On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 29 octobre 2008

Michel-Ange, suite

Sur l'un des dessins d'étude et d'esquisse de la sculpture, une Pietà, à laquelle il travaillait quelques jours encore avant sa mort le 18 février 1564, Michel-Ange avait jeté à la hâte : « Dans toutes mes pensées, la mort est maintenant sculptée au ciseau.»
Dans l'un des derniers sonnets (LXXXIII), rédigés à cette époque où il sentait sa fin proche, ce thème résonne en accents douloureux où se lisent les disputes de son âme tourmentée :

"Voilà déjà rendue la course de ma vie,
Par une frêle nef sur la mer en tempête,
Au port commun où l'homme s'en vient rendre
Raison de ses actions déplorables ou pies.

Ma chère fantaisie, qui fit de l'art
Mon idole et mon roi, je vois bien à présent
Combien d'erreur elle était lourde et ce que vaut
Ce que l'homme désire encontre son salut.

Or que sont devenus les amoureux pensers,
Jadis vains et joyeux, quand j'approche deux morts ?
Car d'une je suis sûr et l'autre me menace.

Et l'âme désormais ni peindre ni sculpter
Ne me l'apaiseront : tournée vers cet amour divin
Qui, pour nous recevoir, ouvrit en croix les bras."

Guinto è già 'l corso della vita mia
con tempestoso mar, per fragil barca,
al comun porto, ov'a render si varca
conto e ragion d'ogni oper trista et pia.

Onde l'affettüosa fantasia
che l'arte mi fece idol e monarca
conosco or ben com'era d'error carca
e quel c'a mal suo grado ogn'uom desia.

Gli amorosi pensier, già vani e lieti,
che fien or, s'a duo morte m'avvicino ?
D'una so 'I certo, e l'altra mi minaccia.

Né pinger né scolpir fie più che quieti
l'anima, volta a quell'amor divino
c'aperse, a prender noi, 'n croce le braccia"





















Déploration du Christ mort

lundi 27 octobre 2008

Léo Strauss et Eric Voegelin

L'actualité éditoriale nous livre deux ouvrages, dont se réjouiront ceux qui savent l'importance majeure de ces deux penseurs, l'un désormais assez connu, l'autre, hélas, fort peu : Léo Strauss (1899-1973) et Eric Voegelin (1901-1985).
Du premier sont édités, sous le titre La philosophie politique et l'histoire (Le livre de poche, 2008), une série d'études passionnantes où revient comme un thème récurrent la critique des différentes expressions de l'historicisme moderne. Au reste, c'est là un pléonasme puisque les Anciens ignoraient tout, et ce jusqu'à la fin du Moyen-Age, des présupposés de cette "contextualisation" de la pensée des grands philosophes du passé qui interdit de leur donner une portée d'universalité et qui ramène la quête de la vérité éternelle qu'ils poursuivaient à n'être que des expressions sociales, culturelles, propres à leur temps, mais qui n'ont aucun caractère de transcendance.
Mon ami, Thierry Gontier, signe avec son Voegelin, Symboles du politique (Le bien commun, Michalon) une présentation claire et dense des thèses essentielles de ce penseur, injustement méconnu en France, qui fut l'ami de Léo Strauss - il entretint avec lui une correspondance qui a été publiée et qu'il faut lire (Foi et philosophie politique : la correspondance Strauss Voegelin, 1934-1964 (Vrin, 1993).
Disciple de Hans Kelsen, Voegelin fuit l'Allemagne nazie en 1938 et s'installa aux Etats-Unis - tout comme Strauss - où il entreprit une vaste et puissante critique du positivisme juridique de son maître, entendant fonder une "nouvelle science politique" à la fois prescriptive et normative, capable, ainsi que le note Thierry Gontier, de renouer avec l'epistémé des Anciens.
Ces deux grands maîtres de la pensée politique contemporaine doivent être lus en contrepoint à l'oeuvre de Hannah Arendt, à laquelle tous deux s'opposent pour la raison première et décisive qu'ils ne pensent pas, comme elle l'affirme, que la pensée politique ne puisse ni ne doive avoir affaire avec la question philosophique de la vérité.
Qu'on voit en eux deux penseurs "réactionnaires", critiques de la modernité, l'un attaché à montrer toute l'actualité de la pensée des Anciens (en particulier Platon et Aristote), l'autre à enraciner l'ordre politique dans une expérience religieuse, est une facilité à laquelle il n'est pas sérieux de se prêter, ne serait-ce que parce que tous deux sont ainsi conduits à poser une question que la démocratie ne saurait éluder lorsqu'elle s'interroge sur elle-même - celle de la nature du "meilleur régime" et du fondement des principes qui la structurent - et qu'ils ont affronté,avec une profondeur inégalée, le fait "historial", pour parler comme Heidegger, constitutif des Temps modernes qu'est le nihilisme.

