par l'une de mes amies que je fais circuler à mon tour :
    "Aujourd'hui, lors du CA de l'ENS-LSH, Olivier Faron et Tristan Lecoq (président du CA) ont affirmé, à court-moyen terme (disons une toute petite poignée d'années), que "la mort de l'agrégation" était quasiment entérinée.
    Arguments : le ministère est resté sourd aux protestations des 4 directeurs d'ENS quant à l'aménagement d'un "parcours agreg" dans la mastérisation. L'agrégation devient donc une aberration dans les systèmes européen et français, y compris pour les ENS (seuls véritables "bastions" susceptibles de se battre pour la conserver). Donc elle disparaîtra. Feront des thèses (et "enseigneront" dans le supérieur) celles et ceux qui, après un master recherche trouveront des "financements" de thèse, en étant sélectionnés sur des critères encore flous...
    En janvier, le directeur de Cachan va officiellement annoncer à ses étudiants qu'ils n'auront pas intérêt à passer le concours, et annoncera dans la foulée la suppression de la préparation à l'agreg dans son Ecole. En gros, première pierre symbolique, qui fera boule de neige.
    La droite, pour des raisons budgétaires et fonctionnelles, et une certaine gauche pour des raisons idéologiques, vont se frotter les mains.
    Cette information a été prononcée ouvertement au cours d'un CA par plusieurs hauts responsables. Ce n'est pas un bruit de couloir ou une rumeur. Il faut donc en parler au maximum autour de vous (surtout que, dans les facs, l'info arrivera sans doute très tard et sans prévenir...)."
    Faudrait-il pleurer la disparition de l'agrégation, si elle devait avoir lieu ? Le vrai problème, c'est que ces réformes se font en douce, sans concertion, ni réflexion d'ensemble sur le système éducatif. Mais à quand la suppression de l'ENA ? Là, j'applaudirais des mains et des pieds !

    jeudi 26 novembre 2009

    Edition russe du Vernis fragile d'humanité

    L'édition russe du Un si fragile vernis d'humanité doit paraître très prochainement aux Editions Rossen à Moscou. Voici la couverture choisie :

    Y a de quoi être fier tout de même ! Non, je suis tout simplement ravi. En particulier, parce que la présentation biographique évoque mon grand-père dont je porte le prénom. Il avait été, à trente ans, le dernier ministre des Affaires étrangères du gouvernement Kerensky, avant d'être emprisonné et condamné à mort par Lénine. Par chance, il réussit à s'enfuir de la forteresse Pierre et Paul à Saint Pétersbourg quelques mois plus tard, en janvier 1918. Entièrement ruiné – de sa fortune qui était immense ne lui restait qu'un porte cigarette en or - il commenca une vie nouvelle à Londres, non moins rocambolesque et brillante que la précédente. Mais c'est une autre histoire. Il est mort à soixante-dix ans, trois mois avant ma naissance. Toute mon enfance a été baignée par cette figure familiale mythique, à la fois extraordinairement douée et d'une grande complexité. Voilà que je me laisse aller à une petite histoire personnelle. Parenthèse fermée !

    L'inévitable inconstance du don

    Faut-il s'étonner que les associations souffrent à leur tour de la grave crise économique et sociale qui traverse et balaye la société française, ainsi qu'en témoignent les derniers chiffres publiés ? Que les dons diminuent alors même que les besoins des plus fragiles et des plus vulnérables sont plus grands que jamais ? Qu'un prudent désengagement se fasse jour lors même que plus d'engagement serait cruellement nécessaire ? Faut-il voir là un retour de la bonne vieille loi de l'égoïsme et de la poursuite de ses propres intérêts dans l'indifférence à ceux d'autrui que des heures moins difficiles auraient mis sous le boisseau, mais pour un temps seulement ? La conclusion ne s'impose nullement.
    La pratique du don, il est vrai, est par nature instable. Variable, elle dépend des circonstances que connaît chacun et du climat général de la société dans son ensemble. Or tout dans la situation économique actuelle pousse les individus à la prudence, à l'épargne plus qu'à la dépense généreuse, au calcul plus qu'à la spontanéité. On pouvait s'y attendre et s'il y a lieu d'en craindre les conséquences pour les bénéficiaires, rien ne justifie qu'on en tire des conclusions qui aillent au-delà de ce constat.
    On ne donne généralement pas pour des raisons relevant d'une obligation inconditionnelle, qui ferait fi des circonstances, à la manière d'un impératif catégorique, absolu. Le don, en particulier le don d'argent, n'obéit généralement pas à des raisons uniquement « morales » qui seraient assez fortes pour résister et surmonter les difficultés que chacun connaît ou craint de connaître à son tour. On donne plus ou moins. Comme on peut plus que comme on le devrait. C'est déjà beaucoup, mais ce n'est pas assez. Il est vrai : ce n'est pas assez.
    Le donateur, ou le « donacteur » dont parle Jacques Malet, n'est généralement pas un être tout à fait vertueux, ses actions sont rarement enracinées dans un sens du devoir ou une disposition assez constante pour passer outre les inquiétudes du présent et pour voir dans l'urgence des besoins une raison supérieure d'agir. Faut-il le regretter ? Mais non ! Il n'est pas nécesssaire qu'une pareille perfection ne soit pas requise, sans quoi qui serait à la hauteur de ses exigences ? Nous avons voulu que le don soit un geste banal (quoiqu'il ne soit pas sans signification). Il faut payer le prix de cette désacralisation.
    Le sentiment plus ou moins diffus de crainte et de vulnérabilité que la plupart éprouvent à l'égard de leur position personnelle – mais est-il tout à fait illégitime ? - l'emporte sur le calcul réfléchi et rationnel du coût de leur prudence sur ceux qui en bout de course en subiront les effets et qui sont, eux, dans une situation d'une bien plus grande vulnérabilité. Tel est le défaut qui accompagne inévitablement les pratiques d'aide qui s'en remettent davantage aux individus ou aux associations qu'aux administrations et aux politiques publiques. L'on comprend que, pour cette raison, ce n'est pas l'égoïsme supposé des individus qu'il faut mettre en cause, ni l'instabilité de leurs pratiques qui varient inévitablement au gré du temps, mais la brutalité de la crise, la cupidité des hommes qui en sont la cause, laquelle ne saurait être contenue par la seule bonne volonté, la générosité et la bienveillance des citoyens ordinaires. N'est-ce pas trop leur demander que de porter le poids des ravages qui jettent dans le chômage et la détresse des millions d'hommes et de femmes dans notre pays, mais dont ils ne sont nullement responsables ? Serait-ce même juste ?
    L'esprit du don ne se ramène pas à des principes de justice, mais à la conscience humaine d'une solidarité qui s'exprime lorsque les institutions protectrices font défaut ou, en tout cas, lorsqu'elles trouvent leurs limites. Et cette conscience solidaire, il importe qu'elle puisse toujours s'exprimer librement, spontanément, sans contrainte, ni manipulation (par exemple médiatique), pas plus qu'il n'est supportable qu'elle soit prise au piège de demandes concurrentielles, comme c'est parfois le cas (cette invraisemblable polémique déclenchée par Pierre Berger autour du Téléthon a quelque chose d'absurde et d'indécent). Par conséquent, il faut accepter que les dons oscillent et varient avec une certaine inconstance, qu'il y ait du plus et du moins, du « parfois » et du « pas toujours ». La générosité ou la solidarité avec les plus démunis n'est pas le contraire du calcul, mais le geste où celui-ci s'excède vers les autres. En temps d'incertitude et d'inquiétude, le calcul devient plus mesuré, plus prudent – cela signifie-t-il qu'il soit devenu plus mesquin ? Ce serait faire là aux donateurs un mauvais procès moral.
    Ce n'est pas aux individus qui donnent moins, voire même qui ne donnent pas du tout, de porter le poids de la culpabilité de la crise qui dévaste le monde et ses habitants, alors que les véritables responsables ne sont ni désignés ni inquiétés, le système seul étant mis en cause. Mais a-t-on jamais vu un système – s'agirait-il du système bancaire ou du système capitaliste néo-libéral – marcher tout seul, sans qu'il soit animé par les passions et les intérêts d'hommes de chair et de sang ? De grâce, qu'on ne se trompe pas de cible ! Surtout, qu'on n'incrimine pas les anciens donateurs d'être des individus imprévisibles, inconstants, irrationnels et versatiles. Ce serait tout de même le comble que doive révisé ce que l'esprit du don nous apprend sur les hommes et les sociétés sous prétexte que le donateur n'est pas un homme parfait.

