On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

vendredi 12 septembre 2008

In Memoriam Vassili Nesterenko. Témoignage


Nombreux sont les rémoignages d'admiration et de tristesse qui se sont exprimés après le décès de Vassili Nesterenko (voir un précédent "billet", août 2008) qui consacra les vingt dernières années de sa vie à venir en aide aux enfants contaminés par la catastrophe de Tchernobyl. Celui-ci exprime avec une émouvante justesse de ton la grandeur morale et intellectuelle de ce Juste qui est mort épuisé, finalement, par son long combat pour la vérité
« Fidèle au peuple qui lui avait permis de devenir et d’être ce qu’il est », c'est-à-dire professeur et membre de l’ Académie des sciences biélorusse qui « avait bénéficié de conditions de vie exceptionnelles », il considérait de son devoir le plus naturel d’oeuvrer pour la protection des victimes comme il avait jugé auparavant qu’il était de son devoir de scientifique de travailler sur les missiles soviétiques depuis qu’il avait vu une carte américaine détailler scientifiquement toutes les cibles potentielles du territoire soviétique au moment de la guerre froide. Son « sens du devoir », son « patriotisme » lui avaient dicté ces choix. Il avait travaillé sur ses « centrales nucléaires mobiles » à vocation militaire et civile, « jusqu’au jour où je compris que cette technologie n’était pas compatible avec le niveau moral de l’humanité actuelle ». Il avait vu la 1a contamination des enfants de Tchernobyl, leur départ dans les trains par dizaines de milliers à Gomel. Des scènes qui lui rappelaient la guerre. Il avait vu les interminables files de cars remplis d’enfants passer sur la route près de l’endroit où il habitait et dont il alla mesurer la radioactivité au sanatorium voisin, les trouvant tous irradiés. Cela le transforma à jamais. Pensant qu’une « technologie qui causait un tel malheur à des centaines de milliers de personnes n’avait pas le droit à l’existence », il avait depuis consacré toute son énergie à évaluer la situation et chercher à améliorer le sort des victimes de « l’invisible » avec toute son intelligence et son humanité. J’avais déjà demandé à Wladimir Tchertkoff au début comment il comprenait que des scientifiques renommés qui manipulaient cette matière dont ils connaissaient l’extrême dangerosité, ont pu s’égarer dans l’atome « paisible » sans envisager les « possibilités catastrophiques »*. Il me répondit : « C’est rare que les qualités d’intelligence qui font un savant soient associées à l’éthique ». Et comme je demandais toujours pourquoi, il me conseilla de lire La disparition de Majorana de Léonardo Sciascia.
Je dis à Wladimir Tchertkoff que cela me donnait l’impression d’être en présence de Soljénitsyne ; une sorte de Soljénitsyne sans barbe, aux yeux clairs, pétillants, coiffé ras au-dessus des oreilles mais épais sur le dessus, ce qui donnait à son visage un air de juvénilité rayonnante dégageant une sérénité et presque une foi ne laissant aucune prise aux tourments qu’il rencontrait depuis vingt ans. Je me disais qu’en plus de son immense travail de chercheur, de scientifique, de gestionnaire, de formateur, d’informateur, de militant, il trouvait encore la ressource de voyager, se déplacer partout où on avait besoin de lui pour exposer encore et encore son travail dont il avait multiplié les centaines et les milliers de pages de rapports, et tout cela dans les tracasseries et les persécutions sans nombre, des attentats contre sa personne, la menace de ses proches, de ses collaborateurs, celle de voir ses activités et son institut sans cesse réduits à néant. Ce qui me frappait le plus était sa « simplicité », son ouverture d’esprit, la curiosité qu’il montrait pour tous les sujets qu’on abordait, un pouvoir d’écoute ne méprisant aucune question qu’on lui posait. Il s’empressait de questionner Tchertkoff dès que quelque chose lui échappait et il l’observait ému et attentif lui traduire tout ce qui était évoqué sans jamais montrer le moindre signe de condescendance. Je lui demandai si il était croyant. Non, pour lui c’était « des images puériles de vieux bonhomme à la barbe longue et, pour tout dire, résuma-t-il en riant : je n’ai pas le temps d’y penser ».
Nesterenko fut aussi un homme « épouvanté », qui n’avait pas vu juste « une image de feu et de mort » (La disparition de Majorana), mais sa réalité effroyable et sans répit qui ne cesserait pas de nuire au vivant pendant tellement d’années qu’on en est confondu d’horreur. Mais il ne cédait pas au sentiment; il réagissait, combattait sans mythologie contre le mal qu’il avait vu de près. « L’enfant brûlé dans son berceau », ce fut pendant plus de vingt ans son quotidien incontournable, ainsi que « le réacteur béant », en feu, et ses victimes contaminées pour lesquelles il a voué sa vie sans compter."

Frédéric Dambreville

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