samedi 25 octobre 2008

Pourquoi tarder à nous fêter l'un l'autre

En cette nuit où l'on passe à l'heure d'hiver, je songe - Dieu sait pourquoi - aux poèmes passionnés que Michel-Ange écrivit au bel adolescent dont il s'éprit, à l'âge de cinquante ans, Tommaso dei Cavalieri - il fallait qu'il fut beau de la beauté foudroyante qui était la sienne pour porter un tel nom - et à cet extrait tout particulièrement :

"Tu sais bien que je sais, mon seigneur, que tu sais
que je m'en suis venu jouir de toi de plus prés ;
et tu sais que je sais que tu sais qui je suis :
alors, pourquoi tarder à nous fêter l'un l'autre ?
Si l'espoir dont tu m'as bercé n'est pas trompeur,
s'il est vrai que tu vas combler mon grand désir,
que s'abatte le mur qui les sépare encore,
car le tourment qu'on cèle est un double martyre ..."

Ne voyez dans ce choix aucune intention équivoque : c'est une affaire de justice.
Il faut rendre à Michel-Ange une part de son génie que l'on connait peu : celle d'un grand poète qui livre dans ses vers les ardeurs d'une âme tour à tour éprise des fièvres de l'amour, des aspirations de l'âme vers l'indicible, et, à la toute fin de sa vie, d'un dépouillement de l'art et de la beauté elle-même - il les avait pourtant servis avec une dévotion héroïque - qui ne laisse plus de place qu'à un sombre et bouleversant dialogue avec Dieu.
Heureux quiconque rencontre sur son chemin, serait-ce dans sa vie une fois seulement, l'être à qui lui vient de poser cette question en guise de promesse : "Pourquoi tant tarder à nous fêter l'un l'autre ?"
Si vous ne les connaissez pas, lisez, lisez les poèmes de Michel-Ange dans la très belle traduction de Pierre Leyris, publiés dans la collection "Poésie", Gallimard.

vendredi 24 octobre 2008

Taser et torture (suite)