    samedi 14 novembre 2009

    Paul Jorion : Lévi-Strauss, la machine à penser

    Merci à Paul Jorion d'avoir fait circuler sur le forum du MAUSS ce témoignage, un peu décalé, sur la personnalité de Claude Lévi-Strauss.
    "La première image qui me revient de Claude Lévi-Strauss date de la fin des années soixante et c'est celle de son dos : les longues minutes qu’il pouvait passer lors de son cours au Collège de France, le dos tourné à la salle, tout occupé au dessin d'un diagramme représentant les relations d'inversion entre divers passages de mythes amérindiens. Cette absence totale d'intérêt pour ceux qui venaient l'écouter débutait au moment où il entrait dans l'amphithéâtre, sans le moindre regard pour eux, et il ignorait tout aussi bien son auditoire au moment de quitter la salle.
    On pourrait évoquer la timidité, ou l'arrogance, mais il ne s'agissait pas de cela : c'était plutôt que les choses qui l'intéressaient étaient peu nombreuses et faisaient pour lui l'objet d'une quête d'ordre essentiellement privé. Le désir de communiquer n'était pas le sien, et s'il communiqua, ce fut principalement, et comme il se plaisait à le rappeler, à la demande d'autres : directeurs de collection, UNESCO, éditeurs, autorités académiques, etc.
    Ceux parmi ses élèves qui furent ses proches, évoquent, non sans une certaine amertume, le fait que ses contributions aux conversations qu'ils tentèrent d'avoir avec lui furent principalement monosyllabiques. Je ne lui parlai personnellement en tête-à-tête qu'en très peu d'occasions mais durant ces rares fois, mon expérience fut très différente. Je me souviens en particulier d’une conversation longue et animée que nous avons eue, vingt ans après l'époque où je participai à son séminaire consacré au rapport existant (ou n'existant pas) entre les objets mathématiques et le monde. Les interlocuteurs qu'il put trouver sur les rares sujets qui le passionnaient n'existaient en réalité qu’en très petit nombre.
    Chose à laquelle il m'est difficile de m'identifier personnellement, la quête solitaire lui paraissait non seulement le mode par défaut de la réflexion intellectuelle, mais bien plus encore, sa forme ordinaire. En témoigne en particulier, son instance à affirmer, non sans une certaine satisfaction d'ailleurs, qu’il n'était pas à la tête d'une école. Sentiment que ne partageaient ni ceux qui se considéraient légitimement ses disciples, ni les imitateurs innombrables, et au talent très inégal, de sa fameuse anthropologie structurale. L'illusion qu'il entretenait de l'absence d'une école de pensée lévi-straussienne, reflétait tout simplement le peu d'intérêt qu'avaient à ses yeux les travaux des chercheurs que son oeuvre inspirait, confirmation supplémentaire du caractère purement privé de sa « pulsion épistémophile ».
    J'ai lu ces jours derniers, les hommages de certains autres de ses élèves et nous sommes nombreux aujourd'hui à nous souvenir d'un talent très spécial dont notre maître faisait montre à l'occasion de son séminaire. Toujours attentif aux propos de son invité, il lui arrivait de le laisser se dépatouiller dans un exposé laborieux des travaux auxquels celui-ci avait consacré dix années de sa vie au moins, pour lui dire quand il avait fini : « Ne pourrait-on pas également présenter les choses de la manière suivante ? » Et de porter alors l'estocade, en faisant apparaître, pareil au magicien, l'harmonie et la beauté enfin rétablies dans leurs droits, au sein du système boiteux que le malheureux avait seulement été capable de construire.
    L'humiliation de l'invité n'était pas recherchée par lui, et il aurait sans doute été très surpris si on la lui avait mentionnée, ni non plus l'arrogance. Non : il s'agissait pour Lévi-Strauss de comprendre, et ce qu'il nous communiquait sous forme d'explication (puisqu'après tout, nous étions là), c'était ce déchiffrage qu'il avait opéré à titre privé et dont le mécanisme devait être de la même nature exactement que quand il lisait un ouvrage mal ficelé dans l'espace clos de son propre bureau.
    Le monde était en effet pour Lévi-Strauss un vaste ensemble de choses à comprendre. Il s'appliqua sans aucun doute à cette tâche dès son premier jour et il est mort, j'en suis sûr, en continuant à penser. Nous qui avons eu l'honneur de le côtoyer en avons immensément bénéficié. Qu'en a-t-il lui tiré ? Rien ou presque. Qu'importe ! la machine à penser à la fois grandiose et monstrueuse qu'il était, à la fois Dieu et animal, avait cette capacité de fonctionner en circuit fermé, sans apport extérieur. « À la fois Dieu et animal », comme Octave réfléchissant à sa double nature dans la pièce inachevée L'apothéose d'Auguste que Lévi-Strauss évoque dans Tristes Tropiques. Avec Octave se métamorphosant en Auguste, c'était certainement le paradoxe de sa propre personne qu'il mettait en scène. Sans aucune prétention d'ailleurs : la vanité n'avait aucune place dans son univers. Il était bien au-dessus de tout cela !"

    lundi 9 novembre 2009

    Violence à l'école : que faire ?

