On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 24 septembre 2008

Devoir de mémoire : entre l'oubli nécessaire et l'oubli pervers.

L'émission "Du grain à moudre" de Brice Couturier et Julie Clarini abordait hier soir (24 septembre), sur France culture, un sujet difficile et passionnant : "Les guerres de mémoire sont-elles des guerres sans fin ?". Laurence de Cock, professeur agrégé d'histoire, expliqua combien l'assurance qu'il existe une "vertu thérapeutique" de l'enseignement de l'histoire est bien moins certaine qu'on le prétend habituellement. L'effet immédiat de l'enseignement de la Shoah ou du fait colonial par exemple serait d'armer les élèves contre le racisme, l'intolérance, etc. mais c'est là une pétition de principe que l'expérience ne vérifie pas. A quoi s'ajoute le fait, plus grave, que c'est là aussi parfois une manière de susciter un sentiment identitaire, fait de ressentiment, de frustration, de "victimisation", que les jeunes, descendant de populations anciennement colonisées - par exemple en Algérie - n'éprouvaient pas jusqu'à alors. L'effet pervers de l'enseignement est alors de nourrir, non seulement la détestable concurrence des mémoires, mais le communautarisme dans ce qu'il a de plus négatif : l'élève s'identifiera, comme une sorte de victime au second ou a troisième degré, à un passé qui n'est pas le sien mais qui constituera ses droits à rejeter la société - par exemple la société française - à laquelle il appartient et à nourrir une idéologie de la haine et de la vengeance. J'extrapole les propos tenus, mais tel est bien l'effet pervers que souligne, à son tour, l'historien, spécialiste de la guerre d'Algérie, Benjamin Stora.
L'enseignement de la "vérité" historique, comme une vérité neutre ou toujours moralement bienfaisante - le fameux : savoir pour éviter que "ça se reproduise" - laisse de côté les bienfaits également de l'oubli. Encore qu'il convienne de faire une différence essentielle entre les "oublis nécessaires" et les "oublis pervers". Ce ne sont pas seulement les Etats qui dissimulent et falsifient l'histoire, ce sont aussi les sociétés qui sont animées par un "travail de l'oubli", lequel n'a lui rien de négatif en soi, leur évitant de s'enfermer dans ce que Stora appelle une "rumination" permanente du passé et un "ghetto mémoriel". L'oubli est "nécessaire" ou du moins bienfaisant lorsqu'il permet à une société de "pouvoir vivre" et d'avancer vers l'avenir ; il est pervers lorsque porté par les Etats, il vise à construire des récits de type "négationniste". Mais selon Benjamin Stora, qui vient d'écrire un livre sur le sujet, entre les deux, il y a une sorte de va et vient fort complexe. De plus, comment nier qu'il existe une responsabilité, éthique et politique, de l'historien qui le confronte à une question fort délicate : celui-ci peut-il tout "dévoiler" de ce qu'il trouve dans les archives, au risque d'éveiller de nouvelles blessures et de porter atteinte à la cohésion nationale ? A contre-courant des idées reçues, il souligne combien le principe de l'ouverture radicale des archives, au nom de l'exigence de vérité scientifique, doit, pour l'historien conscient des conséquences possibles de ses travaux, être manié avec précaution. Pour recevoir certaines vérités, les sociétés doivent y être préparées, au risque sinon de susciter un esprit de vengeance perpétuelle, d'introduire des violences nouvelles et non d'apaiser les coeurs et les esprits.
Le problème ici abordé est à la fois complexe et fondamental et il porte sur la question plus générale de l'éthique propre à la recherche scientifique.Le savant - qu'il soit historien, physicien ou biologiste - peut-il rester indifférent face aux conséquences et aux applications possibles de ses découvertes ? Jacques Testart a écrit un livre lucide et important sur ce sujet, L'oeuf transparent (Champs, Flammarion, 199ç) où il soutient le principe paradoxal, en certains cas, d'une éthique de la "non recherche" et de la "non découverte".
L'émission peut être réécoutée à l'adresse suivante :

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