Le Réseau d'Alerte et d'Intervention des Droits de l'Homme (RAIDH) a rendu, le 8 février 2008, son rapport sur "L'usage de pistolets électriques paralysants par les forces de l'ordre française" au Haut commissariat aux Droits de l'Homme et au groupe de travail du Conseil des Droits de l'Homme des Nations Unies.
J'en extrais ce passage :
"Les PIE infligent de grandes souffrances physiques ou mentales et portent atteinte à la
dignité humaine de la victime. Infliger une telle douleur à une personne ne peut être en
aucun cas justifié. De plus, immobiliser une personne en la laissant plusieurs secondes
paralysée revient à la mettre dans une situation dégradante.
Et, si l’objectif est d’immobiliser la victime, il faut se demander si un tel objectif nécessite
de faire subir un choc électrique aussi fort. On peut se demander si d’autres moyens ne
peuvent être utilisés et si le recours au PIE n’est pas disproportionné. Il n’est pas justifié
d’infliger des traitements cruels, inhumains et dégradants à une personne en vue de
l’immobiliser, l’arrêter ou l’interroger."
La société Taser international présente le PIE (Taser X 26) comme une arme non-mortelle permettant d'éviter des "bavures" policières et de "sauver des vies". Pouvant immobiliser un individu situé à 7 mètres de distance, elle lui envoie des décharges électriques de 50000 volts, pendant au moins 5 secondes, qui coupent la liaison entre son cerveau et ses muscles.
Cette arme de neutralisation - en réalité, d'électrocution -, qui remplace les techniques traditionnelles d'interpellation, est accusée d'être responsable de plus de 160 décès aux Etats-Unis et au Canada et, pour nombre d'ONG, il s'agit, en effet, d'un instrument de torture ou bien infligeant des "traitements cruels, inhumains ou dégradants", qui viole les dispositions du droit international prohibant de tels actes.
En 2006, dans près de 3/4 de cas (74 sur 95), le Taser a été utilisé par la gendarmerie nationale française en vue de "réduire" des actes de "résistance manifeste", mais seulement 4 fois en état de (prétendue) "nécessité" et 14 fois (13%) en état (toujours prétendument) de "légitime défense". En sorte que ce qui est dénoncé, c'est son usage totalement "disproportionné" par rapport à ce qu'eussent exigé les cas dans lesquels il a été très généralement employé.
Selon une note du Directeur genéral de la police nationale, en date du 9 mai 2007, que RAIDH a pu se procurer :
" L'utilisation d'un pistolet électrique par un policier est assimilable à l'emploi de la force. Celui-ci n'est possible que lorsque les conditions requises par la loi l'autorisent. Il en est ainsi prioritairement lorsque le fonctionnaire de police se trouve dans une situation de légitime défense (article 122-5 du code pénal).
En dehors de cette hypothèse principale, l'emploi de cette arme, qui doit en tout état de cause rester strictement nécessaire et proportionné, peut également être envisagé :
- soit dans le cadre de l'état de nécessité (article 122-7 du CP) ;
- soit en cas de crime ou délit flagrant pour en appréhender le ou les auteurs (article 73 du code procédure pénale), mais sous certaines conditions. Toujours strictement nécessaire et proportionné, l'usage ne pourra en être fait qu'à l'encontre de personnes violentes et dangereuses.
Je rappelle également que les pistolets à impulsions électriques sont inscrits sur la liste des matériels qui, en cas de mésusage ou d'abus, peuvent relever des cas de traitements cruels, inhumains ou dégradants (annexe III du règlement CE n° 1236/2005 du Conseil du 27 juin 2005 concernant le commerce de certains biens susceptibles d'être utilisés en vue d'infliger la peine capitale, la torture ou d'autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants)."
RAIDH souligne ainsi "le décalage manifeste entre la recommandation théorique selon laquelle l'usage d'un pistolet à impulsion électrique doit [peut, aurait été plus juste] prioritairement être exercé en cas de légitime défense et la réalité des pratiques."

  • www.raidh.org

    Voir également le rapport de la Commission nationale de déontologie de la sécurité (2006) qui mentionne deux cas d'usage abusif du Taser en France, en particulier par le GIPN sur une détenue handicapée :

  • www.raidh.org

    Je vous le demande : mais dans quel pays sommes-nous ?
  • jeudi 23 octobre 2008

    Stanley Milgram

    Petit entretien avec le psycho-sociologue Stanley Milgram, auteur de l'expérience choc, menée au début des années soixante à l'université de Yale, sur la soumission à l'autorité, que j'ai longuement présentée et analysée dans Un si fragile vernis d'humanité . Où l'on voit comment, dans certaines circonstances et sous l'influence de certains facteurs bien précis, des individus "ordinaires", incapables, pensent-ils, de faire souffrir un innocent se transforment en tortionnaires, envoyant des décharges électriques de 450 volts à un "élève", simplement parce que ordre leur en ait donné.


    mercredi 22 octobre 2008

    Le Taser, une forme de torture selon l'ONU

    La France ne serait pas concernée par la torture ? Eh bien, si !
    L'utilisation du pistolet Taser, qui est en service depuis 2006 - plus de 3000 ont été livrés à la police et à la gendarmerie - constitue "une forme de torture" et "peut même provoquer la mort", a affirmé vendredi 23 novembre 2007 le Comité de l'Onu contre la torture.
    "Dans certains cas (l'usage de ces armes) peut même causer la mort, ainsi que l'ont révélé des études fiables et des faits récents survenus dans la pratique", a fait valoir le Comité.
    Voir, à l'adresse suivante, la vidéo choquante, tournée par un résidant de Vancouver, qui montre les derniers instants de Robert Dziekanski, un Polonais de 40 ans, mort après avoir reçu deux décharges électriques à l`aéroport de Vancouver en octobre 2007.