    La réponse dominante des gouvernants, du législateur et du système judiciaire à la violence et à la délinquance juvéniles est généralement de nature punitive et sécuritaire. L'idée est toujours la même : des sanctions, éventuellement pénales, sévères et un contrôle social accru sur les adolescents à risque sont mieux à même de prémunir ces phénomènes que la prévention qui s'efforce d'aider l'adolescent à développer des stratégies lui permettant de rester lier ou de se relier, de façon positive, avec sa famille, son école et la société. Bien que cette réponse soit la plus facile à adopter – surtout lorsqu'elle nourrit une rhétorique de l'autorité et de la « tolérance zéro » – en réalité, des décennies de recherche montrent que seules la prévention et une politique scolaire d'attention et d'aide aux plus défavorisés et aux plus vulnérables peut, à terme, réduire les conduites juvéniles antisociales. Un comportement antisocial est décrit comme la violation répétée des normes sociales de comportement en vigueur, « incluant généralement agressions, vandalisme, non respect des règles, défi à l'égard de l'autorité des adultes et violation des normes sociales de la société.»
    Il ne saurait être question d'exposer ici avec un peu de détails les nombreux facteurs externes (familiaux, économiques, sociaux) et internes (difficultés d'apprentissage, désordres émotionnels et comportementaux, etc.) des conduites « antisociales » agressives que les chercheurs ont dégagé. Chacun les devine aisément, à défaut de pouvoir les énumérer par le menu.
    Le point important qu'il convient de retenir, c'est la relation dynamique qui existe entre l'individu et l'ensemble de ces facteurs, lesquels interagissent également les uns avec les autres, pour former à un moment t le « caractère » d'un individu particulier, c'est-à-dire tout à la fois l'état de développement de ses capacités affectives, morales et intellectuelles et les conduites qui en découlent. Or ce « caractère », pris à un moment t, ne peut être compris dans ce qu'il est et dans ses actes, seraient-ils délinquants ou criminels, qu'à partir du moment où il est envisagé dans la totalité unifiée de l'existence qui est la sienne. L'idée qu'un individu puisse se changer librement, volontairement, lui-même, dès lors qu'il y serait contraint par les représentants de l'autorité, est encore plus fausse et vouée à l'échec lorsqu'elle s'adresse à un enfant ou à un adolescent en formation que lorsque ce discours est servi à un adulte. Dans tous les cas, la volonté est parfaitement incapable de produire ce qu'on attend d'elle, lors même qu'elle le voudrait, tout simplement parce que nous ne sommes pas à disposition de nous-même. La liberté ne peut viser qu'à la longue restauration d'une identité abîmée, non à sa transformation immédiate par un diktat de la volonté, mais cette restauration ne peut se faire sans aide. C'est là la limite que rencontre inévitablement les pratiques pédagogiques qui obéissent à une temporalité (relativement) courte, et non à la prise en charge de l'enfant dans la longue durée et qui demande des compétences particulières. Or il est notoire que les enseignants ne sont nullement formés à cette tâche. L'élève perturbateur, indiscipliné, qui ne fait pas ses devoirs, et défie l'autorité, etc. sera exclu de la classe (temporairement ou définitivement) et non pris en charge par l'institution, l'exclusion aggravant le processus de désocialisation et, potentiellement, de violence. Aussi face aux phénomènes de violence scolaire, on ne peut pas ne pas se poser la question des finalités de l'école, et des moyens qui lui sont accordés pour réaliser ses fins (transmission du savoir, apprentissage des normes de la vie sociale, etc.). Il est des cas où les moyens de la pédagogie traditionnelle se montrent totalement inefficaces. Mais là où le problème de la justice sociale se pose de façon cruciale, c'est que ce sont généralement les enfants les plus fragiles, les plus vulnérables, qui sont incapables de s'adapter et de se conformer aux normes et aux exigences de l'institution scolaire. Or, qu'on le regrette ou non, ce n'est pas une politique de sanction, de répression ou d'exclusion qui constitue la réponse appropriée à ces problèmes. C'est là pour l'école une manière de se défausser, une hypocrisie cruelle dont aucune société décente ne devrait pouvoir s'accommoder. Il faut pourtant aller plus loin.
    Les difficultés que l'institution scolaire rencontre face à la violence des plus vulnérables est une conséquence inaperçue de l'idée de contrat sur laquelle elle repose plus ou moins implicitement. Or le défaut principal des doctrines du contrat, c'est qu'elles n'admettent pour protagonistes que des individus déjà adaptés aux normes sociales et capables d'agir conformément à ce qu'elles exigent de chacun (comme sujets rationnels, responsables, autonomes, etc.) Or ce présupposé a des conséquences sacrificielles considérables envers ceux qui ne sont pas en mesure de « jouer le jeu » et qui, dès lors, ne peuvent être qu'exclus du système. N'y a-t-il pas quelque chose de profondément injuste à faire de cette capacité d'adaptation un préalable, et non une fin à viser quelles qu'en soient les difficultés et le prix, sans doute, élevé à payer ?

    samedi 7 novembre 2009

    Don Juan, le refus du repentir

    Wilhem Furtwängler dirige, en 1954, l'orchestre du Festival de Salzburg dans la scène du Commendatore du Don Juan de Mozart. Le rôle titre est tenu par Cesare Siepi qui fut un des plus grands interprètes de cet opéra :

    A voir et à écouter également, l'interprétation de Ruggero Raimondi dans le film magnifique de Joseph Losey (1979). L'on a ici l'avantage de lire les sous-titres en anglais. L'orchestre de l'Opéra national de Paris est placé sous la baguette de Lorin Maazel :


    J'ai beau connaître cet opéra à peu près par coeur, je n'ai pu m'empêcher de visionner ces extraits des dizaines de fois. Mozart met en musique la force d'âme de Don Juan, son refus du repentir, l'affirmation rebelle de sa liberté, avec une telle beauté et une telle intensité qu'elle prend une dimension dramatique presque métaphysique, si c'est le terme qui convient.

    jeudi 5 novembre 2009

    Une classe divisée

    Au lendemain de l'assassinat de Martin Luther King, Jane Elliot, une maîtresse d'école de la petite ville rurale de Riceville aux Etats-Unis, voulut faire comprendre à ses élèves ce que signifie la réalité et l'injustice de la discrimination raciale. Comme il lui était impossible de le leur expliquer de façon purement intellectuelle et qu'ils n'avaient aucune idée de ce que c'est que d'être traité de "négro", elle conçut et mit en oeuvre, en avril 1970, une petite expérience toute simple. Aux élèves de sa classe de primaire, elle affirma, le visage sévère, avec autorité, que les enfants aux yeux bleus sont "supérieurs", plus intelligents et meilleurs, que les enfants aux yeux marrons. Aux premiers furent donc attribués divers privilèges (l'autorisation de se reservir à la cantine et de jouer quelques minutes de plus à la récréation), alors que les seconds furent mis dans une position d'infériorité, obligés, par exemple, de porter un foulard bleu les rendant visibles aux yeux de tous et interdits de prendre de l'eau au même distributeur. Elle leur expliqua en outre que la couleur des yeux était dûe à la mélanine qui affecte également l'intelligence. Il fallut moins de quinze minutes pour qu'entre ces enfants qui jusque là étaient de parfaits camarades s'établissent des relations d'arrogance et d'hostilité. Le lendemain, la maîtresse avoua qu'elle s'était trompée et que ce sont les enfants aux yeux marrons qui sont supérieurs à ceux ayant les yeux bleus. Les rôles furent immédiatement renversés et ceux qui avaient été dénigrés se mirent à leur tout à rejeter et à mépriser les enfants du groupe opposé. L'expérience était en train de tourner au drame. A la grande surprise de leur maîtresse, les enfants avaient à chaque fois totalement adopté et "internalisé" l'image qui leur avait été assignée et dans cette classe où régnaient jusqu'alors l'amitié, la franchise et la confiance apparurent, à tour de rôle, des sentiments d'hostilité chez les uns et des conduites de timidité, de repli et dépression chez les autres. Ce sont jusqu'aux résultats scolaires des uns et des autres qui furent affectés. Lorsque la maîtresse les réunit enfin de nouveau et leur expliqua ce qui s'était passé entre eux - de fait, ce petit jeu malsain ne pouvait durer plus longtemps - les enfants comprirent ce que signifie concrètement la réalité de la discrimination, quels en sont les effets psychologiques désastreux sur ceux qui en sont victimes lorsqu'ils sont jugés à la couleur de leur peau comme eux-mêmes l'avaient été à la couleur de leurs yeux.
    Dans son récent livre, publié en 2008, The Lucifer Effect, Philip Zimbardo revient sur cette expérience, y voyant une parfaite illustration de ce qu'il appelle "la vulnérabilité situationnelle" des individus : comment des individus "bons", en l'occurrence de charmants enfants, peuvent être manipulés et transformés, par certaines dynamiques sociales perverses, en individus hostiles et mauvais.
    L'expérience avait été filmée et elle fut présentée, quatorze ans plus tard, en 1985, aux protagonistes de cette pièce maléfique, leur demandant comment ils l'avaient vécue à l'époque et quelle leçon ils en avaient tirée. Mais le plus étonnant, c'est que l'exercice fut répété avec d'autres adultes, aboutissant à des résultats similaires : les hommes et femmes appartenant au groupe des yeux bleus étaient rejetés, méprisés et ouvertement humiliés par ceux du groupe valorisé, les yeux marrons. La manipulation orchestrée par Jane Elliot avec une totale maîtrise, une autorité imperturbable, à certain moment même avec une colère remarquablement simulée, fonctionnait parfaitement.
    Les différentes vidéos peuvent être visionnées à l'adresse suivante :
  • www.pbs.org
    Pour de plus amples détails, voir l'article sur Wikipédia :
  • http://en.wikipedia.org
  • mercredi 4 novembre 2009