  • http://videos.nouvelobs.com

    Dans le journal Libération de ce jour, à lire le témoignage cauchemardesque de Vincent Stasi qui a passé, entre 2006 et 2008, deux années en détention. Il y relate les actes de viol et de torture dont il a été victime de la part d'autres détenus à la maison d'arrêt Saint-Paul à Lyon, puis à celle de Villefranche-sur-Saône.
    On peut bien se boucher les oreilles et se voiler la face, la prison fait partie intégrante de notre monde. Est-ce dans celui-ci, où de telles brutalités sont possibles, que nous voulons vivre ?
  • Présentation

    Merci au philosophe et écrivain, Emmanuel Ioannidis, de la présentation, claire et juste, qu'il donne de certaines des thèses principales du Un si fragile vernis d'humanité, et que l'on peut lire à l'adresse suivante :

  • www.contre-feux.com
  • mardi 21 octobre 2008

    Hélène Grimaud

    Eh bien, je l'avoue tout de go, la notoriété et les loups n'y sont pour rien : Hélène Grimaud, je l'aime et l'admire tout simplement, comme artiste (en particulier son interprétation du 1er concerto pour piano de Brahms sous la direction de Kurt Sanderling), comme écrivain aussi (ses Leçons particulières, Pocket, 2007, sont une superbe pause méditative). Elle est belle, intelligente, si attachante en tous points. C'est toujours un bonheur de la voir et de l'entendre parler, comme dans cette série de courts entretiens mis en ligne sur Rue 89. Mais non, malgré ce qu'on a pu dire ou écrire, elle n'a rien d'une insupportable "poseuse".
    Il est vrai, comme le disait Hegel, qu'"il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre", mais ça, n'est-ce pas ? c'est du ressentiment. A moins d'être Tolstoï, se livrant dans Guerre et paix à montrer tout le ridicule de Napoléon, mieux vaut se garder de ce genre d'exercice qui n'abaisse et ne dégrade que celui qui s'y livre. A ces facilités, généralement mesquines, je préfère personnellement les exercices d'admiration.
    Mon seul regret : n'avoir pas reçu de réponse à l'envoi du Si fragile vernis d'humanité que je lui ai fait parvenir par son agent. Nous avons pourtant en commun - je l'ai entendue un jour se prononcer sur ce sujet - de savoir que la couleur qui sied le mieux aux hommes n'est ni le blanc ni noir, mais le gris.

    Entretien sur la torture

    Le long entretien d'une heure donné hier sur Radio Aligre, autour du Bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l'injustifiable, peut être écouté à l'adresse suivante :