    samedi 31 octobre 2009

    Le mariage homosexuel

    Débat sur le mariage homosexuel, organisé par l'Ecole de droit de l'Université de Chicago. Les arguments pour et contre dans le cadre d'une démocratie libérale et pluraliste sont présentés par les professeurs Mary-Ann Case, Martha Nussbaum, David Strauss et James Madigan, représentant la communauté gay.
    Un des arguments généralement présentés attache le mariage à la procréation. Mais il n'existe nulle règle juridique qui attache l'un à l'autre. Au reste, l'argument de l'infertilité ne tient plus, du fait des possibilités désormais offertes par les techniques de procréation médicalement assistée. L'autre argument, souvent entendu, est que le bien des enfants recommande qu'ils soient élevés par un homme et une femme, mais il n'a rien de convaincant, les preuves empiriques faisant défaut. Quant à l'affirmation que le mariage homosexuel transgresse une loi naturelle, il ne tient pas non plus, puisque le mariage est d'abord une institution sociale et "culturelle" qui n'a rien d'une donnée inscrite dans l'ordre des choses. Reste le poids des coutumes, de la tradition, des préjugés, de représentations qui pourtant ne sont pas à mépriser puisqu'ils forgent aussi les être sociaux que nous sommes. Mais d'argument de fond qui soit rationnellement irréfutable, à moins d'adhérer à une croyance religieuse, il n'en existerait pas.
    Peut-être aucun sujet n'exprime-t-il davantage la pluralité des conceptions du bien que les sociétés libérales doivent respecter, quoiqu'il ne soit guère aisé de trouver, en cette affaire, un consensus raisonnable sur lequel les individus puissent se mettre d'accord. Resterait à s'en remettre à l'évolution des mentalités qui sauront bien un jour accepter ce qui aujourd'hui répugne encore au plus grand nombre...
  • http://uchicagolaw.typepad.com/
  • mercredi 21 octobre 2009

    Brèves réflexions sur l'esprit de la biotechnologie

    Voici donc la version définitive de l'article "Accepter le donné, maîtriser le vivant ? Brèves réflexions sur l'esprit de la biotechnologie" que j'avais présenté dans une forme antérieure en cours d'élaboration. Merci à tous ceux qui m'ont laissé des messages. J'ai essayé dans la mesure du possible de tenir compte de leurs remarques et critiques.
    "L'égalité des capacités physiques et intellectuelles, serait-elle artificiellement obtenue, ne vaudrait-elle pas mieux que l'inégale distribution des talents et des dons par la nature, la fortune ou par Dieu ? Cette inégalité n'est-elle pas la forme première de l'injustice que l'art humain – en particulier l'art politique – et la technique doivent s'efforcer de corriger conformément à l'idéal démocratique d'égalisation des conditions ? Qu'y a-t-il donc de répréhensible en soi dans le développement et la mise en oeuvre de ces moyens nouveaux que l'ingéniérie du vivant, la maîtrise croissante du génôme humain et la médecine procréative mettent à notre disposition et dont les progrès à venir sont presque sans limites ? Les couples infertiles ont désormais, avec les méthodes de procréation médicalement assistée, la possibilité de vaincre un obstacle naturel auquel ils étaient appelés jusqu'à présent à se soumettre avec une tranquillité toute stoïcienne. Les recherches sur les cellules souches embryonnaires humaines (CSEh) et la thérapie cellulaire nous donnent l'espoir de guérir dans un futur proche des maladies génétiques graves ou de réparer le fonctionnement défaillant des organes. Notre intelligence, notre mémoire, nos muscles pourront être génétiquement développés par toutes sortes de moyens qui améliorent nos capacités.
    C'est à peine si nous pouvons envisager les progrès remarquables en médecine qui s'annoncent dans un futur proche en vu de rendre l'existence humaine moins dépendante des infortunes de l'existence et de la loterie de déterminations génétiques non choisies. Bien des problèmes se posent, il est vrai, généralement de nature éthique. Le recours aux « mères porteuses » est-il ou non moralement acceptable ? Le diagnostic prénatal n'ouvre-t-il pas inévitablement la porte à des pratiques sociales et individuelles de type eugéniste ? Est-on en droit de cloner des embryons uniquement pour en extraire des cellules souches réparatrices ou bien celles-ci ne peuvent-elles être tirées que des embryons surnuméraires qui ont échappé à un projet de fertilisation in vitro, quoique dans les deux cas les embryons surnuméraires seront détruits par la suite ? Et que penser du danger de marchandisation des gènes, réduit à un matériau, tels l'uranium et le pétrole, alors que d'énormes intérêts financiers sont en jeu ? Plus généralement : ne sommes-nous pas pris dans le vertige d'une séquence cumulative quasi inexorable dont la vitesse et la démesure défient toutes nos catégories morales anciennes – de fait, tel est bien le cas – et qui exigerait que nous prenions le temps de la réflexion, que nous suspendions, le pourrait-on, la course effrénée du progrès, que se calment un moment la compétition des intelligences, les luttes étatiques de puissance et, surtout, la fureur des appétits économiques ? Ces menaces et ces dangers doivent être pris en considération avec sérieux, avec prudence, avec sagesse – toute personne douée d'un peu de bon sens en conviendra -, mais est-on pour autant justifier à considérer le développement de l'ingéniérie génétique comme un processus inévitable de dénaturation, de réification et de deshumanisation de l'homme ? Telle est la question cruciale.

    Inutile d'être un prophète de malheur

    Si les instances et les principes moraux et religieux traditionnels font défaut, qu'à cela ne tienne ! nous trouverons d'autres lieux de réflexion et de délibération, nous inventerons d'autres modes de régulation. Il y a toujours eu des hommes apeurés pour s'inquiéter des conséquences du progrès et recommander le maintien de l'ordre ancien. Ceux qui aujourd'hui brandissent l'inquiétude de nouveaux fléaux, qui plaident pour l'arrêt, le moratoire, qui n'ont que le principe de précaution à la bouche, qui se font prophètes de malheur et ne raisonnent qu'en termes de catastrophe, en quoi sont-ils autre chose que de mauvais coucheurs et des oiseaux de mauvais augure ? Ainsi parlent les découvreurs intrépides de ces nouveaux territoires de la science et de la technologie du vivant avec cette confiance - l'histoire ne leur donne pas toujours tort - qu'en dernier ressort les hommes sont toujours assez intelligents pour conjurer les périls qu'ils dressent eux-mêmes sur leur chemin. Ainsi en était-il hier. Pourquoi en irait-il différemment demain ? Ce n'est pas qu'il s'agisse d'ignorer les difficultés diverses (politiques, juridiques, éthiques), parfois extrêmement complexes, qui se posent, mais est-on justifié à ouvrir une sorte de nouveau procès en sorcellerie contre les moyens que le génie génétique et la médecine mettent à notre disposition afin d'améliorer les capacités et la santé des hommes, au prétexte que des abus inacceptables sont ainsi rendus possibles ?
    L'argument, aussi brièvement résumé soit-il, n'a rien d'imbécile et il n'est pas de raison de le mettre au compte d'une inconscience – dans l'hypothèse la plus clémente - qui tiendrait du déni de réalité. Cet argument répond à l'éthique même du savant qui est d'avancer toujours plus avant dans la connaissance et la maîtrise des phénomènes, nonobstant les convictions et les croyances qu'il est appelé à heurter, voire les dérives potentiellement dangereuses que ses découvertes exigent d'envisager et de conjurer. Mais telle n'est pas la tâche qui lui incombe. Ce sera là l'affaire du législateur, sinon des individus eux-mêmes.
    Admettons que nous ne soyons guère désireux de partager ces discours de la peur et de la catastrophe programmée, néanmoins se pose la question du jusqu'où ? Non pas celle de la mesure, mais celle de la limite : y-a-t-il en l'homme quelque chose qu'il faudrait à tout prix préserver, qui, disparaitrait-elle, nous ferait perdre une « valeur » infiniment précieuse ? La réponse que je voudrais brièvement esquisser ici est la suivante : quels que soient les progrès de l'ingéniérie génétique et les capacités thérapeutiques ou bien d'optimisation de l'espèce humaine qui nous seront offertes à l'avenir, lors même qu'elles seraient éthiquement défendables et juridiquement encadrées ce qui, avant toute chose, doit être préservé, c'est la perception de notre faiblesse, le sentiment de la contingence de notre existence, c'est-à-dire la conscience intime de la vulnérabilité humaine, la nôtre et celle des autres. Or, le problème fondamental, c'est que l'esprit – la tonalité existentielle, dirais-je - qui anime les progrès en génétique et en thérapie cellulaire va, du moins potentiellement, à l'encontre de ce sentiment.