  • www.aligrefm.fr
  • vendredi 17 octobre 2008

    Hiroshima : le philosophe et le pilote

    Les éditions du Seuil viennent de publier, sous le titre Hiroshima est partout, la passionnante correspondance que le grand philosophe allemand, encore trop méconnu, Günther Anders (1902-1992), entretint, entre juin 1959 et juillet 1961, avec Claude Eatherly, le pilote de l'avion de reconnaissance, The Straight Flush, qui confirma à l'Enola Gay, au petit matin du 6 août 1945, que les conditions météo étaient "idéales" pour le lancement de la bombe sur Hiroshima.
    De tous les membres de l'escadron, composé de sept bombardiers B 29 qui participèrent à la mission sur Hiroshima, Claude Eatherly est le seul qui ait, par la suite, développé un sentiment intense de culpabilité au point de ruiner son équilibre psychique. Pacificiste acharné à dénoncer les horreurs de la guerre, il devint un militant de la lutte contre le développement de l'arsenal atomique. Mais il y a plus extraordinaire. Refusant d'être considéré comme un héros national et impuissant à faire admettre par les citoyens et les autorités de son pays la culpabilité qu'il éprouvait, mais qui était aussi la leur, il ne trouva d'autre moyen d'être puni que de monter des braquages de banques et de bureaux de poste, sans toutefois ne jamais rien emporter de ses forfaits, à la suite de quoi il fut condamné à quelques mois de prison, avant d'être enfermé pendant près de huit ans au Veterans Administration Hospital (Waco, Texas).
    C'est à cette époque de sa vie que Gunther Anders lui écrivit une première lettre qui préluda à un long échange, bientôt chaleureux et amical. Le philosophe avait compris que les actes de délinquance commis par Eatherly et sa souffrance psychique ne s'expliquaient nullement par les desordes mentaux d'un aliéné, mais qu'ils étaient l'expression, moralement admirable, de la conscience du mal auquel il avait participé malgré lui, étant "la victime à vie d'une expérience qui n'était pas de sa faute" (p. 416).
    Voici le portrait qu'Anders dresse de cet homme dans lequel il voyait une incarnation de la responsabilité morale d'aujourd'hui :
    "Je suis convaincu qu'il est victime d'une situation entièrement nouvelle. Jamais auparavant un tel décalage n'avait existé entre les conséquences possibles des actes d'un homme et sa faible capacité à en imaginer les implications. [C'est là un thème majeur de la pensée d'Anders que l'on retrouve chez Hannah Arendt, dont il faut le premier mari]. Depuis que Claude a vu les conséquences épouvantables de sa mission à Hiroshima, sa vie tout entière a consisté à tenter de comprendre ce qu'il considère comme sa "culpabilité" et de rendre cette culpabilité visible aux yeux des autres. Tous ses actes en partie "insensés" et "criminels" résultent de sa frustration : il a recouru à des actes qui sont reconnus comme criminels afin de prouver à ses frères humains qu'il n'est pas aussi innocent qu'ils le pensent. Alors que des gens ordinaires sont coupables à cause de leurs actes, il a commis des actes afin de prouver sa culpabilité" (p. 386, souligné dans le texte).
    Il n'existe, à ma connaissance, qu'un seul autre exemple d'homme ayant développé une maladie neurologique incurable, en vue d'expier son adhésion à une idéologie maléfique - en l'occurence le communisme stalinien : c'est le grand poète polonais, Alexandre Wat, dont il faut lire les entretiens qu'il eut avec Czeslaw Milosz, publiés dans Mon siècle (L'Age d'Homme, Editions de Fallois, 1989).
    Quelle différence avec l'argument des criminels de guerre, mille fois entendu dans tous les prétoires depuis le tribunal de Nuremberg, qu'ils sont "innocents" et n'ont fait qu'obéir aux ordres. Dans les dizaines de lettres écrites par Claude Eatherly à Günther Anders, à aucun moment n'a-t-il recours à cet expédient qui eût préservé son psychisme mais ruiné sa conscience et son âme.

    mercredi 15 octobre 2008

    Milan Kundera, livré à la meute

    "Selon des documents d'archives exhumés tout récemment, un rapport de police datant de mars 1950 identifie Milan Kundera comme source de renseignements ayant conduit à l'arrestation de Miroslav Dvoracek, un homme qui avait fui la Tchécoslovaquie après le coup de Prague en 1948 et avait rejoint un service secret dirigé en Allemagne par des émigrés tchécoslovaques.
    Le rapport de police en question a été découvert par Adam Hradilek, de l'Institut tchèque d'étude des régimes totalitaires, et l'hebdomadaire tchèque Respekt s'en est fait l'écho.
    Dvoracek avait franchi les montagnes à la frontière tchécoslovaque pour retourner incognito dans son pays dans le cadre d'une mission en 1950. Une amie l'avait hébergée dans sa chambre, dans une résidence universitaire, mais Kundera, selon le rapport, avait eu vent de sa présence et l'avait signalée à la police.
    "Je n'ai jamais vu cet homme, je ne le connais pas du tout", a affirmé Kundera à l'agence CTK.
    "Ce n'est pas vrai, le seul mystère que je ne peux pas expliquer est la façon dont mon nom s'est retrouvé là", a-t-il ajouté.
    L'homme dénoncé avait été arrêté pour trahison, espionnage et désertion, et il a fait 14 ans de détention, notamment en camp de travail dans une mine d'uranium."

  • www.lexpress.fr

    Comment peut-on mettre en cause et souiller l'honneur d'un homme - serait-il un écrivain mondialement célèbre - sur la seule foi d'une fiche de police ? Ne sait-on pas, et d'autres exemples peuvent être donnés, que, provenant des archives des régimes totalitaires - tel était le cas de la Tchécoslovaquie dans les années cinquante - de tels documents doivent être maniés avec la plus extrême précaution ? Les historiens et les chercheurs qui travaillent sur de semblables matériaux le savent pertinement. Bronislaw Geremek, cette admirable figure de la dissidence polonaise, fut victime, peu de temps avant sa mort, d'une accusation comparable. Mais qu'importent ces réserves, si c'est là l'occasion bénie de faire un coup médiatique dont il sait qu'à l'instant il sera répercuté dans le monde entier ? Les journalistes qui ne répugnent pas à diffuser ce genre d'informations brutes, sans s'être au préalable livrés à une enquête approfondie - est-on seulement allé voir Kundera pour lui demander ce qu'il en est ? - dérogent aux élementaires précautions déontologiques du métier. Ce n'est pas la vérité qu'ils servent, mais les appétits de la meute !
  • dimanche 12 octobre 2008

    L'affaire Patrick Mohr

    L'affaire Patrick Mohr, dont j'ai parlé dans un précédent billet du mois de septembre ("Douce France. Témoignage") doit être jugée en correctionnelle cet après midi en Avignon. A suivre donc...

    samedi 11 octobre 2008

    Guy Môquet, le cadavre était trop grand

    "Ma petite maman chérie,
    mon tout petit frère adoré,
    mon petit papa aimé,

    Je vais mourir ! Ce que je vous demande, toi, en particulier ma petite maman, c'est d'être courageuse. Je le suis et je veux l'être autant que ceux qui sont passés avant moi. Certes, j'aurais voulu vivre. Mais ce que je souhaite de tout mon cœur, c'est que ma mort serve à quelque chose. Je n'ai pas eu le temps d'embrasser Jean. J'ai embrassé mes deux frères Roger et Rino. Quant au véritable, je ne peux le faire hélas ! J'espère que toutes mes affaires te seront renvoyées elles pourront servir à Serge, qui je l'escompte sera fier de les porter un jour. A toi petit papa, si je t'ai fait ainsi qu'à ma petite maman, bien des peines, je te salue une dernière fois. Sache que j'ai fait de mon mieux pour suivre la voie que tu m'as tracée.
    Un dernier adieu à tous mes amis, à mon frère que j'aime beaucoup. Qu'il étudie bien pour être plus tard un homme.
    17 ans et demi, ma vie a été courte, je n'ai aucun regret, si ce n'est de vous quitter tous. Je vais mourir avec Tintin, Michels. Maman, ce que je te demande, ce que je veux que tu me promettes, c'est d'être courageuse et de surmonter ta peine.Votre Guy qui vous aime.

    Guy

    Dernières pensées : vous tous qui restez, soyez dignes de nous, les 27 qui allons mourir !
    Je ne peux en mettre davantage. Je vous quitte tous, toutes, toi maman, Serge, papa, en vous embrassant de tout mon cœur d'enfant. Courage !"