    Ce donné qui nous précède

    On dira qu'il n'est pas juste de faire porter cette inquiétude sur la biotechnologie principalement. Elle seule pourtant concerne l'homme lui-même et non la nature qui depuis trois siècles est devenue l'objet de notre maîtrise technicienne. La nature est extérieure à nous, quels que soient les liens profonds qui nous relient à elle. Lorsque la physique, la chimie, s'efforcent d'en découvrir les lois, lorsque les applications de ces sciences nous donnent une meilleure connaissance de la raison des phénomènes naturels, nous permettant ensuite de les modifier et de les contrôler, c'est toujours à une realité qui n'est pas humaine que nous nous adressons. Avec la thérapie cellulaire et les techniques génétiques, il en va autrement. Nous devenons le sujet et le matériau de nos propres recherches et des applications techniques auxquelles celles-ci donnent lieu. Ce sont à nos capacités que nous touchons, c'est elles que nous faisons entrer dans la sphère du contrôlable, du maîtrisable, du transformable et du reproductible, dans la sphère économique du marché également. La question n'est pas de savoir si c'est pour le pire. Dans le fait, c'est parfois pour le meilleur. Mais si tout en nous, nos limites physiques et intellectuelles, pourquoi pas affectives, peuvent être améliorées, par quelque technique d'intervention et de manipulation – de là, l'immense différence avec les fins de l'éducation qui visent également à l'amélioration - si nous sommes ce que nos gènes font de nous, et que ces gènes peuvent être modifiés, les nôtres, ceux de nos enfants à venir aussi, ce n'est pas seulement le danger d'eugénisme qui se profile – il est pourtant bien réel -, c'est le sens même de notre identité propre qui se dissout et se perd dans le fantasme de l'être indéfiniment perfectible et dans la réalité de l'être qui sera toujours désespérément défaillant.
    Pour le dire en bref, l'identité psychique ne peut se constituer de façon (relativement) saine et stable que par rapport à un donné, que dans la conscience d'appartenir à quelque chose qui nous précéde : le corps qui se forme progressivement en nous, les capacités qui sont les nôtres et qui se seront, on l'espère, développées grâce à l'éducation que nous avons reçue, mais aussi la société à laquelle nous appartenons et dont les coutumes, les institutions, l'histoire et la langue étaient là avant nous. Toutes ces déterminations biologiques, psychologiques, culturelles (au sens large), qui font partie de nous-mêmes et qui nous constituent peuvent être travaillées, améliorées, développées par nos propres soins et par ceux des autres – c'est ce que nous faisons pour nous-mêmes, en tant qu'individus et en tant qu'acteurs de la vie collective, et nous le faisons plus encore pour nos enfants -, mais elles ne sont pas à notre disposition à la manière d'un mécanisme ou d'une construction qu'un architecte ou qu'un techicien pourrait transformer à sa guise. De fait, il y a bien des différences entre les pratiques du pédagogue et celles de l'ingénieur. Ajoutons, qu'il n'y a rien de plus dangereux, en général, que d'ignorer en l'homme la part de donné, de contingence et d'imperfection qui est inséparable de sa condition d'être fini et d'homme libre. Le projet de reconstruire tout ce qui est humain selon un plan de perfection rationnelle qui éliminerait ce qui échappe à la maîtrise et au contrôle est toujours potentiellement funeste. En politique, ce genre d'utopie engendre les pires systèmes totalitaires. S'ils se réclament du bien, c'est toujours à la violence qu'ils ont recours. Et le malheur les accompagne aussi sûrement que la nuit succède au jour.

    Compassion et vulnérabilité

    Si d'aventure devait être entamée la conscience que notre corps (en particulier notre patrimoine génétique) n'est pas à notre disposition – pour une personne, être un corps vivant naturel ne signifie pas qu'il le possède -, plus gravement encore, si devait se développer la croyance que notre identité, ce que nous sommes, c'est d'abord et avant tout ce que nos gènes ont prévu de nous, et qu'ils peuvent être modifiés, reparés, améliorés en vu de nous rendre plus performants (dans tous les domaines), les conséquences seraient imprévisibles. Nos capacités humaines pour se réaliser, se développer et fleurir dans la connaissance, dans la réalisation des talents de chacun, dans la relation aux autres aussi et l'amour tout particulièrement, doivent être les nôtres - les miennes, les tiennes - pas celles d'un être génétiquement manipulé, modifié, programmé, que la biotechnologie pourrait éventuellement produire. La réalisation de soi dans l'idée que nous faisons d'une « bonne vie », d'une vie d'homme accompli et digne de ce nom en relation avec les autres, n'a rien à voir avec la représentation et la fabrication d'un individu réduit à son matériel biologique. Au reste, le résultat sera toujours déficient par rapport à cette imagination, engendrant bien plus de déception, d'insatisfaction, de frustration et de ressentiment que de joie et de bonheur. On le voit déjà dans le domaine de la procréation. L'enfant programmé – viendrait-il finalement au jour, ce qui est loin d'être toujours le cas - ne sera jamais aussi beau, parfait, intelligent, etc. qu'on l'aurait voulu. Quant à l'enfant qui aura échappé à la compétence des techniciens, comment pourra-t-on le reconnaître, le respecter et l'aimer tel qu'il est ?
    Telle est la deuxième conséquence avec laquelle il faut compter. Comment éviter que la biotechnologie, du fait de l'esprit de maîtrise qui l'accompagne et qu'elle contribue à alimenter, engendre des représentations d'exclusion, puis des conduites de rejet, à l'égard de ceux qui ne sont pas conformes à la norme sociale et « technique » en vigueur, en particulier à l'égard des handicapés physiques et mentaux ? Sans doute pourra-t-on réparer leurs dysfonctionnements à l'avenir. Mais entre temps, seront-ils considérés comme des personnes humaines à part entière ? Auront-ils seulement leur place dans un monde où de telles déficiences devraient être éradiquées ? Plus généralement, l'esprit de l'ingénérie génétique, la « technicisation de la nature humaine », conduit à émousser le sentiment de compassion que nous éprouvons pour les autres, surtout lorsqu'ils sont dans l'épreuve ou les difficultés, ou qu'ils sont affectés d'infirmités graves. La compassion et l'empathie reposent sur le sentiment d'une vulnérabilité humaine partagée, qui est bel et bien notre lot à tous. La vulnérabilité ne désigne pas seulement la fragilité qui nous expose tous naturellement à la maladie, à la souffrance, ultimement à la mort. Elle désigne une capacité affective, originaire, spontanée, qui fait que ce qui arrive aux autres, à nos proches mais pas seulement, nous touche, nous concerne, nous pousse à sortir de la considération et de la poursuite de nos intérêts propres. A l'inverse, la fabrication technicienne de l'humain favorise l'idéologie individualiste de la performance, du sans défaut et du succès qui, fondamentalement, ne peut laisser émerger cette empathie dont procède pour une bonne part notre sens moral et le lien qui se tisse dans la vie sociale.