    La première décision de Nicolas Sarkozy, nouvellement élu président de la République, fut de demander que la bouleversante lettre d'adieu de ce jeune résistant communiste - dont le seul crime avait été de distribuer des tracts clandestins - écrite quelques heures avant son exécution, le 22 octobre 1941, aux côtés de 26 autres prisonniers du camp de Chateaubriant (Loire-Atlantique), soit lue dans tous les lycées de France. Quel ne fut le tollé d'indignations et de protestations, à gauche surtout, que déclencha cette décision.
    Benoit Rayski vient d'écrire un formidable pamphlet, cinglant et lucide - Le cadavre était trop grand, Guy Môquet piétiné par le conformisme de gauche (Denöel, 2008), dans lequel
    il dénonçe, avec un plaisir presque féroce, l'incommensurable niaiserie et bassesse des arguments qui ont fusé à cette occasion protestant contre la violence faite à la liberté de l'enseignant, contre la récupération par un homme de droite d'une figure qu'il appartient seule à la gauche de pouvoir honorer ; et puis cette lettre n'est-elle pas un peu ridicule, cul cul la praline, avec son adresse "Ma petite Maman chérie", et son appel au sens du courage et de la mort glorieuse ? Au reste, ne convient-il pas de la "contextualiser", parce qu'aujourd'hui Guy Môquet que ferait-il, sinon peut-être casser du flic dans le 9-3 ? Etc, etc...
    Un bel exemple de ce genre d'arguments accablants de bêtise se trouve sur la première page du Monde.fr, consacrée à la lettre d'adieu de Guy Môquet :
    "On peut respecter G. Môquet et trouver que la lecture de cette lettre est déplacée. 1. C'est le choix parfaitement arbitraire qu'un Président impose à ts les enseignants de France (Pourquoi ce document parmi des milliers d'autres ?) 2. Face au triste pleur d'un enfant qui va mourir, pourquoi ne pas proposer une lecture plus engageante de la D. Droits de l'Homme, bien moins culpabilisante, et surtout fondatrice des libertés démocratiques ?".
  • www.lemonde.fr
    Plutôt que de sombrer dans de tels abimes d'imbécillité - Rayski a mille fois raison - lisez donc le recueil, La vie à en mourir : Lettres de fusillés, 1941-1944 (Taillandier, 2003), dans lequel, à quelques heures de leur mort, ces combattants de la liberté parlent de foi, de sacrifice et de liberté, livrant une inoubliable leçon de courage et de dignité.
    Ne jamais donner d'exemples - pourquoi celui-ci plutôt qu'un autre ? et puis, un exemple de quoi ? de sacrifice, de courage, de résistance à l'oppression, du sens de l'honneur ? Tout cela est bien douteux, n'est-ce pas ? - mais s'en tenir à la connaissance des principes. Sûr qu'avec ça, l'esprit de système et d'abstraction, qui a donné le pire, a de beaux jours devant lui !
  • samedi 4 octobre 2008

    Témoignage troublant

    Un de mes amis, désireux de rester anonyme, m'a envoyé récemment le témoignage suivant qu'il m'a autorisé à publier ici. Je le livre tel que je l'ai reçu, vous laissant le soin d'être ou non d'accord avec la conclusion qu'il en tire :