    La part du don

    Il n'est peut-être pas totalement déraisonnable de faire confiance au sens de la responsabilité des hommes, à leurs capacités de faire face aux défis de tous genres qui se posent à eux et de poser des principes et des règles protecteurs de la dignité humaine. Mais il est moins sûr qu'avec les progrès actuels des biotechnologies soit préservé ce sentiment de la vulnérabilité sans lequel il ne saurait y avoir de compassion pour les autres, en particulier pour les plus démunis et les moins favorisés, ni conscience du caractère infiniment précieux de la vie qui nous a été donnée et qu'il nous appartient de préserver en commun.
    Ultimement, la distinction traditionnelle entre le naturel et le fabriqué doit être sauvegardée si l'on veut que chaque personne soit perçue et respectée comme un être unique et irremplaçable, un sujet qui n'est pas le produit d'une chaîne de causalités, moins encore d'un « programme » conçu par d'autres, mais, comme l'explique Hannah Arendt, un « commencement ». Tel est le miracle de la natalité qu'elle relève de la nouveauté et échappe au déterminisme et à la planification. C'est avec cette part de hasard, de contingence – et pourquoi ne pas le dire ? de don - que se forme, sa vie durant, un être libre, ayant pour tâche de réaliser ses capacités les plus hautes et de vivre avec les autres. Sans doute la contingence de l'être que nous sommes provient-elle en partie de notre patrimoine génétique, mais s'il y a là une forme de dépendance (biologique), du moins n'est-elle pas imputable à la volonté d'un autre. Si ce bagage fait partie de l'être que nous sommes et détermine pour une part, mais pour une part seulement notre avenir, ce n'est pas à la manière dont une fabrication est le produit d'une intention technicienne. Bien des problèmes se posent ici et on peut aisément envisager de fortes objections. L'important, sur quoi je voudrais insister pourtant, c'est la nécessité anthropologique de maintenir la conscience que la vie humaine nous est d'abord et avant tout donnée. Les talents et les capacités qui les nôtres, comme ceux de nos proches, de nos enfants, des autres en général, ne sont pas le résultat d'un contrôle et d'une maîtrise. C'est parce que nous les avons reçus – aussi désireux puissions-nous être d'être plus doué – que nous devons les chérir et les faire croître. On aura donc compris qu'il ne s'agit pas de ne rien faire, de ne pas se soigner, de ne pas élever ses enfants, de ne pas travailler au développement de ses propres capacités. Mais il y a d'abord quelque chose qui nous échappe et que nous recevons, dont procèdent, comme le note le philosophe américain, Michael Sandel, les sentiments de responsabilité, d'humilité et de solidarité. Saint Paul pouvait bien s'exclamer « Qu'as-tu que tu n'aies reçu et si tu l'as reçu, pourquoi fais-tu comme si tu ne l'avais pas reçu ? », il n'est pas nécessaire de donner un fondement religieux à ce sentiment originaire que nous ne sommes pas à l'origine ni la cause de tout ce qui nous advient et de ce que nous sommes. La conscience du don, en somme, plutôt que l'hubris de la maîtrise (avec ses excès d'attentes, de choix parfois insolubles, de revendications, jusque dans les formes juridiques de nouveaux « droits », de déceptions finalement). Quels que soient les progrès à venir du génie génétique, ceux-ci n'excluront jamais l'échec (total ou relatif) qui est inhérent à toute activité humaine, mais au lien que nous puissions accepter cet échec comme un donné avec lequel il faut bien compter – ce qui ne dépend pas de nous, qui nous advient et que nous devons assumer et surmonter - il nous deviendra proprement insupportable. Comment une économie psychique saine, aussi bien individuelle que sociale, pourrait-elle se constituer sous l'emprise de ce diktat fantasmatique de la volonté planificatrice, du contrôle et de la perfection où rien de ce qui leur échappe ne saurait être, je ne dis pas accepté (ou plutôt toléré) mais accueilli, sauvegardé et développé ? Ce que l'esprit du génie génétique abolit, ce n'est pas l'échec – sans quoi, quel progrès resterait-il à accomplir ? - mais la capacité d'y faire face et de l'accueillir comme l'occasion d'une chance. Les dons que nous n'avons pas, les handicaps, les infirmités, les déficiences et les limites de tous ordres qui sont les nôtres, comment pourrions-nous les accepter, en nous et chez les autres, avec humilité, s'ils auraient dû ne pas être, s'ils devaient un jour être perçus comme le résultat d'un programme défaillant ? Sans doute l'argument est-il, à ce stade, trop général. Mais on voit bien qu'il touche, malgré tout, à quelque chose d'essentiel en notre humanité et qui est, peut-être, en péril.
    Nulle existence humaine ne vient au monde sans que ce soit du fait des autres – de ses parents en l'occurrence – mais la vie est, d'abord et avant tout, ce qui se donne et qui s'accueille, non ce qui se fabrique. Estomper cette différence ontologique, c'est porter atteinte à l'identité même de l'espèce humaine et, comme l'explique Habermas, à « la compréhension morale que nous avons de nous-même » en tant que nous sommes « les auteurs sans partage de notre vie personnelle », appelés à respecter les autres comme des êtres égaux de naissance, également fragiles et vulnérables.
    Tirer toutes les conséquences pratiques de cette règle directrice est évidemment hors de portée de notre petite contribution. Au reste, la conscience que l'humain n'est pas du fabricable, du modifiable à des fins de perfectionnement, est encore assez présente dans les esprits (et les politiques publiques) pour éviter que la biotechnologie ne s'égare dans les fantasmes du transhumanisme, pour lequel les contraintes inhérentes à la nature humaine (le handicap, la souffrance, le vieillissement, voire la mort) doivent être surpassées au nom de l'impératif éthique du perfectionisme. Mais pour combien de temps encore ? Dejà des voix se font entendre demandant davantage de liberté dans les recherches et de confiance dans leurs applications. A-t-on jamais vu une science et la technologie qui l'accompagne être durablement entravées dans leurs immenses possibilités (en tous domaines) par des considérations de nature éthique et anthropologique ? Nul doute que la figure libérale du Self made man est promis à un bel avenir, mais sommes-nous sûrs de vouloir le connaître s'il est à craindre qu'il ne puisse devenir notre ami ?

    samedi 17 octobre 2009

    Université

    Je remercie vivement Alain Caillé de m'avoir autorisé à publier l'article suivant qui doit paraître prochainement dans Liaisons sociales Magazine sous le titre : "Université : mort, résurrection ou léthargie" :
    "Habitué depuis quarante ans à une succession ininterrompue de réformes de l’Université qui ne parviennent à passer, par fragments plus ou moins cohérents, que pour autant qu’elles surmontent une succession tout aussi récurrente de grèves et de manifestations, le grand public n’a pas toujours bien perçu ce qu’il y avait de singulier dans les grèves qui ont bloqué pendant plusieurs mois un nombre significatif d’universités l’an dernier en réaction aux décrets d’application de la loi LRU : pour la première fois ce ne sont pas tant les étudiants que les enseignants-chercheurs qui se sont mis en grève, et qui l’ont fait également dans des secteurs peu coutumiers de la chose comme le Droit. Doit-on s’attendre à un retour de ces grèves cette année ? Bien malin qui pourrait le dire. Le plus probable semble être qu’en définitive les présidents d’université, très souvent favorables à cette loi qui, à défaut de véritables moyens financiers, leur laisse les coudées franches pour les projets propres qu’ils pourraient avoir, la mettent de fait en application sans plus guère susciter de véritables réactions chez les grévistes de l’an dernier, épuisés et découragés. Pourtant, outre le fait qu’elle laisse la communauté universitaire profondément démotivée et artificiellement divisée entre décideurs et simples enseignants, cette loi, parce qu’elle n’identifie et n’affronte clairement aucun des problèmes réels de l’enseignement supérieur en France, ne peut que les aggraver. Le problème principal est celui de son éclatement entre l’Université proprement dite, le CNRS, l’enseignement technique supérieur et le système des écoles, petites moyennes ou grandes, privées ou publiques (de plus en plus souvent privées). Est désormais institué un système de vases communicants qui prive de plus en plus les universités de la majorité des meilleurs élèves du secondaire au profit des classes préparatoires, ou des IUT et des BTS. Or cette évolution est catastrophique tant au plan de la démocratisation de notre société que de sa capacité à devenir une véritable « société de connaissance ». Les modalités de recrutement dans les grandes Écoles rendent celles-ci en effet de plus en plus élitistes et réservées aux héritiers. Et, si elles promettent des emplois rémunérateurs, elles ne préparent aucunement à la recherche et à l’innovation. À quoi il convient d’ajouter le fait que la technocratisation paroxystique de l’enseignement et de la recherche comme de leur évaluation, aboutit à une délégitimation croissante de tous les savoirs qui s’inscrivent dans le sillage de la tradition des humanités, et qu’avec eux c’est la capacité d’autoréflexion de notre société qui s’étiole. La question qui reste posée est donc celle de savoir si les coordinations et les syndicats opposés à la loi LRU sauront prendre la pleine mesure de ces enjeux, dépasser des prises de position défensives et/ou corporatistes pour se mettre d’accord sur un ensemble minimal de propositions centrales qui permettent d’envisager enfin une véritable refondation de l’Université."

    vendredi 16 octobre 2009

    Henry Sidgwick

    Hortense Géninet vient de publier un ouvrage (disponible en particulier à la librairie Vrin) consacré à la pensée politique de Henry Sidgwick (Henry Sidgwick et la politique moderne dans les Elements Politiques), préfacé par mon ami et collègue René Daval. Cette publication mérite d'être signalée, si rares sont les travaux consacrés à ce grand penseur de l'utilitarisme classique - en France, mais également, quoiqu'ils soient tout de même plus nombreux, dans le monde académique anglo-saxon. The Methods of Ethics (1874) est pourtant l'un plus importants livres de philosophie morale du XIXe siècle.
    Et, quel beau visage, n'est-ce pas ?













  • www.henrysidgwick.com
  • mardi 13 octobre 2009

    Questions de justice sociale

    Cet extrait (traduit par moi) de l'introduction du dernier ouvrage de Martha Nussbaum, Frontiers of Justice (Harvard University Press, 2007), expose les principales raisons de sa critique de la doctrine des droits et du contrat social.
    Ne s'appliquant qu'à des individus rationnels qui participent à part entière aux relations sociales, la tradition contractualiste (jusque chez Rawls) exclut nécessairement tous ceux qui, pour diverses raisons, ne sont pas en mesure d'être des acteurs utiles et "efficaces", au sein d'une société comprise comme un système de coopération en vu de l'avantage mutuel. Son approche, plutôt que sa doctrine, des capacités s'efforce de pallier ce défaut.
    "La plupart des théories de la justice dans la tradition occidentale ont ainsi été coupablement inattentive à l'exigence d'égalité de la part des femmes et aux nombreux obstacles qui se sont dressés, et qui se dressent encore, sur ce chemin de l'égalité. Leur abstraction, quoique précieuse sous certains aspects, dissimulait une incapacité à affronter un des plus sérieux problèmes qui se posent. Se préoccuper comme il convient du problème de la justice des sexes a de considérables conséquences théoriques qui impliquent de considérer la famille comme une institution politique et non comme une part de la « sphère privée » qui est l'abri de la justice. Corriger les omissions des doctrines précédentes ne consiste pas à appliquer de bonnes vieilles théories à un nouveau problème : c'est leur structure théorique qu'il convient de redresser.
    Il est aujourd'hui trois problèmes de justice sociale qui ne sont pas résolus. Or la négligence dont les théories existantes témoignent à leur endroit rend celles-ci particulièrement problématiques. (Nul doute qu'il reste d'autres problèmes semblables que nous n'avons pas encore aperçus.) Le premier problème tient à l'obligation de faire justice aux êtres qui ont des déficiences physiques ou mentales. Ces individus sont des individus à part entière, mais ils n'ont toujours pas été inclus dans les sociétés actuelles comme des citoyens, sur la base de leur égalité avec les autres citoyens. Etendre l'éducation, les soins de santé, les droits politiques et les libertés, et attribuer, plus généralement, une citoyenneté égale à de tels individus, apparaît comme un problème de justice, et même l'un des plus urgents. Le fait que la solution de ce problème exige une nouvelle façon de penser qui est le citoyen et une nouvelle analyse de la coopération sociale qui ne soit pas centrée sur l'avantage mutuel ; le fait qu'elle exige d'insister sur l'importance du soin (care) comme un bien social premier conduit, non pas simplement à une nouvelle application des anciennes théories, mais à une reconfiguration de leur structure théorique.
    Deuxièmement, c'est un problème urgent d'étendre la justice à tous les citoyens du monde, de montrer – au moins théoriquement - comment nous pourrions réaliser un monde qui soit juste dans son ensemble ; un monde dans lequel les hasards de la naissance et de l'origine nationale ne faussent pas, à l'avance, les chances de la vie des hommes. Parce que toutes les doctrines occidentales majeures de la justice sociale partent de l'Etat-nation comme de leur unité de base, il est vraisemblable qu'on ne pourrait envisager correctement une solution à ce problème qu'en établissant de nouvelles structures théoriques.
    Enfin, nous devons faire face aux problèmes de justice qui tiennent à la façon dont nous traitons les animaux. Les animaux souffrent douleur et indignité entre les mains des hommes. Cette réalité a souvent été considérée comme un problème éthique, mais il est bien plus rare qu'elle ait été comprise comme un problème de justice sociale. Si nous la considérons ainsi – les lecteurs de ce livre auront à juger par eux-mêmes si notre démonstration a été convaincante – il est clair à présent que ce nouveau problème exige également un changement théorique. Les images de coopération sociale et de réciprocité qu'exigent la rationalité entre toutes les parties devront être rééxaminées, et de nouvelles images d'un genre différent forgées."