    "Mon père, puisque c’est de lui dont je veux te parler, avait été un membre actif de la Résistance, pendant la Seconde Guerre mondiale. En fait, il appartenait à un réseau de maquisards implanté dans le Vercors, sous le commandement du lieutenant Chabal. Eh bien, il était là, ce fameux, ce terrible jour de juillet 1944, le 23, où eut lieu leur grand sacrifice.
    Le matin, la compagnie, le 6e B.C.A., avait pris ses positions au village de Valchevrière. Des mines avaient été placées dans la forêt pour contraindre les Allemands à emprunter la route. Ce jour-là, les soldats allemands sont arrivés en force et les ont pris sous le feu de leurs mitrailleuses. Un à un, ils se sont faits descendre, jusqu’au moment où il resta plus de vivant que Chabal qui continuait de tirer comme un forcené avec son arme lourde et son bazooka, et mon père. Informé de la situation, l’état-major leur donna ordre de se retirer, mais pour Chabal, cet ordre de retraite était totalement inacceptable. Aussi demanda-t-il à mon père de transmettre au commandant du secteur le message suivant, qu’il rédigea à la hâte sur un petit bout de papier : « Je suis complètement encerclé. Nous nous apprêtons à faire Sidi Brahim. Vive la France ! ». Mon père, à ce moment terrible, il voyait bien qu’ils allaient mourir tous les deux. Et l’idée de laisser son commandant en arrière lui tira des larmes de désespoir. Chabal lui hurla d’obéir et de foutre le camp au plus vite. Mais mon père ne bougeait toujours pas, paralysé, il n’arrivait même pas à tirer avec son arme. Quelques instants plus tard, Chabal fut touché à l’épaule. Il se leva douloureusement, et jeta au loin le carnet qu’il portait toujours sur lui dans lequel était inscrit le nom et l’adresse de ses compagnons. Naturellement, il voulait éviter que les Allemands s’en emparent et arrêtent leurs familles en représailles. A son retour, voyant que mon père était toujours là, il se mit dans une fureur noire et renouvela son ordre, le menaçant de son arme. Alors mon père s’en alla, prenant ses jambes à son cou. Chabal resta seul à tirer avec sa mitrailleuse. Il fut bientôt atteint d’une balle dans la tête. Lorsque les Allemands sont descendus au village, abandonné de ses habitants, ils ont incendié les maisons, ne laissant intacte que la chapelle. Eh bien, vois-tu, cette obéissance, mon père n’a jamais pu se la pardonner. Il considérait qu’il avait déserté. Que c’était une trahison, une lâcheté, d’avoir laissé son chef se laisser abattre sans être là pour le défendre. La retraite que Chabal avait refusée, lui, il l’avait acceptée. Bien sûr, il n’avait fait qu’obéir à un ordre. Quelle faute, quel manquement, y avait-il-là ? Mais pour lui, son acte lui paraissait tout simplement impardonnable.
    Lorsqu’il me raconta cet épisode, tant d’années après qu’il eut lieu, il fondit en larmes. « Aujourd’hui encore, j’ai tellement honte ! C’était une lâcheté, une lâcheté ! » Je ne l’avais jamais vu pleurer, tu sais, pas une seule fois de ma vie entière. Je suis resté là, à ne dire rien dire. Que pouvais-je dire ? Puis, il s’est calmé et m’a demandé de le laisser seul. Nous n’en avons plus jamais reparlé et il est mort quelques mois plus tard. Il devait sentir que sa fin était proche et ne voulait pas, je ne sais pas, je suppose, que je l’apprenne, lui une fois parti, d’une autre source. Une manière aussi, je le suppose encore, de soulager sa conscience de ce qu’il avait porté si longtemps en silence et qui lui pesait autant qu’à la première heure.
    Ce n’était pas une tâche sur son honneur, juste une ombre, une ombre, tu comprends…Une ombre sur le bien qu’il avait toujours tenté de faire, mais qui n’est jamais, chez personne, comment dire ? … impeccable."

    jeudi 2 octobre 2008

    Stanford Prison Experiment

    Retour sur la fameuse expérience menée par le professeur Philip Zimbardo, au début des années soixante-dix à l'université de Stanford (Californie), que j'ai longuement présentée et analysée dans Un si fragile vernis d'humanité. En substance : vingt-quatre étudiants furent choisis pour participer à une expérience sur les modifications du comportement en milieu carcéral et répartis, au sort, pour jouer les uns le rôle de gardien, les autres le rôle de détenu dans une prison factice. L'expérience, conduite avec un parfait réalisme, devait durer trois semaines. Les ravages sur les participants, soit qu'ils se soient pris au jeu avec un sérieux parfois sadique, soit qu'ils aient été psychiquement brisés par la brutalité dont ils étaient victimes, furent tels que l'expérience fut arrêtée au bout de ... six jours !
    Philip Zimbardo a publié récemment un livre dans lequel il revient longuement sur cette expérience, qu'il met en rapport avec les événements qui se sont déroulés dans la funeste prison d'Abou Ghraib en Irak, et qui permet de mieux comprendre comment, dans certaines situations, des individus "ordinaires" peuvent se transformer en agents dociles d'une institution qui humilie, aliène et brise la personnalité de ceux sur lesquels elle dispose d'un pouvoir total (The Lucifer Effect, How Good People Turn Evil, Rider, 2008.
    Il est regrettable que cette expérience cruciale soit à peu près inconnue en France, sauf des spécialistes en psychologie sociale. Elle devrait pourtant faire l'objet d'un enseignement aussi bien au lycée qu'à l'université.