    vendredi 9 octobre 2009

    Le bonheur de Celibidache

    Un petit répit dans nos publications et le bonheur de retrouver le bonheur, l'humour aussi, du grand chef, Sergiu Celibidache, dans une répétition du Requiem de Mozart. Quelques images sont extraites de ce merveilleux film, dont je vous ai déjà parlé, "Le jardin de Celibidache" :

    jeudi 8 octobre 2009

    Coopération en entreprise

    Un large extrait de la recension élogieuse du dernier livre du sociologue Norbert Alter, Donner et prendre. La coopération en entreprise (publié aux éditions La Découverte) par Jean Bastien, critique à la revue Nonfiction.fr :
    "Il n’y a pas de coordination sans coopération, ou très limitée, et n’y a pas de coopération sans sentiment, explique Norbert Alter : “les règles, pour être efficaces, supposent que les salariés les investissent de leur être, de leurs engagements affectifs et moraux réciproques, de leur conception et de leur expérience du rapport aux autres.” La théorie du don/contre don permet d’en rendre compte, notamment en restituant la dimension affective des échanges sociaux, où entrent la fierté, la sympathie, la gratitude, etc. On sait que cette théorie suppose trois actions indissociables : donner, recevoir et rendre, qui ensemble créent des liens, qui eux-mêmes permettent la circulation des biens. L’auteur montre sur des exemples et en donnant largement la parole aux salariés qu’il a rencontrés que cette grille, élaborée à l’origine pour expliquer le fonctionnement de sociétés primitives, permet également d’analyser les relations de travail du monde contemporain. Donner est un acte volontaire qui n’est ni obligatoire, ni dicté par la coutume, et qui a une finalité non directement économique. Il suppose un sacrifice (employé ici au sens commun) ou encore une dépense. Le don s’accompagne d’une dramatisation ou d’un soulignement du geste de la part du donateur, auquel répond normalement une manifestation de sympathie de la part du donataire, car le don touche et produit une émotion, explique l’auteur. Enfin, “la gratitude engage le donataire pour une durée illimitée, sans que soient précisés la nature des prestations à fournir en contrepartie du don reçu et le délai dans lequel elles doivent l’être.
    (...)
    L’entreprise tire un grand parti de ces comportements, qui viennent notamment pallier les insuffisances de l’organisation, tout en refusant le plus souvent d’en être redevable aux salariés. Pour cela, elle évite soigneusement de les reconnaître comme des dons et a fortiori de les célébrer (y compris en décourageant les fêtes de toutes sortes que les salariés organisaient fréquemment, il n’y a encore pas si longtemps), allant parfois jusqu’à leur dénier complètement ce statut, même si elle n’imagine pas s’en passer. Alter explique que le management se divise entre un management par l’amont, fondé sur des principes de standardisation et de rationalisation et des critères d’efficacité étroits, et un management par l’aval, qui tolère “des arrangements, l’existence de réseaux et même la transgression des procédures dans la mesure où ces actions permettent de bien travailler et d’être plus efficace qu’en respectant à la lettre les règles de l’organisation”. Confrontés à ce qu’ils perçoivent comme de l’ingratitude, les salariés comptent ou raisonnent, de plus en plus, leur engagement (en prenant plus de distance par rapport à des formes d’adhésion qui étaient autrefois peu ou pas du tout questionnées). Selon leur situation et leur personnalité, ils continuent à donner ou veillent, au contraire, à l’équilibre de leurs échanges. Et ils ciblent l’ensemble de leurs collègues et la collectivité en général ou limitent, à l’opposé, leurs échanges à un petit nombre d’individus, explique Alter, qui distingue ainsi quatre attitudes-types : le don affinitaire, la tentation de l’égoïsme, le don altruiste et la logique nostalgique. Ce qui n’est pas sans poser un problème : les entreprises se privent ainsi, de plus en plus, du bénéfice de tous ces dons, qu’elles mésestiment, en poursuivant, circonstance aggravante, une chimère de mobilisation efficace des salariés, à laquelle elles restent attachées par principe plus que par raison, explique l’auteur. Il va falloir un peu de temps pour assimiler cela, y réfléchir, et essayer d’en tirer les conséquences. Le lecteur pressé pourra lire seulement la conclusion, qui résume magnifiquement l’ensemble du livre."
    L'intégralité de l'article peut être consulté sur le site de la revue :
  • www.nonfiction.fr
  • mercredi 7 octobre 2009

    Prééminence de la vie philosophique

    Petite suite de notre réflexion sur la morale et la contingence :
    Dans la République, en particulier, Platon soutient que la vie la meilleure pour un être humain est la vie du philosophe, celle qui est dédiée à la connaissance et à la contemplation de la vérité : une vie dans laquelle la raison évalue, ordonne et exerce son contrôle et sa maîtrise sur les autres fins de l'existence. La position dans laquelle se trouve placé le philosophe est celle de l'âme affiliée au divin qui se tient en elle même au-delà des limitations et des restrictions sensibles et affectives qu'impose la vie des hommes ordinaires, autrement dit : au-delà de toute forme de contingence. Seule l'activité intellectuelle(noétique) du philosophe est dotée d'une valeur absolue (non instrumentale), et ceci tient au fait qu'elle seule est une activité à la fois pure - choisie pour elle-même, elle a pour objet des paradigmes qui existent en eux-mêmes, sans être mélangés de leur contraire ; stable,les objets de l'intellect étant éternels ; et une activité consacrée à la vérité. Comme on le sait, Platon soutient constamment que les activités qui possèdent de telles caractéristiques seraient choisies par un individu rationnel se plaçant dans la position rationnelle appropriée, c'est-à-dire dans la position du philosophe qui ne considère pas les besoins humains comme faisant partie authentiquement de sa nature, et qui rejette comme dénuées de valeur les activités qui leur sont associées.
    Toutefois, le point de vue platonicien de la perfection n'est pas immédiatement accessible à toute créature qui voudrait l'assumer. C'est une longue et difficile affaire d'apprendre à se détacher de nos besoins naturels et de nos intérêts, et d'agir en conséquence. Le Phédon décrit ainsi la vie entière comme un apprentissage de la séparation de l'âme et du corps, et la République est, pour moitié, un livre consacré à l'éducation, c'est-à-dire à la conversion de l'âme « d'un jour plus ténébreux que la nuit vers le jour véritable » qui doit nous délivrer de notre manière naturelle de voir les choses.
    Ce n'est pas seulement dans le domaine éthique – si tant qu'on puisse à proprement parler d'une « éthique » platonicienne - que le rejet de la contingence, de l'indétermination, de l'instabilité fait sentir toutes ses implications, mais également dans l'ordre de l'ingénierie politique. On s'en tiendra, pour illustrer brièvement ce propos, aux préconisations socratiques, au livre V de la République, concernant la propriété et la famille, ces deux sources notables de conflits. La cité n'éliminera pas tout à fait la propriété ni la famille, mais elle s'efforcera d'éradiquer tout lien parental particulier et toute appropriation personnelle d'un bien qui échapperait à la communauté elle-même : ce à quoi les hommes sont attachés par de profonds liens affectifs et intérêts légitimes.
    Au sens le plus général, la vie du philosophe réalise l'ordre, la stabilité et la connaissance au prix du dépassement et, en réalité, de la négation de tout ce qui relève de la contingence (du devenir) et du particulier (posé dans sa singularité unique). C'est à cette condition qu'une telle vie accède à un bonheur que rien ne vient diminuer - une thèse qui sera radicalisée par la doctrine stoïcienne de
    l'identité de la vertu et du bonheur (qu'Aristote avait partiellement rejetée, introduisant la nécessité de certains biens «extérieurs » en vu du plein accomplissement de la vie bonne – au reste, ces biens ne sont pas seulement extérieurs : une trop grande disgrace physique est aussi un obstacle ).
    Il ne serait guère difficile de montrer à quel point existe une continuité intentionnelle profonde entre les systèmes de pensée qui ont pour trait commun – de Platon à Bentham, en passant par Kant, pour une fois placé aux côtés de ce dernier, les Stoïciens et les disciples d'Epicure – de vouloir mettre les conduites humaines à l'abri de l'inquiétude de l'indétermination, de l'inconstance des désirs et de l'affectivité et, par conséquent, de la contingence. Ce trait leur donne une unité qui ne supprime nullement, bien évidemment, les différences profondes, parfois abyssales, qui les distinguent par ailleurs.